chapitre 15 ◌ humain

Un long soupir contrarié échappa à Ophelia. Cela faisait déjà des jours que ses cheveux avaient radicalement perdu en longueur, mais elle ne s'était pas encore habituée aux mèches qui venaient désormais lui barrer la vue à la moindre occasion, puisqu'ils étaient trop courts pour les attacher. Agacée, elle finit par lever son pinceau pour ranger une mèche ébène derrière son oreille avant de râler une nouvelle fois lorsqu'elle se libéra à l'instant même où Ophelia se pencha sur son travail.

Trop concentrée sur la grande toile posée à même le sol et déjà décorée de formes abstraites et colorées, Ophelia ne fit pas attention au bruit de la porte qui s'ouvrit.

— O' ?

— Quoi encore ? marmonna-t-elle.

— La vieille dame veut te voir.

La jeune femme se redressa à contrecœur et se figea en apercevant son colocataire à quelques mètres d'elle, torse nu. Ses sourcils se froncèrent sous le coup de la confusion.

— Tu peux pas t'habiller ? Surtout si c'est pour aller parler à la propriétaire, bon sang... Mais qu'est-ce que tu manges ? Et, putain, où est-ce que t'as trouvé ce chat ?

— Ma chemise est en train de sécher, rétorqua Eren d'un air contrarié. La vieille dame m'a donné du pain qu'elle a fait ce matin, t'en veux ?

— Eren. Le chat, insista Ophelia.

Indifférent, il baissa les yeux vers la boule de poils blanche blottie dans ses bras et haussa les épaules.

— Il était devant la porte. Tiens.

Croquant un nouveau morceau de sa miche de pain frais, le jeune homme transféra l'animal à Ophelia qui sursauta et s'empressa de le lui rendre, envoyant voler une myriade de poils de chat autour d'elle.

— Quoi, t'aimes pas les chats ? s'étonna Eren, une main déjà glissée dans le pelage du concerné qui se mit à ronronner sans retenue.

— C'est lui qui m'aime pas, regarde-le.

Confus, le brun jeta un regard au chat sans rien remarquer d'anormal. Quand il reporta son attention sur Ophelia, elle leva les yeux au ciel et quitta sa position assise pour se diriger vers la porte. D'un seul coup d'œil, elle lui fit comprendre que son nouvel ami n'avait pas intérêt à saccager son travail avant de s'en aller pour de bon. Laissé seul avec la boule de poils, Eren termina son morceau de pain tout en l'empêchant de se jeter sur la toile laissée au sol. Si Ophelia prévoyait toujours de l'offrir à la propriétaire de l'auberge dans laquelle ils s'étaient installés, il valait mieux ne pas la ruiner maintenant.

Près d'une semaine s'était écoulée depuis leur arrivée ici. Eren avait encore du mal à comprendre comment Ophelia avait pu s'attirer l'affection de la vieille dame qui tenait les lieux si vite, mais il ne préférait pas remettre en question ses méthodes.

Le chat blanc fit la découverte d'un phénomène très étrange quand la porte de la chambre s'ouvrit à nouveau et le fit sursauter. Il oublia alors bien vite sa frayeur, trop concentré sur la petite plaie censée orner la main d'Eren après le passage de ses griffes et qui venait pourtant de se refermer sous ses yeux. Sous le regard perdu d'Ophelia, le brun ne put que râler et poser l'animal à côté de lui lorsqu'il se mit à lui planter les griffes dans la peau volontairement, croyant là à un nouveau jeu.

— Alors ? fit Eren.

Le jeune femme se détourna de leur nouveau colocataire pour se pencher à nouveau sur sa peinture en soupirant.

— Alors... Puisqu'elle a un faible pour les jeunes couples de voyageurs, elle accepte de nous laisser cette chambre tant que je suis d'accord pour travailler un peu pour elle. Elle est sûre qu'avoir une pianiste dans la salle de réception serait le meilleur moyen d'inciter les gens à venir ici. Et c'est plutôt vrai, je suppose, ajouta Ophelia. Il faut aussi que je termine ça, ce sera affiché en bas. Ça manque de déco, ici.

Il fallut plusieurs secondes au jeune homme pour se rendre compte qu'elle avait cessé de parler. Quand il prit conscience de son trouble, Eren passa une main sur son visage fatigué et quitta le lit pour s'asseoir en tailleur près de la toile, face à sa coéquipière du moment. Elle le remarqua à peine, les yeux rivés à son travail. C'était un assortiment de couleurs et de formes qu'il n'aurait su décrire avec son pauvre vocabulaire, mais la peinture dans son ensemble inspirait l'harmonie, la paix.

