𝟏. 𝐋𝐞 𝐭𝐞𝐦𝐩𝐬 𝐝𝐞𝐬 𝐦𝐢𝐫𝐚𝐜𝐥𝐞𝐬

𝓛é𝓪𝓱.

Plus rien ne sert de courir.

Je ne suis pas du genre à baisser les bras, ça non. J'en ai traversé des galères, tenu des têtes, trouvé des solutions lorsque tout semblait perdu. Mais aujourd'hui, la fatalité s'est imposée sans que je ne puisse la contrer. Certains visages me heurtent de leur insupportable pitié, d'autres m'ébranlent de moqueries cruelles. Je ne devrais même pas les laisser m'atteindre. Juste m'efforcer de reprendre mon souffle et tracer ma route. Appeler ma sœur, lui demander pardon de ne pas pouvoir tenir ma promesse de la conduire jusqu'à l'autel ; ce serment scellé à la mort de notre père, il y a huit mois. J'ai beau faire de mon mieux, ça ne suffit pas. Ça n'a jamais suffi.

Je suis maudite. Voilà pourquoi je me retrouve sous une averse en plein mois de juin, figée au beau milieu d'une route, à ressasser toute cette merde !

— Mademoiselle, est-ce que vous allez bien ?

Encore cette voix, dont l'intonation tendre me ramène sur Terre avec douceur. L'eau ne coule plus sur moi, mais elle n'a pas cessé de tomber pour autant. Quelqu'un – ou plutôt quelque chose – m'en protège. Je me retourne lentement, détaille le grand parapluie griffé Roland-Garros, d'une teinte s'apparentant à celle de la terre battue, avant de m'aventurer le long du bras puissant qui le maintient au-dessus de nous. Son propriétaire porte une chemise blanche, légèrement froissée, tranchée d'une cravate noire qu'il a dénouée sur ses larges épaules. Il est impressionnant. Grand, baraqué ; du haut de mon mètre soixante-sept, je ne me suis jamais sentie aussi minuscule qu'en cet instant. J'ose relever les yeux vers ses lèvres pincées, trahissant une nervosité presque palpable. Sa barbe épaisse, soyeuse et parfaitement taillée, rappelle joliment le blond foncé aux reflets caramel de sa tignasse en désordre ; ça lui donne un charme fou. Ce mec n'est franchement pas désagréable à regarder. Et au moins, cela me donne autre chose à penser que la fâcheuse tournure qu'ont pris les événements. Se pourrait-il qu'enfin, quelque chose dans cette journée ne soit pas bon à jeter ?

— Écoutez... hésite-t-il tandis que je l'étudie toujours avec la même intensité. Ce que vous traversez est sans doute très difficile à vivre, je n'en doute pas une seule seconde. Mais quoi qu'il en soit, ça n'en vaut pas la peine.

Mon regard perplexe croise le sien, perçant. Je ne comprends pas ce qu'il essaie de me dire. Au-delà d'une réelle inquiétude, je suis happée par ses deux perles azur, bordées d'un disque plus sombre, qui semblent vouloir fouiller la moindre parcelle de mon esprit. Peut-être même de mon âme. C'est déstabilisant d'avoir l'impression que quelqu'un s'infiltre dans chacune de vos cellules. De sentir sa peau frissonner à certains endroits, brûler à d'autres, sans en connaître la raison. Il doit probablement remarquer la confusion sur mon visage puisqu'il s'empresse de préciser sa pensée :

— Il y a toujours une solution. Ce que vous vous apprêtiez à faire n'en est pas une, croyez-moi.

— Attendez... quoi ? Vous croyez que j'ai voulu me... ? Non !

— Comment ça, non ? Vous vous êtes littéralement jetée sous mes roues !

Mon attention s'évade sur la berline saphir, juste derrière lui – de la même nuance envoûtante que prennent ses iris impatients –, garée à la va-vite sur le bas-côté de la route, portière avant encore ouverte. Cela ne m'étonne qu'à moitié. Ce type est tout à fait le genre à conduire une sportive de luxe et à ne pas assumer sa mauvaise conduite. Et puis quoi, encore ? C'est quand même sa faute si mes vêtements sont foutus !

