Le cri des oiseaux - Jeankasa/Jean
Le 7 novembre 2013
Ça y est. J'y suis enfin.
J'ai à peine eu le temps de respirer, depuis que je suis ici. Nous croulons sous les cartons, et la poussière autour de moi semble plus prédominante que mes meubles. J'ai pu installer mon lit, et mon bureau. Le reste de la journée, j'ai simplement aidé à tout transporter à l'intérieur. C'était plus long que ce que j'avais imaginé, et je suis lessivé. Maman vient à peine de me donner l'autorisation d'aller me coucher.
Ma chambre est sympa, si l'on ne se préoccupe pas de son côté lugubre. La fenêtre m'a tout de suite effrayé lorsque je suis entré. Les anciens volets de bois étaient ouverts sur l'extérieur, dévoilant cet immense arbre dont les branches semblent plus grandes encore que leur tronc. Quand j'ai eu le malheur d'ouvrir pour aérer, elles n'ont pas manqué de me fouetter le visage. Philippe s'est moqué de mon égratignure, qui m'a ainsi valu un pansement pour mon premier jour dans cette maison.
Contrairement à ce que je pensais, la campagne ne me dérange pas plus que ça. C'est étrange de ne pas entendre les bruits de moteur, à cette heure-ci, et de ne pas distinguer de phares aveuglants dans chaque recoin de la pièce. J'imagine que cela finira par me manquer, au bout de quelques temps. Mais j'ai bien l'intention de m'habituer, et d'y prendre goût.
Apparemment, tout le monde se connait, ici. Maman m'a dit que je me ferai très vite des amis. Je peine à me figurer les gens qui vivent autour de moi. J'ai l'impression que toutes les personnes que je vais croiser seront âgées, et que mes seuls compagnons seront les chevaux que j'ai aperçu dans le champ d'à côté.
Marco m'a dit qu'il m'écrirait. Le réseau ne passe pas bien, ici. Ça ne m'étonnerait pas que l'on se perde de vue. Pendant ma seule pause de la journée, lorsque je mangeais, j'ai pu constater que le plus grand signal que je pouvais percevoir était à l'extrémité de cet immense terrain. Autant dire que j'aurais probablement une grande lassitude à l'idée de devoir faire tant d'efforts pour envoyer un message. J'en ressens déjà la fatigue.
Philippe a grandi ici, m'a-t-il expliqué. Après avoir fait ses études en ville, il avait compris qu'il souhaitait y mourir. C'était le seul véritable endroit où il se sentait chez lui. Ma mère et moi l'avons donc suivi. J'avais terriblement peur, sur le chemin. Dans la voiture, je n'ai cessé de jeter des coups d'oeil à maman. J'étais effaré à l'idée qu'elle puisse retrouver un quelconque cycle de tristesse, en quittant ses habitudes. Mais le sourire qui s'est affiché sur ses lèvres durant cette journée m'a rassuré. Philippe est un peu bizarre, mais il lui donne une franche bouffée d'air frais, à tel point que j'avais la sensation de ne pas l'avoir vu respirer depuis des années.
Je viens de sursauter. Le vent a fait frémir les branches de l'arbre contre le volet. Le bruit des feuilles gratte sur la fenêtre, comme si elles désiraient rentrer. Des battements réguliers ont l'air de résonner, comme si un oisillon se démenait pour voler juste à côté. Ça ne me met pas très à l'aise pour aller me coucher. Mais j'ai l'impression que ma tête va juste tomber sur le papier, je suis exténué.
On peut dire que ce carnet marque le début des aventures de Jean Kirschtein à la campagne, même si je doute qu'il se passe quoi que ce soit. Ce n'est pas pour rien que nous avons quitté la ville pour aller dans cette région tranquille. Mais bon, ça remplacera les réseaux sociaux le temps d'une heure.
Bonne nuit à moi-même, je suppose.
Le 11 novembre 2013
J'ai rencontré nos voisins.
