chapitre 28 ◌ vengeance

— Bon, tu voulais qu'on parle, non ?

Sans prendre la peine de masquer son agacement, Ophelia s'arrêta lorsqu'ils furent enfin dans le salon désert des Galliard et croisa les bras sous sa poitrine. Porco sortit les mains des poches de son blouson et en passa une dans ses cheveux, cherchant les mots appropriés. Son comportement intriga la jeune femme. S'il avait insisté pour qu'ils se trouvent à l'abri des oreilles trop curieuses, alors...

— Je sais que tu m'as dit que c'était pas la peine de m'excuser, mais je pense que je dois quand même le faire, avoua-t-il avant de prendre un moment pour se préparer à affronter le regard de sa camarade. Je suis désolé, Lia. Et si Aida était là, je m'excuserais auprès d'elle aussi.

Surprise, la traîtresse se redressa sans le quitter des yeux.

— J'ai jamais cru qu'Aida s'était suicidée, reprit Porco. J'étais juste en colère contre toi. Mais on sait tous les deux qu'elle a été tuée pour une raison et qu'on peut rien y faire.

— Ah, tu me sous-estimes encore.

— Non, je suis juste un idiot qui pense encore que tu peux gagner en sagesse, mais c'est une autre histoire. Aida a été tuée, mais tu peux pas attendre de moi que je l'avoue devant tout le monde ou que je confronte l'armée pour ça. Je l'aimais aussi énormément, je l'ai traitée comme si c'était ma sœur, mais j'ai déjà perdu Marcel et j'attirerai pas plus d'ennuis à mes parents.

— Je comprends, acquiesça Ophelia. Et j'ai jamais attendu de toi que tu le fasses. Juste que tu me croies.

— Je te crois, affirma Porco sans hésiter.

Loin d'être dupe, elle soupira d'ennui.

— Mais..?

— Ne cherche pas à te venger.

Cette simple réclamation la fit sourire. Pas de manière sincère, mais bien avec l'insolence et la malice qui lui étaient propres. Le jeune homme fronça les sourcils, soucieux.

— Ce que je fais ne te regarde pas.

— J'aimerais bien que ce soit vrai, rétorqua-t-il en serrant les dents. Mais c'est pas le cas, et j'ai passé toute mon enfance et mon adolescence à te regarder t'attirer tous les ennuis du monde ou à te croire morte, donc je serais pas contre un peu de changement. C'est trop demander ?

— Oui, répondit Ophelia comme s'il s'agissait d'une évidence. Tu crois que je vais juste oublier la mort de ma sœur et continuer à vivre comme si de rien n'était ?

— Tu sais que je devrais te dénoncer pour ce que t'es en train de dire, pas vrai ? Je devrais le faire.

— Mais tu le feras pas.

— Pourquoi est-ce que je le ferais pas ?

Amusée, elle quitta sa position pour s'approcher et poser ses deux mains à plat contre la surface de la table à manger, le regard planté dans le sien.

— Parce que tu sais que la mort d'Aida était injuste et que, même si tu restes loyal à Mahr pour ta famille, tu serais pas contre voir les responsables payer pour ce qu'ils ont fait. Et tu préférerais aussi éviter que je me fasse exécuter, ajouta-t-elle après un instant d'hésitation.

Porco se renfrogna sans pouvoir s'en empêcher, contrarié d'être si facile à déchiffrer. Elle avait toujours été ainsi, mais au bout de quatre ans sans l'avoir vue à l'œuvre, il avait fini par oublier à quel point elle était observatrice et perspicace.

— Je déteste quand tu fais ça.

— Il y a quelque chose que tu détestes pas ? ironisa Ophelia en se redressant.

Étonné de la voir avancer sans sa direction et trop occupé à réfléchir à la question, il ne vit pas venir la chiquenaude qu'elle asséna à son front. La plainte de douleur qui lui échappa tandis qu'il portait une main à l'endroit visé la fit rire.

— Pourquoi t'as fait ça ? fit-il alors qu'elle le dépassait comme si de rien n'était.

— Pourquoi pas ?

— Comment tu peux raisonner comme ça et ne pas te faire choper à chaque fois que tu fais une connerie ? râla Porco, toujours confus quant au comportement de la jeune femme et à la manière dont tout le monde la percevait.