— Si vous rouliez moins vite, vous auriez eu largement le temps de vous arrêter, rétorqué-je en pointant sa Lucid Air, dont je découvre la marque.

— Alors là, vous êtes gonflée !

Les sourcils relevés, il secoue la tête tout en lâchant un rire narquois. Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drôle. Mais après tout, son comportement s'accorde plutôt bien avec cette journée de merde...

Légèrement vexée par son manque de tact et sa façon si puérile de se moquer de la situation, je le foudroie du regard dans un maigre espoir de le faire changer d'attitude. J'estime avoir assez pris sur moi depuis ce matin, et si c'est lui qui doit trinquer pour tout le reste, qu'il en soit ainsi !

— Vous manquez de me rouler dessus et c'est moi qui suis gonflée ? Redescendez de votre perchoir de petit bourge, vous n'êtes pas seul sur la route. Il y a tout un monde qui gravite autour de vous !

Les mots fusent, mes bras s'agitent dans tous les sens et je suis encore plus proche du pétage de plombs en constatant le calme sans faille dont il fait preuve.

— Vous avez la critique facile pour quelqu'un qui bloque la circulation depuis trois bonnes minutes, ricane-t-il d'une voix vibrante tandis qu'il se penche sur moi.

La réalité me frappe, les klaxons incessants me bousculent dans ma révolution. Je jette un œil circulaire autour de moi pour confirmer que les événements sont bien tels qu'il les décrit, malgré tous les efforts mis en œuvre pour chercher un moyen de lui faire ravaler sa condescendance.

Bordel, il a raison.

— La faute à qui ? maugréé-je en me rapprochant du trottoir.

Je fuis les effluves de noix de coco et de jasmin qui se sont échappés du col de sa chemise tandis qu'il réduisait l'espace entre nous. C'est beaucoup trop agréable, déstabilisant, cette impression de douceur et de soleil alors qu'il fait un temps de chien et que mon humeur n'est visiblement pas prête de s'arranger. Je souffle, les paupières closes, prête à prévenir ma sœur de mon retard – de mon absence, au train où vont les choses. J'attrape mon téléphone, détaille l'écran éteint qui reflète une couleur argile rouge, bien loin de celle du ciel sombre et orageux. Quelque chose cloche. J'entends encore les grosses gouttes s'échouer lamentablement sur le toit des voitures qui se sont remises à rouler, mais aucune trace de pluie sur mon smartphone, qui devrait pourtant déjà être inondé. Il n'y a que deux explications possibles : soit la chance a tourné en ma faveur et je suis protégée par un champ de force qui empêche la pluie de m'atteindre, soit... ouais, non. Il n'y a qu'une seule explication possible, en fait.

Je soupire lourdement en levant les yeux au ciel – ou plutôt, au parapluie terracotta qui m'abrite toujours.

Qu'est-ce qu'il fout encore là, lui ?

— Vous aviez autre chose à me dire, peut-être ?

— Admettons que je roulais un peu vite et que je me sente légèrement coupable. Y aurait-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider ?

Alors ça, pour une surprise...

Les sourcils froncés et les lèvres entrouvertes, prêtes à prononcer des mots qui refusent de sortir de ma bouche, je me retourne pour lui faire face. Observant ses longs doigts glisser dans ses cheveux épais, j'aperçois les divers bracelets qui s'entrechoquent à son poignet : une large chaîne en argent, deux en perles et d'autres en tissus, plus nombreux et discrets. Ça lui donne un petit côté sauvage et terriblement sexy. Je note également qu'il n'a pas d'alliance.

Non, Léah. Ce n'est vraiment pas le moment de craquer sur un mec, là.

Bien qu'incertaine qu'il existe un bon moment pour ce genre de choses, je m'active à chasser ces idées de mes pensées. Même si je n'y arrive pas complètement, je parviens à donner le change. Enfin, je crois. Quoi qu'il en soit, son timbre aussi tendre et chaud qu'un marshmallow grillé au feu de bois a au moins le mérite de me faire redescendre de mes grands chevaux. C'est quasi instantané. Et très surprenant.