C'était beau.

Il n'était pourtant pas certain de préférer regarder cette toile plutôt que celle qui s'occupait de la remplir. Il l'avait rarement vue plus naturelle, avec ses cheveux inégaux, son simple débardeur noir et ses sourcils froncés de concentration au dessus de ses yeux d'un bleu qu'il n'aurait pas su nommer non plus. Elle s'arrêtait parfois dans ses mouvements pour chasser une mèche rebelle, et parfois pas, lorsqu'elle était trop appliquée pour les remarquer. Mais quoiqu'elle fasse ou ne fasse pas, il y avait toujours quelque chose pour attirer son regard à lui, qui ne demandait qu'à penser à autre chose qu'à tout ce qui touchait de près ou de loin à elle et à l'avenir qui l'attendait.

— C'est malpoli de fixer les gens, Jaeger, marmonna Ophelia sans même relever les yeux de sa peinture.

— J'ai jamais prétendu être poli. Peu importe, reprit-il quand elle haussa un sourcil dans sa direction. C'est quoi, le plan ?

— Le plan..?

— Les guerriers sont au front, on le sait, maintenant. Tout le monde en parle.

La jeune femme posa brutalement son pinceau, contrariée par le ton sec qu'il venait d'employer. Elle n'avait pas non plus besoin qu'on lui rappelle que le monde était encore en conflit. C'était pourtant logique : Mahr avait échoué contre Paradis et rien n'avait échappé aux autres nations lorsque les guerriers étaient revenus les mains vides après avoir perdu la moitié des leurs en chemin. L'armée Mahr s'était affaiblie aux yeux du reste du monde, sans compter le fait que, là où Mahr comptait sur son unité de guerriers, les autres n'avaient fait que gagner en progrès technologiques.

Ophelia n'avait jamais été naïve au point de croire que les guerriers étaient invincibles, mais pour la première fois de sa vie, elle se sentait inquiète pour eux. Porco était là-bas lui aussi, quelque part au front avec le Titan dont il avait hérité. Peut-être ne le reverrait-elle jamais, finalement.

— Et qu'est-ce qu'on y peut ? lança-t-elle alors sans animosité. Si Mahr arrive à gérer la situation, ils seront bientôt renvoyés ici et on pourra trouver un moyen de parler à Sieg. Sinon...

— Tu crois qu'on peut attendre et aviser ? rétorqua Eren, bien moins calme qu'il y a tout juste quelques secondes. Si Mahr gagne et que les guerriers rentrent au bercail, qu'est-ce qui arrive ensuite, d'après toi ? Paradis est leur cible prioritaire. À l'heure qu'il est, il doit bien y avoir quelqu'un qui réfléchit déjà à la manière dont ils attaqueront. On doit être plus rapides qu'eux. Sans compter qu'il faut pas seulement parler à Sieg, il faut le ramener sur l'île. T'es pas censée être la stratégiste des deux ?

— À moins que tu aies soudainement gagné en intelligence, oui, c'est moi, ironisa Ophelia. Mais puisque t'as l'air si bien parti, vas-y, je t'écoute. Qu'est-ce que tu veux faire ? Aller au front, t'infiltrer et ramener Sieg toi-même ?

Elle s'interrompit au regard lourd de sens que lui renvoya le jeune homme. Il y réfléchissait. Il envisageait un plan si dangereux. Ophelia resta sans voix un instant, résistant difficilement à l'envie de l'attraper par les épaules pour le secouer et lui remettre les idées en place. Loin de son ironie, elle passa nerveusement une main dans ses cheveux avant de secouer la tête.

— Tu peux pas faire ça.

— Depuis quand tu décides de ce que je peux faire ou pas ?

— Pas seul, insista-t-elle.

Très sérieuse, la jeune femme planta son regard dans celui d'Eren afin de lui faire comprendre qu'elle ne plaisantait pas. Plus qu'agacé, il se redressa et soupira bruyamment sans pour autant savoir quoi dire. Il ne doutait pas d'elle ; cette idiote était plus que capable de trouver un moyen de s'infiltrer dans l'armée et de réfléchir à une solution pour ce qui concernait Sieg. Mais l'imaginer prendre le risque qu'on lui fasse du mal afin de lui soutirer des informations - ce qui arriverait si on la démasquait - suffit à Eren pour prendre la décision de ne pas la laisser faire. Seul, il n'aurait pas à s'inquiéter pour quoi que ce soit, il y arriverait.

