𝟐𝟏. 𝐋𝐞 𝐫𝐞𝐭𝐨𝐮𝐫 𝐝𝐮 𝐬𝐞𝐫𝐩𝐞𝐧𝐭
𝓑𝓪𝓼𝓲𝓵𝓮.
Je ne peux détourner mon attention de son visage livide. Une mèche de ses cheveux chocolat retombe sur sa joue et chatouille ses lèvres frémissantes, tandis qu'elle me conte une partie de son histoire. Sa voix est faible, brisée par l'émotion, teintée d'une souffrance que je ne souhaite à personne. Son discours n'est pas toujours très cohérent, mais je prends soin de ne jamais l'interrompre. J'accueille chaque mot, chaque soupir, chaque hésitation, comme une marque de la confiance qu'elle m'accorde en me livrant ses secrets. Ses jambes tremblent par intermittence, preuve que les blessures sont encore béantes. C'est déroutant de la voir ainsi. Elle paraît si loin, perdue dans l'abîme de ses souvenirs meurtris.
Pourtant, depuis le début de son récit, sa main s'est solidement crochetée à la mienne, sans doute dans le seul but de rester ancrée à la réalité qui lui échappe. À de nombreuses reprises, j'accentue la pression de mes doigts puis caresse légèrement sa peau, entre son pouce et son index. Voilà tout ce que j'ose entreprendre pour lui témoigner mon soutien, sans me laisser gagner par ce plaisir – bien que coupable – de pouvoir la toucher.
Elle ajoute, après un long moment de silence, la mort dans l'âme :
— Le voir comme ça, c'était si... horrible.
Une larme qu'elle n'a pas su retenir roule sur sa joue. Dans ma poitrine, un truc se passe, me prive une seconde ou deux de ma respiration. Un coup de hache invisible mais pas indolore vient de me transpercer avec force. J'ai de plus en plus de mal à rester stoïque. J'aimerais en faire davantage pour la soulager de tous ces maux qu'elle cultive en elle.
De ma main libre, j'attrape son menton et la fais pivoter face à moi. Surprise, elle fronce légèrement les sourcils mais se laisse faire. J'écrase la perle salée de mon pouce avant que cette dernière n'atteigne sa bouche humide. Je réalise à quel point je déteste la voir pleurer et j'ai bien du mal à étouffer ce sentiment.
— Je suis désolé pour ce qui t'es arrivé, lui adressé-je, sincère. Et ça vaut ce que ça vaut, mais je crois que ton père ne t'a pas menti.
— Il m'a promis que tout irait bien... mais il est mort.
Elle va pour baisser les yeux, mais j'attrape son visage en coupe et l'oblige à me regarder.
— Ton père te connaissait. Peut-être mieux que tu ne te connais toi-même. Il te savait courageuse et déterminée. Tu as le droit d'être triste, de le pleurer, comme n'importe qui dans cette situation. Mais tu dois trouver la force pour surmonter cette épreuve. Elle est là, il la voyait et je la vois moi aussi. Bordel... soupiré-je en souriant, si seulement tu avais conscience de toute la lumière que tu portes en toi.
Je plonge plus intensément dans ses iris café, qui laissent entrevoir des reflets dorés au travers des larmes qui les inondent. Je voudrais lui dire que sa beauté est sans pareille, son sourire un cadeau du ciel. Qu'elle réveille en moi un tas d'émotions oubliées, de sensations nouvelles, et qu'elle est l'unique responsable du champ de bataille qui fait rage dans ma tête et mon bide.
Je me retiens.
Ce serait bien trop égoïste de lui partager ce que je ressens alors qu'elle est si vulnérable.
Et je suis gay, bordel. J'ai payé bien trop cher cette revendication !
— Viens par là...
Je l'attire à moi, sa tête contre mon torse et mes mains dans ses cheveux. Pour une fois, je n'ai pas réfléchi avant d'agir. Je crains de m'être montré trop entreprenant et qu'elle me repousse. Mais ses bras frêles s'enroulent maladroitement autour de mon cou tandis que ses sanglots redoublent d'intensité. Je ne sais plus vraiment ce que je suis censé ressentir. Bien que l'écho de sa peine me déchire, une partie de moi se délecte de l'avoir si proche, de respirer son shampoing aux notes de fruits, d'entendre la cacophonie dans ma poitrine résonner jusqu'à mes tympans ; nul doute qu'elle doit l'entendre aussi, malgré l'ambiance et la musique.
Nous restons ainsi quelques minutes. Tout comme elle s'y accrochait plus tôt, j'ai moi aussi un point d'ancrage à l'instant présent, inquiet de me voir perdre pied entre ses bras. Dans le reflet de la grande baie vitrée, je distingue les néons blancs, les faisceaux multicolores dansant sur les murs immaculés ainsi que les ombres animées des fêtards. Pourtant, en dépit de mon observation minutieuse, un truc me chiffonne. Quelque chose manque à l'appel.
