𝟐𝟐. 𝐕𝐢𝐝𝐞 à 𝐥'𝐢𝐧𝐭é𝐫𝐢𝐞𝐮𝐫
𝓑𝓪𝓼𝓲𝓵𝓮.
Dans un silence de mort, étouffés par l'ambiance hostile qui pèse dans l'habitacle, nous parcourons les quelques kilomètres qui nous séparent de son appartement. J'ai délibérément choisi de ne pas l'emmener chez moi afin de garder une échappatoire en cas de besoin. Il me faut redescendre en pression, réfléchir à tout ce qui vient de se passer et surtout, maîtriser mes émotions. J'ai grandement besoin de réponses, mais je dois me préparer à affronter la vérité. Celle qu'il me doit ; que je mérite ; que je ne suis pas forcément prêt à entendre, là, tout de suite. C'est sans doute pour cela qu'Andrea ne bronche pas durant le trajet : il sait pertinemment que cette fois-ci, il n'en réchappera pas.
Il ouvre la porte et m'invite à le précéder. Ça pue la clope froide et le renfermé. Je lorgne le cendrier plein posé sur le canapé, les restes de bouffe et les canettes de bière qui trônent sur le plateau en verre de la table basse. D'ordinaire, ça me foutrait en rogne de voir tout ce bordel, mais je me suis blindé si fort que j'ai l'impression d'être intouchable. Alors seulement, je sais que je suis disposé à l'écouter.
— Pourquoi tous ces mensonges, Andrea ? Comment as-tu pu en arriver là ? Comment avons-nous pu en arriver là ?
Les mains dans les poches, il prend une profonde inspiration, puis se laisse choir sur le divan.
— Cobra est au courant de beaucoup de choses. Des trucs dont je ne suis pas fier et qu'il menaçait de divulguer. J'ai dû acheter son silence, je n'avais pas d'autres choix.
— Quels « trucs » ?
Il secoue la tête de gauche à droite et glisse sa main sur ses lèvres.
— Ça n'a aucune importance.
— Tu plaisantes ? Tu passes ton temps à mentir, tricher, tu perds mon fric au poker, le fric de ce taré aussi, mais ça n'a aucune importance ?!
— Je ne n'ai pas perdu ton fric, me coupe-t-il en plantant son regard dans le mien. Je n'ai jamais perdu à part ce soir.
Quelques secondes me sont nécessaires pour assimiler toutes ces informations. Mon cerveau carbure à plein régime en dépit de l'épais brouillard qui flotte dans mon esprit.
— Sois plus clair, je ne suis pas là pour jouer aux devinettes.
Mon ton est dur. Et froid. J'en ai marre de prendre des pincettes avec lui alors qu'il se fout de ma gueule depuis toujours.
— Je misais ton pognon mais j'en gagnais le double. Parfois même le triple.
— Et tu versais tes gains à Cobra, assimilé-je comme une évidence que j'avais jusque-là si peur d'admettre.
C'est étrange. Réaliser que, depuis tout ce temps, je refile de l'argent au type qui a ruiné ma vie aurait dû me scier en deux. Littéralement. Mais j'ai juste l'impression d'être vide à l'intérieur. Que tout y est déjà en miettes, qu'il n'y a plus rien à foutre en l'air.
— Il voulait que je joue pour lui lundi soir, poursuit-il, penaud. Mais j'ai décliné. Je ne voulais pas te décevoir encore une fois... mais il n'a pas apprécié. On ne dit pas non à Cobra. Alors il m'a enfermé jusqu'à ce soir, pour être certain que je ne lui fasse pas faux bond.
— Est-ce que tu as... tué quelqu'un ? tenté-je de comprendre malgré mon absence de réaction.
— Non.
— Alors quoi ? Tu as braqué une banque ? Vendu de la drogue ? Violé ? Mutilé ? Je ne sais pas, dis-moi ce que tu as fait d'assez grave pour préférer nous détruire !
— Bébé...
— Tu sais le pire ? continué-je en l'ignorant, le cœur martelant mes côtes, c'est que tout ça, j'aurais pu te le pardonner. Si seulement tu m'avais fait confiance... on aurait pu chercher des solutions. Ensemble.