Les chevaux que j'avais croisé leur appartiennent, et il semblent en détenir un sacré paquet. Ils sont venus se présenter d'eux-même, marchant jusqu'à notre grand portail noir avec des cookies et des sourires. Ils n'ont rien à voir avec les gens que j'avais l'habitude de croiser, et je vais finir par penser que les clichés sur la campagne ont une grande part de vérité. Ils portaient tous des bottes d'équitation abimées, où la boue remplaçait la majeure partie de la couleur originale. Le père de famille portait une chemise à carreaux ample, et un chapeau de paille couronnait son crâne rasé, si bien que je n'aurais pas été plus surpris de le voir débarquer avec une fourche ou autre ustensile de ce type.
Les habits de sa femme n'avaient rien de particulièrement différents. Sa personnalité la faisait en revanche davantage briller. En quelques mots, elle avait témoigné d'une grande force de caractère, et d'une gentillesse éclatante, qui a immédiatement plu à maman. De ce que j'ai saisis, c'est sa famille qui tient le ranch depuis des décennies, et elle est l'héritière d'une grande lignée de cavaliers.
Ils ont tous les deux une fille de mon âge, qui se tenait un peu en arrière. Elle fréquente apparemment le même lycée auquel je vais me rendre. Ses cheveux auburn ne passaient pas inaperçus, et ses pupilles brillaient d'une lueur dorée pas désagréable à regarder. Le peu de mots qu'elle avait prononcé avait suffit à me témoigner de sa franchise un peu maladroite, mais aussi de sa capacité à faire rire tous ceux qui se trouvaient autour d'elle. Elle s'appelle Sasha. Et je suis sincèrement content de l'avoir comme repère pour ma future rentrée.
Pour en revenir à la maison, l'installation avance. J'ai un peu décoré ma chambre. Enfin, j'ai simplement mis les vieilles photos que j'avais imprimé il y a des années de cela, avec Marco et les autres. Mais j'ai toujours du mal à m'y sentir bien. Je ne dors pas beaucoup, ce qui ne m'est jamais arrivé. J'ai l'impression que le temps que je passe à l'intérieur ne m'est pas bénéfique, et que les murs ne me paraissent jamais familiers, peu importe le nombre d'heures qui se sont passées. Après, je viens juste d'arriver, et c'est la première fois que je déménage. Je savais que même malgré toute ma bonne volonté, j'aurais du mal à m'intégrer.
Des oiseaux traînent, dans l'arbre de ma fenêtre. Je les entends chaque soir. J'imagine que ce sont des hiboux, ou un quelconque autre volatile nocturne. Je n'ose pas rouvrir mes volets, depuis que je me suis fais mal. Les branches rentreraient à coup sûr, et je n'ai aucune envie de les voir pénétrer à l'intérieur de la pièce. Philippe n'a pas manqué de me faire des remarques sur cette obscurité en pleine journée. Ce ne serait pas bon pour mon moral, ou que sais-je. Je n'ai, bien sûr, pas l'intention de l'écouter. C'est lui qui a acheté la maison, mais ce n'est pas lui qui vivra dans ma chambre. Ce n'est pas lui qui devra subir les épines d'un arbre envahi de plumes.
Le 15 novembre 2013
J'ai aimé une fille au premier regard. Ça ne m'était jamais arrivé.
Je n'ai pas envie de faire les choses dans l'ordre, car je n'ai qu'une idée en tête, et c'est de parler d'elle. C'est comme si les traits de son visage s'étaient imprimés en moi, à peine avait-elle posé son regard dans ma direction. Elle a de courts cheveux noirs, et ses yeux sont aussi obscurs qu'une nuit d'hiver glacée. Sa peau est diaphane, presque transparente, et sa bouche églantine est dessinée en coeur. Elle a des airs d'Asie, ce qui ne la rend que plus envoûtante.
Son nom est Mikasa. Je ne l'avais jamais entendu auparavant. C'est une amie de Sasha. Mon premier jour de cours était aujourd'hui, et ma bonne étoile a décidé de me mettre sur sa route. Nous sommes dans la même classe, et à côté dans chaque cours. Je suis transcendé par le moindre geste qu'elle a émit, et par le son de sa voix froide et caressante. Je crois que je n'ai cessé de rougir tout au long de la journée.
