𝟐𝟎. 𝐃𝐨𝐮𝐛𝐥𝐞 𝐩𝐞𝐢𝐧𝐞
𝓛é𝓪𝓱.
Cabinet du Dr. Valcan, 8 mois plus tôt.
Je ne pensais pas cela possible, mais mes larmes ont fini par se tarir.
La salle d'attente est enfin vide. Papa vient de recevoir son dernier patient de la semaine et j'essaie de me focaliser sur le weekend en famille que nous avons prévu. Il est de plus en plus rare de nous retrouver tous ensemble à la maison, j'ai déjà hâte d'y être. Isabella a une grande annonce à nous faire, elle tenait donc à tous nous réunir, sans exception. Elle sera accompagnée de son petit ami, Anthony, et je crois même que certains de nos cousins seront également de la partie. En ce qui me concerne, j'avais prévu de m'y rendre avec Yann, l'homme qui partage ma vie depuis 6 ans.
Partageait, me pique une nouvelle fois l'aiguille de ma conscience, qui peine à se faire entendre.
Le souvenir amer de notre rupture remonte à la surface. Pour ne pas recommencer à pleurer, je choisis d'engloutir le dernier cookie du paquet que mon père est allé m'acheter il y a à peine une heure. Il sait comment me réconforter, bien que ces biscuits soient une maigre consolation face à tous mes espoirs déchus. Ces rêves anéantis par un simple texto. Quelques mots pour me dire « désolé, je ne t'aime plus ». Une phrase assassine qui, sans crier gare, m'a fendu l'âme et scié le cœur en deux.
J'arrange la montagne de dossiers éparpillés sur mon bureau et vérifie que tout est en ordre sur le planning de la semaine prochaine. Chaque fois que le téléphone sonne, je tâche de me concentrer sur mon travail et d'être à l'écoute du besoin de chaque patient. Il m'est difficile de faire semblant, mais je continuerai jusqu'à ce que la peine s'estompe.
Jusqu'à ce qu'il me revienne.
L'espoir est là, intact, nécessaire mais cruellement douloureux. Yann est mon premier amour, je ne peux concevoir que notre histoire n'a pas compté pour lui, qu'il est capable de tirer un trait si facilement sur toutes ces années de vie commune. Sur la famille que nous envisagions de fonder. Sur l'esquisse de la maison que nous imaginions construire.
— Merci, Dr. Valcan. Bonne soirée.
Monsieur Lambert sort du bureau de papa et repositionne son chapeau sur sa tête. Un jour, le cinquantenaire m'avait confié qu'il s'en servait plus pour dissimuler sa calvitie naissante que pour une question de style. Je lui avais alors avoué, en toute sincérité, qu'il me faisait penser à Indiana Jones, le fouet en moins.
— Vous ne savez pas ce que je cache dans mes tiroirs ! m'avait-il répondu, un sourire mutin habillant ses lèvres fines.
Évidemment, je n'ai pas pu m'empêcher de rire à ce sous-entendu.
— Bon weekend, mademoiselle Valcan, m'adresse-t-il en passant près de moi.
— À vous de même, monsieur Lambert. Soignez-vous bien !
L'ultime patient de cette journée à rallonge, à l'instar de toutes les autres, disparaît en refermant la porte. Je me dirige vers celle du bureau et y donne trois petits coups.
— Vous avez besoin d'aide pour terminer, Docteur ?
— La journée est finie, tu peux m'appeler papa, me charrie-t-il en glissant quelques notes dans sa besace en cuir.
— La force de l'habitude.
— Comment tu te sens, ma chérie ?
Je hausse les épaules en soupirant pendant qu'il range ses lunettes de vue dans leur étui. Je n'ai jamais eu besoin de prononcer le moindre mot pour qu'il me comprenne. Il me scrute de son regard noisette, pétillant de tendresse et de bonté, puis s'approche de moi.
— Laisse faire le temps. Je crois sincèrement que tout arrive pour une bonne raison.
— Et comment je suis censée réagir à tout ça ? Je veux dire... je dois me battre ? Le laisser partir ?
— Si tu veux mon avis, il ne te mérite pas.
Je ricane en arquant un sourcil, perplexe.
— Tu l'aimais bien pourtant, non ?
— Peut-être. Mais c'était avant qu'il te fasse autant de peine. Tu sais, les personnes qui méritent tes larmes ne les feront jamais couler.
Je ne dis rien, le regard perdu par-delà la petite fenêtre. Le temps est morose aujourd'hui, le ciel chargé d'épais nuages gris. Je resserre les pans de mon manteau, bien que la température soit encore douce.
J'ai si froid, à l'intérieur...
— Léah...
Le timbre de mon père a subitement changé. S'il se voulait rassurant jusqu'ici, ses murmures sonnent à présent comme des suppliques agonisantes. Tout mon corps se met en état d'alerte tandis que je me retourne et me précipite vers lui.
— Papa ?
Une main sur la poitrine et l'autre sur le dossier de sa chaise, il vacille, le visage déformé par la douleur.
— Papa ? répété-je, la panique gagnant chacun de mes muscles. Qu'est-ce qui se passe ?
— Ça va aller ma puce... Je te le promets...