Mais ça fait un bien fou.

— Ça dépend, haussé-je les épaules en lorgnant à nouveau sa voiture. Vous auriez une tenue décente planquée dans votre carrosse, que je puisse me rendre au mariage de ma sœur ? Ou alors le numéro de Cendrillon ? Je pourrai peut-être lui demander un tuyau pour qu'elle me refile le contact de sa marraine la Bonne Fée.

Faisant mine de réfléchir à la possibilité de satisfaire ma demande, ses paupières se plissent, le regard dans le vague mais concentré sur quelque chose, tandis que son index tapote théâtralement son menton. Au bout de plusieurs secondes, un rictus apparaît au coin de sa bouche, son doigts semble pointer une ampoule au-dessus de sa tête, puis il lâche, d'un timbre aussi suave que profond :

— J'ai bien une idée. Mais il va falloir grimper dans mon carrosse.

— N'y comptez pas.

— Je vous promets de ne pas dépasser les limitations.

— Vous ne connaissez donc pas la règle : « Ne jamais monter dans la voiture d'un inconnu » ?

Il rit, puis se penche à nouveau vers moi, exactement de la même façon que tout à l'heure lorsque je me suis sentie submergée par son odeur divine. Ça recommence. Est-ce qu'il s'en rend compte ou c'est juste un truc qu'il fait machinalement ? Je retiens ma respiration, histoire de garder un semblant de contrôle sur mon corps, qui n'en fait pourtant qu'à sa tête. Il s'approche encore. Son visage est si près du mien que je peux distinguer le petit rictus moqueur qui se dessine sur ses jolies lèvres, ainsi que l'amusement enfantin dansant dans ses prunelles. Mon cœur tambourine violemment dans ma poitrine ; c'est la seule chose que suis encore capable de discerner. Tout le reste, à part lui, me paraît bien trop flou, terne, inutile pour que je m'y attarde.

— Je vous proposerais bien de faire connaissance, mais j'ai cru comprendre que vous étiez pressée.

Il s'éloigne, je reprends lentement possession de mes moyens. Les pommettes encore échaudées par sa proximité, je tente de tenir la conversation sans virer à l'écarlate.

— C'est quoi, votre idée ?

— Une de mes amies tient une boutique de vêtements, à deux kilomètres d'ici. Vous pourriez y trouver votre bonheur et filer jusqu'au mariage de votre sœur.

Je pèse rapidement le pour et le contre. Avec la poisse que je me paye, j'ai toutes les chances d'être tombée sur un serial killer qui va me découper en rondelles ou m'enterrer vivante juste pour le plaisir de m'entendre hurler à mort.

Prudence et paranoïa sont mères de sûreté.

En même temps, c'est peut-être juste un gars – sexy en diable – qui veut me rendre un service. Sans oublier que j'ai toujours ma bombe lacrymo dans mon sac, au cas où. Je dégaine ce machin-là plus vite que mon ombre. Lucky Luke n'a qu'à bien se tenir !

La pluie cesse et j'y vois un signe. Une accalmie pour me donner encore un peu de courage ; celui qu'il me manque pour prendre la bonne décision. Bon sang, voilà où j'en suis réduite : remercier le ciel d'arrêter de me cracher au visage. Ouais. De toute façon, il va bien falloir que le karma me foute la paix, à un moment donné.

Et c'est mon dernier espoir.

— Alors, vous venez ? On perd du temps, là ! hurle mon nouveau chauffeur en regagnant sa voiture.

Il secoue son parapluie, le balance dans son coffre, puis m'offre un sourire franc avant de s'engouffrer dans sa berline. Il est vraiment canon. Trop canon. Ça doit sûrement cacher un truc pas net. Je l'étudie un instant, les paupières plissées, mordillant ma lèvre comme pour m'éviter de réfléchir à voix haute. Alors, je le rejoins, récupère discrètement mon arme de défense au fond de mon sac, que je garde précieusement en main.

Le plus important, c'est de ne pas se laisser troubler par son charme magnétique.

Du moins, pas temps que tu n'en sais pas plus sur lui.

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