Souriante, Ophelia se retourna tout en se dirigeant vers sa chambre et haussa les épaules.

— Le talent, Galliard, le talent.

Il secoua la tête et l'observa s'en aller sans même essayer de la contredire. C'était un fait, elle était douée et tout le monde le savait. Elle était même trop douée.

C'était bien le problème. Elle ne faisait qu'avancer et les autres la regardaient en attendant qu'elle chute ou qu'un obstacle trop grand pour qu'elle l'enjambe se dresse sur son passage, ce qui n'était encore jamais arrivé.

Mais il y avait bien une première fois à tout, alors tous savaient que la roue finirait par tourner, et qu'elle n'y pourrait rien.

⋇⋆✦⋆⋇ 

— Les Titans arriveront par le Sud. Logiquement, c'est donc au Nord, dans la zone montagneuse, que les défenses seront les plus poreuses.

— C'est là qu'il faudrait frapper, alors ?

Le doigt encore posé sur la carte de l'île, Reiner releva les yeux en direction du Mahr qui se tenait de l'autre côté de la table.

— C'est une possibilité, dit-il. Cependant, les seuls débarcadères pouvant accueillir nos navires militaires sont ceux du quai Sud. Si on veut tirer parti de notre supériorité matérielle... nous n'avons pas tellement le choix.

— Donc au Sud ?

— L'ennui, c'est que trente-deux de nos vaisseaux ont déjà été interceptés en tentant d'approcher ces côtes. C'est-à-dire que l'ennemi les surveille étroitement, et si on se fie aux informations rapportées par Ophelia, frapper par le Sud voudrait dire affronter toutes leurs forces militaires d'entrée de jeu.

Agacé de devoir discuter stratégie avec ceux qu'il considérait comme inférieurs à lui de par leur sang, le haut-gradé soupira d'ennui.

— Hawk, le Sud est-il accessible ?

— Négatif, répondit la concernée tout en approchant de la grande table autour de laquelle les Mahr étaient réunis. Puis-je ?

On lui fit signe de continuer, alors Ophelia avança jusqu'à se retrouver à côté de Reiner et désigna à son tour un point sur la carte.

— Comme le disait Reiner, les côtes Sud sont étroitement surveillées et les attaquer mettrait en danger toutes vos troupes, y compris les guerriers si l'Assaillant et le Colossal sont de la partie. Ce serait incohérent d'un point de vue stratégique de frapper par ici. Mais Reiner a aussi raison pour ce qui concerne le Nord. Les débarcadères sont du mauvais côtés, et attaquer par ici ne ferait que retarder l'échéance puisque l'Originel se trouvera loin de là. Je précise aussi que nous ne savons rien des côtes Nord de l'île. J'étais gardée au Sud, et je peux vous dire qu'en quatre ans, tout a beaucoup évolué. Leur armement, leurs manières de procéder, les infrastructures... Ils ont forcément amélioré le reste de l'île aussi.

— Où est-ce que tu veux en venir ? lança sèchement le Mahr.

La jeune femme se redressa pour afficher un sourire faussement poli, plantant son regard glacial dans le sien. Autour, ses camarades guerriers détournèrent les leurs en sentant le mépris de leurs supérieurs monter. Ophelia, elle, était satisfaite de pouvoir être témoin de leur agacement croissant. Paradis était intouchable. Du moins, c'était ce qu'ils croyaient. Ils n'arrivaient à rien, aucune stratégie ne semblait convenir.

— Nulle part, monsieur, je ne fais que rassembler les informations que nous connaissons. Ce n'est pas ce que vous m'aviez demandé ?

— C'est bon, on va s'en tenir là. C'était une erreur de s'adresser à des Eldiens.

— Navrée de ne pas être à la hauteur de vos attentes, monsieur, s'excusa-t-elle sans une once de sincérité.

L'unité des guerriers fut bientôt invitée à quitter la salle de réunion et se retrouva à l'extérieur, sur le perron donnant sur la cour où s'entraînaient encore les enfants.

— Pourquoi est-ce que tu souris ? questionna Reiner lorsqu'Ophelia posa ses coudes contre la rambarde sans se débarrasser de son air narquois.