Sasha est dans une classe différente, mais elle est venue saluer son amie lors de la pause du midi. C'est là que nous nous sommes présentés l'un à l'autre, et que mon coeur m'a hurlé un signe du destin, si ce n'est ma chance des plus totales. Elle m'a souri à de nombreuses reprises. Je crois que ma maladresse l'amuse, alors que je me confondais d'embarras.
Je n'ai qu'elle en tête, et je n'ai pas pu le cacher à Sasha. Nous sommes rentrés ensemble, et nous avons parlé de ça en chemin. Elle s'est bien moquée de moi et de mon romantisme dégoulinant, avant de me promettre de bien me vendre à son amie, puisqu'elle trouvait que j'étais un chic type. Elle, elle est en couple depuis bien des années. Niccolo, son partenaire, n'est déjà plus au lycée, et ils vivent une idylle qui parait faire bien des jaloux autour d'elle.
Elle m'a demandé si je me sentais bien, dans cette ville. J'ai secoué les épaules. C'est différent de ce que j'ai toujours connu. Cependant, j'ai été surpris de sa vivacité à m'affirmer, quant à elle, vouloir partir loin d'ici dès que possible. Au départ, j'ai cru qu'elle désirait cela à cause de sa relation amoureuse, avant qu'elle ne me dise que Niccolo n'était pas de son avis. Elle trouvait cette campagne étrange, et ressentait un mal-être depuis toute jeune au regard de ces grands arbres qui surplombaient les environs.
Je lui ai parlé des oiseaux. Mais elle n'en avait jamais vu, ni entendu près de chez elle. J'ai ris de ma malchance en lui racontant ce que j'entendais tous les soirs : des bruits d'ailes battantes, qui accentuaient le frottement des branches contre ma fenêtre. Nous nous sommes quittés sur ses yeux curieux, piqués d'une once d'inquiétude.
Le 27 novembre 2013
Ça faisait un moment que je n'avais pas pris le temps de revenir.
Nous avons commencé les travaux dans la maison. C'est vrai que je ne l'ai pas précisé, mais c'est une vieille habitation traditionnelle, avec du bois absolument sur chaque recoin de celle-ci, et du parquet grinçant peu importe là on où l'on pose les pieds. Ça peut avoir un certain charme, surtout comparé à notre ancien appartement des plus banals, à maman et moi. Mais j'ai encore du mal à m'y faire.
Philippe n'a pas très envie de faire des changements. J'ai vu la mine dubitative de ma mère, qui se voyait déjà bricoler un peu partout pour pour rendre cette demeure moderne. Nous avons tout de même réussi à négocier de refaire la salle de bain, qui pourrait avoir des complications futures avec l'eau. J'espère personnellement que tout va changer pas à pas.
Je le trouve de plus en plus envahissant. Peut-être est-ce parce que nous habitons avec lui dans sa propriété cette fois, mais mon beau-père fait des remarques qui ne me plaisent pas. Il m'assomme avec ce que je devrais faire ou non. Je ne me suis pas encore disputé avec lui, mais ses yeux bleus accusateurs me donnent envie de quitter les pièces où je me retrouve en sa compagnie.
Mikasa et moi nous entendons bien, à ma grande surprise. Chaque jour en classe est un réel bonheur, de ce côté-là. Je suis tous les jours pressé de quitter cet endroit pour la retrouver. Les week-ends me paraissent longs, et les soirées d'un ennui et d'une froideur sans limite. Quelques après-midi, après les cours, Sasha et elle viennent chez moi, accompagnées d'un autre ami que je me suis fais, Conny. La première fois qu'ils sont venus, lui et Mikasa m'ont traité de vampire, à laisser mes volets fermés, tandis que Sasha devait se remémorer ce que je lui avais raconté. J'ai ris nerveusement en allumant la lumière, et nous sommes passés à autre chose.
J'étais stressé à l'idée que Mikasa vienne dans ma chambre. Mais tout s'est bien déroulé, et elle n'a pas eu l'air de remarquer mon cruel manque de goût ou d'invention en matière de décoration. Elle continue de rire à mes blagues nulles, même si elle n'est pas des plus bavardes. Je ne me suis jamais retrouvé seul avec elle, mais je pense que le monde entier pouvait observer cette envie émaner de moi. Sasha n'a pas manqué de m'en notifier, et de s'étonner que la principale intéressée n'en soit pas encore consciente.