— Elle s'est éteinte !
Je repousse Léah un peu trop vigoureusement. Ma raison fait taire cette monstrueuse déception de devoir me séparer d'elle.
— Qu... quoi ? bafouille-t-elle en se redressant.
Elle sèche ses joues rougies tout en m'observant, incrédule. J'aimerais tant ne pas la trouver aussi touchante. Et magnifique.
— Ils ont fini leur partie de poker, lui expliqué-je en pointant le panneau du doigt. Suis-moi.
D'un pas précipité, Léah sur mes talons, nous parcourons le bar jusqu'à la porte de sortie puis contournons le bâtiment. À l'abri des regards, nous nous arrêtons à l'angle de la ruelle. Je l'attrape par l'épaule et la pousse doucement contre le mur.
— On va rester cachés tant que je ne sais pas ce qui se trame.
— Tu penses que ça peut être dangereux ? s'inquiète-t-elle, une angoisse palpable dans sa voix.
— Non, tenté-je de la rassurer, un sourire aux lèvres. Mais je ne sais pas comment Andrea va réagir en me voyant alors je préfère que tu restes à l'écart pour l'instant.
Le bruit de la grosse porte en métal qui claque contre le béton attire mon attention. Instinctivement, je place mon corps devant celui de Léah en guise de protection. Des voix tonnantes percent le silence, je me crispe.
— Tu te fous de moi petit con ?! T'as fait exprès de perdre, avoue-le !
— Non, je te jure... Je vais me refaire, t'inquiète pas.
Avant même de jeter un coup d'œil, je reconnais le timbre mal-assuré de mon mec. Quelque chose chez l'autre type me glace le sang, mais je n'arrive pas à savoir quoi. Le corps d'Andrea est violemment projeté dans notre direction avant de s'écraser au sol. Nos regards se croisent, j'y lis de la surprise, vite remplacée par la panique. Je distingue ensuite l'énorme tas de muscle qui le rejoint, furieux. Au moment où il se retourne, je bloque une seconde sur le tatouage qui recouvre l'arrière de son crâne lisse.
Un serpent.
Ce putain de serpent qui me hante depuis cinq ans.
Cobra ? Non. C'est impossible !
Ma tête tourne, la bile boue dans mon estomac. Je me sens partir, comme avalé par le néant, là où ne subsistent que mes peurs les plus viscérales. Mais je ne peux pas laisser mes démons me submerger. Pas temps que Léah est ici et qu'elle risque sa peau. Je ne sais que trop bien de quoi ce monstre est capable.
— Il faut que tu t'en ailles.
Mon ton implacable ne laisse aucune place à la négociation. Mais comme toujours, elle n'en fait qu'à sa tête.
— Sûrement pas. Je ne vais pas te laisser seul ici, articule-t-elle en chuchotant, le visage dur.
— Prends mes clés et tire-toi. C'est un ordre.
— Oh, et depuis quand tu me...
Je la saisis par les épaules et la plaque un peu plus loin contre le mur, sans ménagement cette fois. J'aurais pu apprécier ça – sa proximité, son odeur, sa respiration hachée et son regard provocateur – mais je suis bien trop nerveux. Terrifié. En colère.
— S'il te plaît Léah. Tu dois rentrer chez toi. Maintenant.
Je lui colle de force mon trousseau dans sa main. Ses mâchoires se crispent un instant, elle est prête à me défier, mais fini par soupirer, résignée.
— D'accord. Tiens-moi au courant.
Elle claque un bisou sur ma joue et putain, je constate que c'est devenu bien trop naturel entre nous. J'aurais voulu que ça se passe autrement, mais je n'ai pas d'autres choix. Je la regarde s'éloigner, la démarche lente, les épaules voûtées et là encore, je balaie ce goût âpre de déception qui envahit mon palet. J'attends qu'elle soit hors de danger pour reporter mon attention vers Andrea et son bourreau – qui fût également le mien, il y a longtemps. Ce dernier l'attrape violemment par le col ; j'ai du mal à comprendre pourquoi mon mec ne réagit pas. Il n'est pas taillé pour le combat, encore moins avec un type de cette envergure, mais accuser les coups sans se défendre, ça ne lui ressemble pas.
— Lâche-le.
— Regardez qui vient se joindre à la fête... Toujours debout, BGBB ?
Basile Gauthier Bouffeur de Bites.
Un hashtag qui m'a pourri la vie durant des mois. Un surnom que je croyais oublié. Tout comme ce psychopathe homophobe. J'avais tort.