— Oh, pour rien, affirma-t-elle. Je suis juste de bonne humeur, aujourd'hui.

— Surprenant, fit Sieg. Il y a une raison particulière à cette bonne humeur ?

Ce message tacite ne fit que l'amuser un peu plus. De toute évidence, les Jaeger s'étaient croisés et il cherchait ici un moyen de le lui faire comprendre. Le plan se concrétisait.

— Je sens que de grands changements arrivent. Et j'ai toujours aimé le changement, alors...

— T'aimes bien le changement ? répéta Porco avec scepticisme, adossé à la rambarde non loin d'elle. Ça t'arrive pas de vouloir une vie normale ?

— Pas vraiment, non, rit Ophelia. Je vis pour emmerder la normalité, Galliard.

Habitué à ses phrases à double-sens et ses raisonnements incompréhensibles, le jeune homme soupira et choisit de ne pas rentrer dans son jeu. Elle avait toujours réponse à tout, de toute manière.

— C'est vrai que les choses ont l'air d'avancer. Je suis curieux de découvrir quelle ingénieuse stratégie nos supérieurs, si fin tacticiens, vont sortir de leur chapeau.

— Monsieur s'essaie à l'ironie ! le nargua gentiment sa camarade en cognant son épaule de la sienne. À quoi vous vous attendez, de leur part ?

— Ils pourraient bien tout miser sur ces quatre gamins, répondit Pieck sans quitter des yeux les concernés.

— C'est ce qu'ils ont fait il y a neuf ans, non ?

La remarque d'Ophelia atteignit Reiner de plein fouet. Oui, c'était bien ce qu'il s'était passé. Et aujourd'hui, sur quatre enfants envoyés sur le terrain, seul un était désormais adulte et était parvenu à rentrer chez lui. Souhaitait-il la même chose pour sa cousine ? La haine aveugle qu'elle vouait déjà aux habitants de Paradis était assez pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas prête à se rendre compte que tout ce qu'on lui avait appris n'était qu'un tas de mensonges.

Comme pour répondre à ses pensées, à quelques mètres d'eux, Falco puisa dans ses dernières forces pour rattraper sa camarade malgré la lourdeur du sac qu'il portait sur son dos et ses mains moites qui menaçaient de lâcher son fusil. Abasourdi, Colt posa ses mains contre la rambarde sans quitter des yeux la silhouette mouvante de son petit frère à deux doigts de battre la candidate la plus qualifiée de leur équipe pour la première fois de sa vie.

— Il est passé devant ! s'étonna Reiner. Falco a battu Gabi !

— Ça te rappelle des souvenirs ? se moqua Ophelia en entendant Porco ricaner.

— C'est toi qui râlais toujours parce que tu arrivais après moi, je te signale.

— Tu trichais !

— Peu importe, rétorqua-t-il en levant les yeux au ciel avant de reporter son attention sur les enfants qui félicitaient Falco. Bravo à lui, mais il y a pas de quoi se réjouir autant pour un simple sprint. S'ils savaient vers quoi on se dirige...

— Il est trop tard. Quoiqu'il fasse, Gabi est indétrônable, maintenant.

Le ton sec de Colt ramena tout le monde à la réalité. Le visage fermé, l'adolescent observait encore son petit frère avec une froideur presque colérique.

— C'est pas dit, répondit Porco. Les critères de sélection sont assez flous, dans le fond.

— Tu rigoles ! L'armée Mahr ne nous ferait jamais un coup pareil ! Si lui aussi écopait d'un Titan, ce...

— Attention, Colt, coupa Sieg. Tu frôles le blasphème, là.

— Pardon, ça m'a échappé.

Le Jaeger prit une seconde pour réfléchir sous le regard intrigué d'Ophelia. Elle supposa qu'il tentait de se mettre à sa place. Place qui avait aussi été celle de Marcel Galliard qui, lui, avait choisi son frère contre son sens de la morale. Il s'était enterré vivant dans la culpabilité et avait condamné l'un de ses amis à vivre ce qu'il avait à tout prix voulu éviter à Porco.

— C'est ton frère, reprit alors Sieg avec un sourire. Je comprends.