Il s'écoule à mes pieds avant que je n'aie le temps de le retenir. Sa tête frappe le sol dans un bruit sourd ; je crois qu'au même instant, mon cœur s'est arrêté de battre. Je plonge vers lui en hurlant, les jambes chancelantes et la respiration chaotique. Je ne comprends rien. Je ne sais pas ce que je dois faire. Je l'ai su, je crois. C'est toi qui m'as tout appris, papa. Mes capacités de réflexion se sont égarées, dissoutes entre la terreur et les larmes. Mes mains tremblantes parcourent ses longs bras, saisissent ses épaules que je ne trouve plus si robustes, et le secouent avec autant de rage que de peur. Il ne réagit pas. Ni même au son de ma voix qui l'implore de se réveiller. À aucune de mes tentatives désespérées. L'idée de le perdre me dévore les entrailles. L'évidence m'étouffe ; je refuse de l'accepter.
Non. C'est impossible.
Il ne peut pas mourir.
Pas maintenant.
Pas comme ça.
Je suis incapable d'évaluer le temps qu'il m'a fallu pour aller chercher mon téléphone afin d'appeler les secours. J'ai décroché de cette réalité devenue beaucoup trop difficile à encaisser. Mon corps se relève, mes jambes me portent à travers la pièce, mes doigts tremblants composent le numéro mais mon esprit n'est plus là. Il s'est enfui, loin de toute cette agitation qui éclate dans mon crâne et bouillonne dans mes veines. Certaines questions parviennent à se frayer un chemin jusqu'à ma conscience, telle une corde indéfectible qui refuse de me laisser partir.
De le laisser partir.
— Je ne trouve pas son pouls, m'entends-je répondre d'une voix que je peine à reconnaître, en tâtant le poignet de mon père.
L'oreille libre plaquée contre son torse, je cherche le moindre bruit qui puisse me prouver que je me trompe ; le moindre mouvement de son corps pour nourrir cet espoir qui s'étiole de seconde en seconde. Mais c'est en moi. Une fissure. Un craquement. Une souffrance indéfinissable lorsque je réalise que ce n'est pas mon cœur qui a cessé de battre, mais le sien.
— ...massage cardiaque..., m'indique mon interlocutrice, parmi d'autres sons que je ne saisis pas.
Machinalement, j'enclenche le haut-parleur et commence à déboutonner sa chemise bleu ciel ; sa préférée.
— Oui, je me souviens, affirmé-je alors face à l'urgence de la situation.
— Une équipe est en route. Les secours seront bientôt là.
Je ne me rappelle pas avoir donné l'adresse du cabinet, ni même les premières minutes de notre conversation. Les mains soudées l'une à l'autre et les bras tendus, j'entame les pressions sur son sternum en comptant jusqu'à trente. Je ne suis plus sûre de la fréquence. Incapable de réfléchir, je me laisse guider par mon instinct. Arrivée au terme du décompte, je bascule sa tête vers l'arrière et pince ses narines avant de lui faire du bouche-à-bouche. Deux insufflations puis je recommence. Mains. Pression. Tête. Bouche. Encore et encore. La sueur se met à perler sur mon front ; cette chaleur me suffoque. Maladroitement, je retire mon manteau et reprends du début.
Mains. Pression. Tête. Bouche.
J'ai de plus en plus de mal à garder le rythme. Je sens mes forces me quitter et la douleur lancinante s'étendre du bout de mes doigts jusqu'au bas de mon dos.
— Allez papa... Reviens ! Je t'en supplie...
Comment tenir le coup s'il ne reste plus rien à quoi se raccrocher ? Je n'ai pas été capable de garder mon homme auprès de moi, comment pourrais-je parvenir à sauver la vie de mon père ? Si tout arrive vraiment pour une bonne raison, qu'il se réveille maintenant et m'explique l'intérêt de voir tous ceux que j'aime m'abandonner !
J'aperçois une lumière bleue clignotante par la fenêtre. La présence confirmée de l'ambulance me confère un second souffle. Je retrouve un rythme plus soutenu sans me laisser dépasser par le chaos qui règne en moi. Il n'y a plus qu'une seule chose qui compte : sauver mon père à tout prix.
— Je suis là ! hurlé-je à l'intention des secours. Aidez-moi, je vous en prie !
Deux hommes et une femme débarquent avec du matériel médical. Tremblante et déboussolée, je m'écarte tandis qu'ils prennent le relais, préparent le défibrillateur pour ensuite brancher mon père à tout un tas de machines. Ils s'agitent autour de lui comme des fourmis sur un morceau de chips. Impuissante, j'assiste à ce spectacle morbide ; terrifiant.
— Que s'est-il passé ? me questionne l'un d'eux.
— On discutait et... il s'est écroulé d'un coup.
Je pose ma main sur ma poitrine, tout comme lui l'a fait avant de perdre connaissance. Mon cœur est sur le point d'exploser sous ma paume, les sanglots menacent de tout ravager sur leur passage. Allongé sur le sol telle une poupée de cire, mon père ne montre toujours aucun signe de vie. La nausée grignote mon estomac et se fraye un chemin jusque dans le fond de ma gorge.
— Un, deux, trois... on décharge !
La partie supérieure de son corps décolle du carrelage puis retombe aussitôt. Je retiens mon souffle et ferme les yeux, priant Dieu de lui venir en aide. Mais sur ce foutu petit écran, la ligne de son rythme cardiaque est toujours horizontale. Le bip insupportable sonne toujours en continu.
Pitié, je ne veux pas le perdre...
L'équipe médicale recommence. Une fois. Deux fois. Je ne compte plus. Je suis dévastée et hors de moi. Furieuse contre le monde entier.
Contre moi, de n'avoir pas su le garder en vie assez longtemps.
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