Mais je n'en étais pas si certain. Quelques fois, en classe, je la surprend en train de me regarder. Je ne sais absolument pas si je me fais des idées, si je suis complètement aveuglé par mon amour déraisonnable envers elle. J'ai les joues brûlantes rien que d'y songer. Je suis déstabilisé de ne pas avoir cette notion de messages, de réseaux sociaux, de contacts extérieurs lorsque je suis chez moi. Les gens ici ont à peine quelques profils.
D'habitude, j'aurais espionné le sien, et guetté tout signe de vie d'elle. Alors qu'aujourd'hui, je me sens comme un homme d'époque, obligé de voir la vraie figure de sa belle pour espérer un contact ou un signe. Je n'en suis pas encore au stade de lui écrire des lettres. Dit la personne qui tiens un journal.
Marco m'a effectivement écrit. Je suis allée quelques fois lui répondre, au fond de ce jardin. Il me donne des nouvelles des gens de chez moi, dont je me sens désormais tout à fait à part. Je voulais lui envoyer des photos de ma maison, mais je me suis ravisé. Je n'ai pas trouvé d'angle idéal pour montrer mon nouveau logement sous un jour positif.
Je suis allé observer de plus près ce grand arbre qui menace d'envahir ma chambre. Je n'y connais rien, et je ne saurais même pas déduire son espèce. Je peux juste décrire son tronc imposant, qui semble indestructible, et dont la couleur est étrangement foncée. Ses feuilles sont sèches, appauvries par la saison, et je me questionne même sur la durabilité de leur présence en ce mois de novembre.
Je n'ai pas vu de nid, de ma hauteur. Il paraît que les chouettes restent au même endroit, même en hiver. Je n'ai pas envie de vérifier par la fenêtre de ma chambre.
Le 1er décembre 2013
Mikasa m'a dit être intéressée par la série de livres que je dévore en ce moment. Je lui ai proposé de venir chez moi pour en parler, et de ramener à l'occasion des romans qui lui plaisent afin de faire un échange. Nous allons être tous seuls chez moi, et cela dès ce weekend. Mon coeur palpite à une vitesse folle rien qu'à cette possibilité. Le rouge qui coloriait ses joues me comble, de plus, d'espoirs incommensurables.
Je crois que cette nuit, je vais bien dormir. J'ai pris des bouchons de cire pour ne plus entendre les oiseaux.
Le 5 décembre 2013
Les yeux de Mikasa ont changé de couleur.
Je vais peut-être paraître fou, à écrire ça. Mais c'est ce qui est arrivé. Ses prunelles ébènes ont disparu. Et cela s'est produit chez moi. Sasha et Conny on été aussi troublés que moi en constatant ce changement, qu'elle explique par un simple hochement d'épaules. Sa mère, morte de soucis, l'aurait emmenée chez le seul cabinet de médecins des environs, à quelques kilomètres d'ici. Il n'avait pas d'explications. Seules quelques maladies rares et certains traitements peuvent provoquer cela, alors elle a passé des examens dont elle n'a pas encore les résultats.
Elle se comporte de manière inhabituelle, depuis lors. Elle ne rit plus à ce que je dis. Sa participation aux conversations est de plus en plus infime. Sasha, qui la connait depuis bien des années, a tenté d'en discuter avec elle. Mikasa a nié en boucle, prétextant être seulement épuisée ces jours-ci. Certes, lorsqu'elle semble réveillée, elle converse usuellement. Mais je ne peux m'empêcher de m'inquiéter de chacune de ses absences, de chaque sourire manquant à mes journées.
Comme je l'ai écris, ce changement est arrivé lors de la soirée où nous nous sommes retrouvés. C'était honnêtement idyllique, jusqu'à ce désagrément. Nous n'avions jamais autant parlé. Mikasa s'est ouvert à moi d'une manière que je n'avais même pas espéré. La conversation avait beau partir de simples lectures, elle avait dévié sur une histoire que je n'aurais jamais soupçonné. Son demi-frère était mort l'été dernier. C'est lui qui lui avait donné le goût des livres, et qui lui avait tout appris sur ce sujet au cours de leur vie. Il avait commit un suicide dramatique dont personne n'avait jamais compris le sens.