Toujours dans ses pensées, Ophelia observa le plus âgé de leur bande poser une main sur l'épaule de Colt et l'emmener jouer à la balle comme s'il s'agissait de son propre frère. La soudaine morosité de Porco ne lui échappa pas non plus. Lui n'avait plus Marcel. Il ne lui restait que ses souvenirs, pour lesquels il avait raccourci son espérance de vie.

Leurs regards se croisèrent et ils se comprirent, d'une certaine manière. Il comprit son besoin de vengeance, du moins. On leur avait arraché leur famille injustement, trop tôt. Et elle ne pourrait cesser de haïr les responsables de la mort d'Aida, tout comme il ne cesserait jamais de haïr Reiner pour avoir abandonné Marcel lorsque ce dernier s'était sacrifié pour lui sauver la vie. C'était plus fort qu'eux.

En songeant ainsi à la situation, il acquiesça pour lui faire comprendre qu'il soutenait sa colère. Ophelia esquissa alors un sourire et détourna le regard, satisfaite de cette conclusion.

⋇⋆✦⋆⋇ 

La journée touchait à sa fin lorsque la jeune femme s'engagea dans la cour de l'hôpital. Elle venait tout droit du centre de Revelio, là où la grande estrade et les gradins étaient déjà en cours d'installation pour le discours de Willy Teyber qui aurait lieu le lendemain, à la tombée de la nuit.

— Monsieur Kruger, ironisa-t-elle à la vue de l'estropié qu'elle était venue voir. C'est comme ça que tu te fais appeler, non ?

— Tu sais qui était Kruger ?

Surprise, Ophelia fronça les sourcils tout en le rejoignant sur le banc.

— Non. Je devrais ?

— Puisque tu en sais autant sur la résistance Eldienne, t'as sûrement déjà entendu parler de la Chouette, non ? questionna Eren sans même la regarder.

— La personne qui leur fournissait des renseignements ? s'étonna-t-elle. Comment tu pourrais-

— Eren Kruger, l'interrompit-il, était un Eldien infiltré dans l'armée Mahr. C'est lui qui a légué l'Assaillant à mon père, après avoir passé des années en tant qu'officier Mahr.

L'information prit la jeune femme par surprise. Elle s'était bien déjà demandée comment l'Assaillant était arrivé jusqu'à Paradis, mais ce Titan avait si longtemps été cru perdu quelque part dans le monde qu'elle n'y avait jamais trop réfléchi. Qu'Eren soit le seul à connaître Kruger n'était pas étonnant s'il n'avait dévoilé sa véritable identité qu'à l'article de la mort. Du moins, il lui restait toujours ses souvenirs, ses pouvoirs... et son nom.

— Il a passé sa vie à jouer les espions ? releva Ophelia. On aurait été bons amis, dis donc.

— Tu venais pour une raison particulière ?

— J'ai besoin d'avoir une raison ?

— Pourquoi tu serais ici, sinon ? J'ai été plutôt clair en ce qui concerne ce que je pense de toi, pas vrai ?

Leurs regards se croisèrent et l'absence d'émotions dans celui du jeune homme arracha à Ophelia un sourire piteux.

— Plutôt, oui, avoua-t-elle.

— Pourquoi tu t'accroches, alors ?

— Parce que tu sous-estimes mes capacités de compréhension. Tu me mens. Je sais pas pourquoi... mais t'essaies de me garder loin de toi. Et ça a marché quelques temps mais c'est fini, alors arrête de te fatiguer. C'est pas ces mots-là que je retiens de toi, ajouta-t-elle après un instant.

Longtemps silencieux, Eren fit de son mieux pour ne pas se remémorer les moments qu'ils avaient partagés. De la douceur de sa main dans la sienne lorsqu'ils avaient sauté du haut de cette falaise à la dernière fois qu'il avait pu poser ses lèvres contre les siennes, tout était encore vivace dans son esprit et lui criait de s'arranger pour retrouver ces sensations. Toutes ces soirées passées à discuter, à échanger chaque anecdote qui leur venait à l'esprit jusqu'à ce qu'ils en arrivent à se connaître par cœur. Comment avait-il pu laisser tout cela arriver ?

— Tu te rends pas compte de ce que ça implique, dit-il avant même d'y avoir réfléchi.

Ophelia se redressa sans cesser de le dévisager, désespérément à la recherche de réponses.