Sans même se retourner, il sait à qui il a affaire. Ce n'est pas normal. Impossible qu'il ait reconnu ma voix après tant d'années. De plus, la dernière fois, mon timbre était déformé par la douleur, dévoré par les hurlements. Je ne vois qu'une seule autre explication : il était déjà au courant de ma présence.
— Reste en dehors de...
Andrea n'a pas le temps de finir sa phrase qu'il est brutalement éjecté contre un container. Sonné, il râle de douleur et peine à se relever. Je m'apprête à lui venir en aide quand Cobra s'interpose, plantant son regard d'acier dans le mien. Il n'a pas changé. Toujours cette même particularité de ne pas avoir de cheveux ni de sourcils, bien que son alopécie se soit étendue jusqu'à ses paupières. Sans ses cils, la lueur sinistre qui habille son regard est encore plus flagrante. Démoniaque.
Effrayante.
Une nuée de frissons désagréables me mord la chair jusque sous les ongles. J'accuse des sueurs froides. Mes jambes menacent de céder sous la pression. Putain. Je n'étais pas prêt à me retrouver en face de l'homme qui a détruit ma vie ; brisé mes rêves.
L'aurais-je seulement été un jour ?
— Qu'est-ce que tu lui veux ? demandé-je, dissimulant au mieux les trémolos de mes cordes vocales.
Je ne veux pas qu'il se rende compte de mes angoisses. Je ne veux plus avoir peur ni me laisser faire. Jamais.
— C'est mon fric qu'il a perdu ce soir.
Je jette un œil furibond en direction de l'ancien disparu, qui n'a toujours pas bougé d'un pouce. Je ne sais même pas ce qui me retient d'aller lui en coller une. Enfin si, je sais. J'ai une affaire beaucoup plus urgente à régler. Dans d'autres circonstances, j'aurais probablement laissé Andrea se dépatouiller tout seul de sa merde, mais Cobra a déjà fait parler de lui pour beaucoup moins que ça. Il n'éprouverait aucun scrupule à balancer le cadavre d'un homosexuel qui lui doit du fric dans la benne à ordures. Pour ma part, je mesure le niveau de danger qu'il représente ; Andrea, lui, n'a pas l'air de s'en rendre compte.
— Combien ?
— Tu proposes de payer pour lui ? s'étonne-t-il, un rire lugubre s'évadant de ses lèvres charnues. Je ne sais pas s'il le mérite, tu vois.
— Tu veux récupérer ton argent oui ou non ?
Il fait mine de réfléchir, manifestement surpris par ma proposition.
— Cent mille. C'est le prix de sa liberté.
Sa liberté ? Mais de quoi il parle ?
Son ton est posé, sans nuance. Je ne ressens plus l'animosité dans son regard ni le sarcasme dans son timbre. Il est tout ce qu'il y a de plus sérieux : une somme astronomique contre la paix. Même si ma rancœur se nourrit de scénarios bien plus dramatiques, je décide qu'il est préférable de partir sans faire de vagues.
Du moins, pour l'instant.
— Il me faut quelques jours pour rassembler l'argent.
— Tu dois vraiment y tenir, à ton bouffeur de bite.
Nous nous toisons plusieurs secondes, qui me paraissent interminables. Je serre les poings pour contenir la rage qui se déverse dans mes veines avec force. Le dégoût de voir ce monstre s'en sortir aussi facilement. L'indignation de devoir me soumettre à nouveau. La révolte de constater qu'il a toujours mainmise sur un aspect de mon existence.
— Entendu. Tu n'auras qu'à lui demander de me contacter quand t'auras le fric, m'indique-t-il en désignant Andrea d'un coup de menton. Tu sais ce qui t'arrivera si t'essaies de me duper.
Il se retourne et disparaît dans le parking peu éclairé. J'entends qu'il enclenche le moteur de sa voiture et démarre en trombe, faisant crisser les pneus de sa Maserati rouge. Andrea prend place à mes côtés, les cheveux en bataille et la manche de son t-shirt déchiré. Il masse son poignet, qui semble le faire souffrir, avant de relever le visage vers moi.
— Je suis tellement désolé, bébé...
— Ferme-la ! éructé-je sans lui adresser un regard. Dégage. Va m'attendre à ta voiture.
À la seconde où je me retrouve seul, j'ai l'impression qu'une bombe explose dans mon bide. Les mains sur les genoux, le haut du corps penché vers l'avant, je vomis mes tripes, ma haine et mon mépris. Le jet acide me brûle l'estomac, la trachée, le palais et la langue, mais surtout l'âme et le cœur. Je nous maudis moi, ma vie, mon passé et mes choix. Mes faiblesses et mes principes aussi. Tout ce que je suis, ce que j'ai été. Et ce que je ne serai plus jamais.
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