Je n'ai pas osé lui apporter une quelconque parole réconfortante. Je n'avais pas le bagage pour la comprendre, et encore moins le pouvoir de guérir sa peine. Je lui ai juste offert mes bras, dans lesquels elle s'est plongée timidement, avant de me rendre mon étreinte. Je me souviens encore de l'échange de regards que nous avons entretenu en nous défaisant l'un de l'autre : il m'avait électrisé, prenant en otage chaque parcelle de ma peau. Nous ne nous sommes pas embrassés. Je ne voulais pas profiter de son chagrin. Mais mes sentiments n'ont fait que fortifier leurs accroches tout autour de ma poitrine. Je n'entendais plus les bruissements d'ailes contre ma fenêtre.
Je suis ensuite parti rejoindre Philippe, qui me demandait de l'aide sur une bêtise dont il ne parvenait pas à s'occuper tout seul. Lorsque je m'en suis débarrassé, je suis immédiatement remonté la retrouver. Mais un élément obsolète m'a fait tiquer lors de ma traversée du couloir jusqu'à ma chambre : un courant d'air frais me fouettait le visage. Je n'avais jamais ouvert quoi que ce soit dans cette partie de la maison.
Lorsque je suis entré dans la pièce, je l'ai vu, accoudée sur la fenêtre. Ses bras clairs reflétaient la lumière de mon lustre, et le noir de la nuit la dessinait dans un tableau où on ne pouvait voir que sa silhouette. L'extérieur semblait prêt à l'engloutir d'une minute à l'autre. Les branches étaient rentrées à l'intérieur, et des feuilles mortes gisaient sur le parquet couinant sous les pieds de Mikasa.
Je me suis précipité vers elle une fois que j'ai réalisé ce qui se passait. Je n'ai aucune idée du pourquoi et du comment, mais j'ai été pris d'une panique sans nom. C'était comme si une menace avait soudainement réussi à briser les barreaux de ma chambre, dont je protégeais farouchement l'entrée depuis mon arrivée ici. J'ai poussé Mikasa de la fenêtre, enlevé ces branches envahissantes avec un certain effort, et refermé les volets et les vitres du plus vite dont mon corps était capable.
J'étais essoufflé, après avoir été pris d'une telle pression. Je pensais alors paraître complètement cinglé à Mikasa, qui ne devait rien saisir de ce qui venait de se dérouler devant ses yeux. Je m'étais retourné vers elle avec une inquiétude perceptible, autant pour elle que pour son opinion envers moi.
Je l'ai trouvé les yeux écarquillés, comme sonnée. Mais je n'avais pas l'impression que c'était à cause de moi. Elle ne me regardait même pas. Ses iris étaient fixés sur la fenêtre, comme encore absorbés par quelque chose qu'elle venait d'observer. C'est là que je l'ai remarqué. Je distinguais avec terreur le noir disparut, remplacé par ce bleu d'une clarté paralysante. C'était comme si de la fumée avait remplacé la vivacité d'antan de son regard. Je l'ai questionnée pour savoir si elle allait bien, presque en hurlant, tant le soucis me tordait l'estomac. Elle ne m'a pas répondu.
Elle m'a simplement demandé « Tu l'as entendu ? ». Je ne savais pas de quoi elle parlait.
« Le cri des oiseaux. Tu l'as entendu, toi aussi ? »
Le 15 décembre 2013
Maman ne fait que pleurer, ces jours-ci.
Elle m'a avoué que finalement, la ville lui manquait. J'ai blagué en la taquinant sur cette boutique de vêtements, à côté de chez nous, à laquelle elle se rendait presque tous les jours. C'était ce magasin qu'elle regrettait le plus, il fallait être honnête. J'ai alors ressenti une fierté des plus enfantines lorsque j'ai réussi à la faire rire. Je veux juste que ma mère se sente bien ici. Mais j'ai l'impression que Philippe ne l'aide pas vraiment à s'intégrer à cette nouvelle vie. Il est souvent absent, prétextant régler des papiers pour la maison.