— Comment ça ?

— C'est ici que t'es née et que t'as grandi. Tu sais ce qui se prépare, mais ça te dérange pas de t'accrocher à quelqu'un qui compte détruire ta maison.

— Ma maison ?

Ce simple terme la fit presque rire. Intrigué, Eren la toisa et attendit qu'elle reprenne, observant avec attention la manière dont ses lèvres pleines s'étirèrent lorsqu'elle sourit et comment elle passa une main dans ses cheveux ébène en cherchant ses mots.

— Ma maison n'a jamais été un lieu. C'était Aida, admit-elle. Juste Aida. Jusqu'à ce que je brise cette maudite promesse que je me suis faite à moi-même et que je laisse une autre personne apprendre à me comprendre. Alors cette ville entière peut aller se faire voir.

— Et tu trouves ça bien ?

— Je crois pas aux notions de bien et de mal. Des innocents souffriront mourront demain et c'est injuste, mais des innocents souffrent et meurent tous les jours. Les gens s'indignent face à l'injustice seulement lorsqu'elle touche leurs proches ou leur petit quotidien confortable. C'est tout le problème de ce monde, non ? souffla Ophelia. Mais j'ai assez étudié les différents partis pour tous les comprendre et ne plus être capable de ne voir que ce qui m'arrange. Je vois tout, maintenant. C'est ma malédiction à moi. Mais je reste une humaine au milieu d'une guerre à venir, alors je peux juste me battre du côté de ce qui me semble important, parce que c'est ce que les humains font, même si c'est injuste pour d'autres. Peu importe ce qu'on fait, c'est toujours bein, mal ou injuste aux yeux de quelqu'un d'autre, de toute façon.

Désormais capable de comprendre ce qu'elle voulait dire, Eren acquiesça lentement et reporta son attention sur ses propres mains posées sur sa béquille.

— Et ce qui te semble important, c'est...

— Toi.

La jeune femme déglutit avec difficulté, peu habituée à se confier ainsi alors qu'elle demeurait dans l'incertitude pour ce qui les concernait.

— J'ai perdu Aida sans avoir aucune chance d'empêcher sa mort à cause de mon inattention alors... Peu importe comment l'histoire se finit, je te laisserai pas tomber, toi. Jamais.

Ces mots le heurtèrent de plusieurs manières bien différentes. Il détestait les entendre parce qu'il savait qu'ils causeraient sa perte. Elle souffrirait, et elle le savait. Elle souffrait déjà. Mais savoir qu'elle ne prévoyait pas de s'éloigner malgré la voie qu'il empruntait était si rassurant qu'il en vint à se demander si se conforter dans son égoïsme ne serait pas une bonne idée.

Il était égoïste de la vouloir et de se permettre de l'avoir tout en connaissant les conséquences, mais l'abandonner n'aidait personne non plus. C'était un cycle sans fin.

Percevant son conflit intérieur, Ophelia eut un geste auquel même lui ne s'attendait pas.

Elle tendit la main vers lui.

Leurs regards s'accrochèrent à nouveau et elle attendit, paume ouverte et tournée vers le ciel. Eren douta soudainement de la propreté de ses mains. Il pouvait déjà sentir les litres de sang qui s'y amasseraient bientôt, les cendres de tout ce qui brûlerait et les vies détruites qu'il porterait avec lui jusqu'à la fin. Elle méritait mieux qu'un tas de remords et de violence au doux creux de sa paume.

Mais Ophelia se fichait du sang, des cendres et de la mort. Elle ne voyait que des mains. Des mains capables de toucher, tenir, caresser. C'était comme ça qu'elle les connaissait et elle leur faisait confiance, plus que n'importe quelles autres mains. Elle ne voyait que lui.

Quand leurs paumes glissèrent l'une contre l'autre et que leurs doigts s'entrelacèrent prudemment, tous deux eurent la stupide impression qu'ils avaient cessé de respirer pendant une période indéfinie. Et là, parce que leurs peaux se retrouvaient et se réveillaient l'une et l'autre, tout semblait se remettre à sa place. C'était ainsi que ça devait être, c'était écrit. Il le savait aussi bien qu'elle.

— Hawk !