Il se lève d'un bon et se précipite vers moi. Mon discours est sincère mais les blessures trop profondes. La plaie béante de sa trahison ne se refermera probablement jamais ; il est définitivement trop tard pour absoudre et oublier. La douleur se réveille à nouveau, mais je garde la tête haute. Ce temps-là est révolu. Je ne donnerai plus à quiconque les moyens de me mettre genou à terre. Jamais.
Pourtant, à la façon dont il pose ses mains sur mes épaules et cherche à capter mon regard, j'ai le sentiment qu'il s'accroche encore, envers et contre tout.
— Je voulais te protéger !
— Je n'ai pas besoin que tu me protèges ! retoqué-je en le repoussant vivement.
— Putain, je suis vraiment qu'une merde...
— Au moins, on est d'accord sur ce point.
— Alors pourquoi t'es là ? Pourquoi tu veux encore m'aider ?
Les mâchoires et les poings serrés, je suis incapable de lui répondre. Les barrières se brisent et les murs s'effritent au profit des souvenirs, du soutien et de la patience dont il a fait preuve ; de cet amour qui a existé. Qui a compté.
— Je me le demande, marmonné-je plus pour moi que pour lui.
— Moi je sais, affirme-t-il en revenant à la charge. Ce qu'il y a entre nous bébé, c'est plus fort que tout.
Il plaque ses paumes de part et d'autre de mon visage, scellant ses lèvres aux miennes dans un baiser brutal et sauvage. Sa barbe de quelques jours me griffe la peau, sa langue se fraye un chemin jusqu'à la mienne. Je me rappelle la première fois où il m'a embrassé. Cette sensation de voler, de faire la paix avec moi-même et d'être enfin en accord avec mes sentiments. C'est sans doute pour cela que je le laisse faire. Parce qu'au fond, j'espère retrouver ces papillons dans mon ventre ; cette putain d'explosion dans ma poitrine. Parce que je ne suis qu'un homme et que j'ai besoin d'être aimé.
Ses doigts migrent vers le sud et se faufilent sous mon t-shirt. Mon épiderme tout entier réagit à ce contact, partagé entre colère et désir. Immobile, je ne parviens pas à lui retourner ses élans de tendresse, même si une partie de mon anatomie se dresse contre mon gré.
Andrea le sait : le sexe a toujours été l'issue la plus simple et rapide à nos problèmes. Sans doute avons-nous manqué de dialogues, parfois. Souvent. Je ne peux pas lui mettre l'entière responsabilité de notre échec sur le dos. Clouer des planches sur la coque éprouvée d'un bateau ne l'empêchera pas de prendre l'eau. Et c'est ce qui s'est passé : notre histoire a balloté entre les déceptions et les non-dits, pour finalement sombrer dans les eaux troubles du déni.
Il est temps pour moi de quitter le navire.
— Je paye pour ta liberté, Andrea. Ce sera mon dernier cadeau. Une chance pour toi de repartir à zéro et de changer de vie.
Il s'écarte vigoureusement de moi, comme brûlé par mes mots. Décontenancé, la surprise et la douleur se lisent sur chaque trait de son visage hagard tandis qu'il m'examine de la tête aux pieds.
— À quoi bon une vie sans toi ?
— C'est tout ce que j'ai à t'offrir.
Son humeur s'assombrit davantage. Je vois naître, sous ses sourcils froncés, une lueur de rage et de dégoût, signe que notre conversation menace de partir en vrille. Je ne veux pas de ça. Ce combat n'est plus le mien. La seule chose que je puisse faire pour l'aider à accepter notre rupture, c'est m'éloigner de lui.
— Je suis désolé, murmuré-je en fermant les yeux.
Sur le seuil de l'entrée, je me retourne une dernière fois, le cœur lourd et l'âme écorchée, pour constater les dégâts. Andrea ne retient plus ses larmes et, avant de ne plus pouvoir me retenir de le prendre dans mes bras, je referme la porte sur les ruines de notre histoire.
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