Je me dis qu'il est peut-être comme moi. Que lui aussi ne se sent pas bien, dans ces couloirs de bois. Mais qu'il a juste trop de fierté pour l'admettre, tout comme je me force à demeurer ici pour forcer mes habitudes. J'ai de plus en plus de mal à dormir. Mes nuits sont de courte durée, et maintenant, j'entends les battements d'ailes même avec les bouchons d'oreilles. Je me réveille avec une angoisse oppressante, comme si mes poumons me hurlaient qu'ils n'avaient plus d'oxygène.
J'ai parlé à Philippe de couper cet arbre. Depuis l'incident avec Mikasa, l'idée qu'il soit derrière ma fenêtre ne m'est plus supportable. Il a levé les yeux au ciel, me demandant d'aller pleurer sur autre chose et plutôt de venir l'aider lui et ma mère à décorer la maison. Je suis parti, les poings serrés et la mâchoire contractée. Ma mère a entendu ma requête, mais s'est ravisée à l'approfondir à cette réponse égoïste.
J'ai cherché un moyen de l'abattre par mes propres moyens. Malheureusement, les sociétés disponibles pour cette action avaient évidemment besoin de l'accord des propriétaires du terrain. Et je ne figure pas parmi les signatures, inutile de le préciser. Enfin, ce n'est pas la peine que j'essaie de briser ce tronc avec mes bras d'adolescent. Je ne vois aucune échappatoire à cette arbre, et à ses oiseaux plus bruyants qu'un chauffard pressé en plein centre-ville.
Mikasa ne me parle presque plus. Elle nous évite tous. Je tente toujours de lui adresser la parole lors des journées en classe, mais rien ne marche. Les seuls sons qui sortent de sa bouche sont des onomatopées. Après sa question des plus déstabilisantes lors de sa venue chez moi, je lui ai juste signifié que je n'avais rien entendu, et mes propres interrogations se sont perdues dans le vide de son regard bleuté. Sa surprise s'est transformée en passivité, et c'en était terminé de notre début de complicité.
Je l'aime pourtant toujours. Je mourrais pour connaître le mal qui la ronge, et pour me racheter de cette étrange nuit qui semblait l'avoir à jamais changée. Ce cri, dont elle m'a parlé, je cherche à l'entendre, quelques fois. J'essaie de comprendre, de retrouver la source de toute cette fantaisie. Mais la peur me retient d'aller jusqu'au bout, encore et encore. Je n'ose pas ouvrir cette fenêtre. Et je tente chaque nuit d'écraser mes oreilles pour ne plus entendre ces battements d'ailes incessants. Je suis fatigué.
Le 17 décembre 2013
Mikasa s'est envolée.
Plus personne ne l'a vu depuis deux jours. Je ne suis pas capable de décrire l'intensité de l'inquiétude qui me broie le ventre. Sa famille est morte de peur, et craint un drame. C'est une ville de campagne calme, où rien n'est censé arriver. C'est une adolescente, elle a certainement dû faire une fugue. Cela arrive fréquemment, ont expliqué les officiers de police. Ils la chercheront néanmoins, même si elle reviendra probablement sur ses pas d'ici peu de temps.
Je fais des cauchemars. Le peu de sommeil que j'arrive à assimiler me montre Mikasa. Je la vois aux prises de griffes noires, plus coupantes qu'une lame, qui déchirent son corps peu à peu. Ses yeux bleus ne réagissent pas à ce qui lui arrive. Son expression, stoïque, laisse les plumes l'étouffer jusqu'à son dernier souffle.
Le 19 décembre 2013
Mikasa a été retrouvée.
Elle baignait dans son propre sang. Son corps était nu, complètement frigorifié par le froid de décembre. Sa gorge a été tranchée, et des égratignures recouvraient pratiquement chaque membre de son corps. Toute la ville est en deuil. Chacun peine à agir normalement. Mikasa avait la lame de l'acte dans sa main, et avait apparemment suivi le chemin de son demi-frère. C'était d'une tristesse sans nom, disait le journal de ce matin.