Échangeant un regard agacé, ils se lâchèrent à contrecœur et Eren revint à son faux rôle d'estropié amnésique tandis qu'Ophelia se tournait vers son interlocuteur avec froideur. C'était un officier Mahr, évidemment. Son air amusé lui fit d'ailleurs hausser un sourcil.

— Oui ?

— Qui aurait cru que tu reviendrais ici de toi-même ! ricana le cinquantenaire. Ça te rappelle des souvenirs ?

Confuse par sa soudaine intervention et par ses mots dénués de sens, la jeune femme le dévisagea sans trouver une réponse adaptée. Elle n'aimait pas la confiance avec laquelle il s'adressait à elle. D'habitude, les Mahr étaient méfiants lorsqu'ils l'approchaient. Celui-là devait penser qu'il ne risquait rien ici, dans un hôpital où seul un estropié sans défense serait témoin de la scène.

— Je vois pas de quoi vous parlez.

— Quoi, vraiment ? Tu t'es cognée la tête aussi, ce jour-là ? C'est ici qu'on t'a rafistolée après ta fâcheuse chute, voyons !

Si elle eut besoin d'un instant de plus pour comprendre la signification du clin d'œil que l'homme lui adressa, ce ne fût pas le cas d'Eren dont les doigts serrèrent si fort sa béquille qu'il se crut un moment capable de la briser.

— Ma chute ? répéta Ophelia.

Le Mahr perdit son sourire en la voyant se lever, toute trace du moment de douceur qu'il avait interrompu ayant quitté son regard. Ses yeux avaient beau être d'un bleu océanique, ils semblèrent se teinter de noir lorsqu'elle les posa sur lui. Il la dépassait d'une bonne demie-tête mais la colère qui émanait d'elle le prit par surprise.

— Je rêve où tu essaies de m'intimider, Hawk ? Reste à ta place, tu veux ?

— Hm ? Vous aviez l'air d'avoir beaucoup de choses à dire, il y une seconde, non ? Je vous écoute, du coup. De quelle chute vous parlez, exactement ?

— T'es rancunière comme gamine, hein ? Tu sais que j'ai juste fait mon travail en te punissant ce jour-là.

L'image de la large cicatrice qui s'étalait dans le dos de la jeune femme encore bien en tête, Eren dût lutter contre l'envie d'étriper cet homme sur place. Ophelia, elle, avança d'un pas supplémentaire et se mit à sourire.

— Vous avez bien choisi votre moment, vous savez ? La plupart des blessés sont rentrés, à cette heure-ci, et les médecins sont regroupés à l'intérieur. Personne ne nous regarde. Mis à part lui, ajouta-t-elle en désignant Eren, mais vous pouvez être sûr qu'il ne dira rien de tout ce qu'il voit.

Confus, l'officier balaya la cour des yeux et eut le temps d'apercevoir le mépris dans l'œil valide du brun juste avant qu'il ne regarde ailleurs. Il feignit l'indifférence malgré sa nervosité, ce qui amusa un peu plus Ophelia.

— Tu me menaces, maintenant ?

— Encore une fois... dommage qu'il n'y ait pas de témoins, pas vrai ?

Il ne vit pas son poing arriver, mais sentit bien la douleur du coup se diffuser à partir de sa pommette. Satisfaite, la traîtresse profita de sa surprise pour agripper ses épaules et cogner son genou là où elle était certaine de provoquer une dose suffisante de souffrance. Eren l'observa avec attention, toujours surpris de la voir ainsi à l'œuvre. Elle se servait si souvent des mots pour attaquer qu'il en était facile d'oublier les nombreux entraînements physiques qu'elle avait suivis. La plainte qui échappa au Mahr la fit ricaner tandis qu'elle approchait sa bouche de son oreille sans prêter attention à la manière dont il se tordait de douleur.

— Si on vous demande, vous direz que vous êtes tombés quelque part par manque d'attention, n'est-ce pas ? Et vous oublierez ça vite, bien sûr. Vous n'êtes quand même pas du genre rancunier, si ?

— Tu veux vraiment finir comme ta frangine, en fait, rétorqua-t-il avec difficulté.

Le coup de pied qu'elle asséna à son genou lui fit perdre l'équilibre. Impassible, Ophelia le laissa s'effondrer contre les pavés et le toisa de son air le plus menaçant.