Je ne veux plus aller dans ma chambre. Cette nuit, j'ai couché dans le salon, où j'ai sûrement davantage dormi en l'espace de quelques heures en comparé de ces dernières semaines. J'ai l'impression de ne plus avoir la possession de mon corps. Je ne sais même pas si je ressens vraiment le chagrin que je suis supposé avoir. J'imagine que c'est un mécanisme de défense. J'imagine que je verrai les retombées de tout cela dans les jours qui suivront. Mais pour l'instant, je veux juste partir. Je veux quitter cette ville. Je veux oublier l'amour que je viens de perdre, et le sang qui a coulé de son corps innocent.
J'ai eu l'impression d'entendre le cri d'un oiseau, ce soir.
Le 23 décembre 2013
Il faut que je m'en aille.
Nous avons installé le sapin. C'est un arbre que Philippe est lui-même allé chercher. Je crois que c'est un faux, même s'il m'a assuré le contraire. Je n'ai pas la moindre envie de célébrer Noël, et je sais que maman non plus. Tout à l'heure, elle est venue me trouver. Discrètement, elle m'a chuchoté que nous étions sûrement en danger. Elle s'est interrompue lorsque Philippe est revenu. Je ne sais pas si elle parle de lui, ou de cette présence derrière ma fenêtre. J'ai envie de garder l'espoir pour la seconde option. Je ne peux pas être le seul qui se sent devenir chaque jour un peu plus fou. Je ne veux pas être le seul à me noyer dans la peur.
Sasha et Conny sont revenus chez moi, il y a deux jours. C'était morose. Nous n'avions rien à nous dire, rien à partager. Si ce n'est des larmes. Je savais que ce devait être encore plus compliqué pour Sasha que pour moi, mais je ne suis pas parvenu à mettre ma propre tristesse de côté pour la consoler. J'espérais que Niccolo puisse l'enlever de sa peine. Quelque part, j'avais moi aussi envie que quelqu'un vienne me chercher pour m'ôter de moi-même, de mon propre corps.
Tout à l'heure, en souhaitant aller chercher des affaires, j'ai remarqué quelque chose d'étrange. Le même courant d'air que la nuit fatidique traversait le couloir jusqu'à ma chambre. Je me suis frigorifié, et je voulais rebrousser chemin. C'est ce que j'ai fais.
Philippe m'a demandé d'aller chercher une photo précise dans ma chambre, quand je suis redescendu. Je l'ai interrogé sur cette requête, et il a juste insisté hargneusement. Je n'ai pas cédé. Je ne retournerai pas dans cette pièce. Je n'irai pas vers cette fenêtre. Quand bien même nos hurlements font pleurer ma mère, encore et encore, de plus en plus chaque jour.
Le 24 décembre 2013
C'est un oiseau.
Ses ailes sont immenses. Des milliers de plumes décorent ses os, toutes aussi noires les unes que les autres. Ses griffes sont acérées, presque aussi grandes que les pattes qui les relient à ce corps disproportionné. Ses pupilles ne semblent pas avoir d'iris, elles sont simplement de la couleur de la nuit dans laquelle je me suis senti aspiré. Sa tête n'a rien d'animal, rien d'humain. C'est une créature monstrueuse, et son hurlement n'a de cesse de perdurer. Je n'entends et ne vois que lui. Je me sens étouffer, comme si je tombais dans un gouffre sans fin, où l'oiseau est mon seul repère.
Philippe m'avait dit qu'il allait couper l'arbre. Il me l'a promis. C'est pour cette unique raison que je l'ai suivi jusqu'à ma chambre. Depuis, je ne perçois plus le monde autour de moi.
J'écris ça, car je peux seulement penser, et bouger. Je veux prévenir quelqu'un. Je veux que ma mère s'en aille. Mais je sens que ses griffes menacent ma nuque, et que si je tente de m'échapper, ou de parler, maman finira dans le même état que moi.
Je comprends Mikasa. Je comprends son demi-frère. Aucun être ne peut supporter cela. J'ai perdu dès lors que mon pied s'est aventuré dans ces couloirs. Et maintenant, mon envie de partir est plus grande encore, plus nécessaire que jamais.
Je ne veux pas mourir hors de moi-même.
Je ne veux pas que ma mère reste ici.
Je veux partir.
Je dois partir.
Je vais partir.
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