— Qui l'a tuée ? Je sais que vous le savez, vous venez de vous trahir. Donnez-moi des noms ou celui-ci pourrait bientôt se rappeler comment parler et témoigner en ma faveur pour tout ce que vous venez d'avouer, mentit-elle en désignant à nouveau Eren d'un signe de tête.

— Tu crois vraiment pouvoir me manipuler et...

La fin de sa phrase mourut en un cri de surprise lorsqu'elle posa le dessous de sa botte contre sa main posée au sol, juste assez pour lui provoquer une sensation désagréable. Le regard qu'il releva vers elle hurlait le mot démon. Avec une telle attitude, elle donnait enfin une raison aux Mahr de craindre les Eldiens.

— J'ai pas envie de vous la briser mais je suis plus vraiment du genre patiente alors dépêchez-vous.

— Je sais pas qui exactement s'en est occupé, répondit le Mahr après avoir soupiré de fatigue. Je sais juste que ceux du dessus ont chargé Diaz d'organiser l'opération.

— Diaz ? répéta Ophelia avec dégoût, se rappelant les multiples moments où elle avait croisé cet officier depuis son retour sans qu'il n'ait aucune difficulté à la regarder dans les yeux. D'accord.

Son visage changea du tout au tout au moment où la porte du bâtiment de l'hôpital s'ouvrit, à quelques mètres de là. Même Eren fut surpris de la voir adopter un comportement si différent en une fraction de seconde.

— Oh, comme je suis maladroite ! s'exclama-t-elle tout en libérant sa main. Vous avez besoin d'aide, monsieur ?

Le regard noir, le Mahr accepta son aide pour se redresser sous son regard insistant. Il s'empressa de s'éloigner malgré la douleur qui irradiait encore dans son entrejambe, ne tenant pas à rester près de cette monstruosité plus que nécessaire. L'infirmière qui se dirigeait vers eux s'arrêta à une certaine distance et grimaça à la vue du nez ensanglanté de l'homme.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Aucune idée, je rendais visite à ce malade comme je le fais souvent et cet officier s'est effondré juste devant moi, expliqua Ophelia avec une moue soucieuse. Vous devriez peut-être l'emmener à l'intérieur, je me demande s'il n'a pas pris un coup sur la tête. Encore désolée pour votre main, monsieur !

— C'est rien, grogna le concerné sans même parvenir à la regarder. J'ai juste trébuché. Je suis en retard pour une réunion, je dois y aller.

— Vous êtes sûr ? s'enquit l'infirmière.

— Oui. Je traîne pas dans cette partie de la ville par plaisir, qu'est-ce que vous croyez ? cracha-t-il.

— C'est compréhensible, acquiesça doucement la traîtresse. Pourrez-vous tout de même transmettre mon message à l'officier Diaz ? Dites-lui que je suis au courant et que je m'arrangerai pour lui parler au plus vite, d'accord ? Je m'excuserai de l'avoir fait attendre, bien sûr.

L'homme se figea un instant, conscient du danger qu'elle représentait de par ses agissements imprévisibles. Même en prévenant son collègue, comment savoir de quoi elle serait capable pour venger Aida ? Son regard brillant de malice était d'ailleurs lourd de sens. Elle ne plaisantait pas.

— Je ferai ça, oui.

— Parfait, alors, sourit Ophelia. Merci encore !

Eren faillit ouvrir la bouche pour parler lorsqu'elle se tourna vers lui, le sang encore bouillant dans ses veines. Il pouvait sentir sa détermination d'ici et ne pouvait s'empêcher de se demander lui-même ce qu'elle comptait faire.

— À demain, monsieur Kruger ! Faites attention à vous.

Le clin d'œil discret qu'elle lui adressa avant de tourner les talons pour de bon le laissa sans voix.

Maintenant, seule une pensée obsédante emplirait l'esprit d'Ophelia pour les heures à venir.

Celle de sa vengeance qui approchait.

。・:*:・゚★,。・:*:・゚☆

j'ai passé TELLEMENT DE TEMPS sur ce chapitre c'est même plus drôle

mais voilà, il est là
faites-en ce que vous voulez

je fais au plus vite pour la souite

Zoé

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