— Je prends mes propres décisions, conclut-il froidement. J'ai pas besoin que tu me colles plus longtemps que nécessaire et que t'essaies de me materner.

— Qu'est-ce que je m'apprête à faire ?

Il ne put se retenir de lever les yeux au ciel. Cette simple question était devenue un jeu entier et Ophelia semblait toujours beaucoup s'amuser. Jusqu'ici, il n'avait pas réussi à prévoir le moindre de ses gestes.

— J'ai pas envie de jouer.

Refuser n'était pas une réponse acceptable, Eren le comprit quand une main pleine de peinture verte se posa contre sa joue avant de repartir aussitôt. Les dents serrées, le jeune homme leva les yeux vers sa colocataire pour apercevoir son sourire satisfait. Nul besoin de courir vers le miroir pour constater les dégâts, il pouvait sentir l'épais liquide froid contre la peau de son visage.

— Qu'est-ce que tu dis de ça, Jaeger ?

— J'en dis que tu ferais mieux d'éloigner ta toile.

Ophelia eut tout juste le temps d'afficher une expression confuse. Son premier réflexe fut bien de mettre son travail à l'abri quand une couche épaisse de peinture rouge atteignit sa joue gauche. Combiné au visage d'Eren qui ressemblait plus à un gamin fier de son coup qu'au jeune adulte tourmenté qu'il était, le geste la fit éclater de rire.

Ainsi, sous le regard inquisiteur de la boule de poils encore perchée sur le lit, les deux déserteurs firent voler la peinture jusqu'à en être recouverts. Retenant instinctivement la jeune femme lorsqu'elle voulut lui toucher le visage une nouvelle fois, Eren décora ses bras de l'empreinte de ses mains sans même le remarquer. Leurs paumes s'étaient teintes d'un mélange de rouge et de vert à force de se rencontrer, mais ils entendaient plus leurs rires qu'ils ne voyaient les dégâts qu'ils causaient.

— T'auras même plus de peinture si tu continues, fit-il remarquer.

À genoux sur le sol face à face, leurs mains liées alors que chacun tentait de faire perdre l'équilibre à l'autre, Ophelia lui jeta un regard de défi.

— Avoue juste que je suis plus forte que toi.

Cette remarque lui apporta la réaction attendue. Eren serra ses doigts plus fort et approcha jusqu'à contraindre la jeune femme à lever les yeux pour le regarder, visiblement décidé à ne pas céder en premier. Un sourcil arqué, elle détailla son expression confiante, presque arrogante, avant de ricaner.

— Tu te crois vraiment invincible, pas vrai ?

— Peut-être.

— Qu'est-ce que je m'apprête à faire ? répéta-t-elle.

Le sourire d'Ophelia s'agrandit lorsqu'elle perçut la soudaine nervosité du jeune homme. Trop concentré sur sa propre respiration devenue difficile, il ne prit pas la peine de répondre et se contenta de la dévisager. Joueuse, elle laissa son regard glisser jusqu'à ses lèvres et inclina la tête pour approcher son visage du sien.

— Un truc que tu devrais pas faire, comme d'habitude, souffla Eren.

Profitant de son inattention temporaire, Ophelia parvint à pousser sur ses mains pour le faire basculer en arrière, arrachant un juron au brun dont le dos cogna le parquet. Elle laissa échapper un éclat de rire si léger qu'il en parut irréel et ne fit aucune remarque concernant les paumes d'Eren qui avaient glissé jusqu'à sa taille pour l'entrainer dans sa chute. Ses propres mains se posèrent par automatisme sur son torse et y laissèrent leurs empreintes colorées lorsqu'elle les enleva pour les appuyer contre le sol, désormais plus proche de lui que jamais.

— La vie serait vachement ennuyante si on faisait seulement ce qu'on doit faire, non ?

Plus sérieuse, elle le couvrit d'un regard si compréhensif qu'il eut l'impression stupide qu'elle en savait plus que ce qu'elle était censée savoir. C'était impossible, pas de doute là-dessus ; il veillait à la tenir loin de ses futurs crimes. À tous les tenir loin de lui. Elle était pourtant très proche, là, contre lui. Qu'était-il en train de faire ? Devenir le monstre qu'il avait longtemps voulu annihiler suffisait, pourquoi envisageait-il maintenant l'idée d'ajouter une personne à la liste de ceux qu'il ferait souffrir ? Elle avait tort. Il fallait qu'il fasse ce qu'il avait à faire, ni plus, ni moins. Mais pourrait-il alors vraiment se qualifier de libre ? S'il l'était, alors pourquoi ne pouvait-il pas agir au lieu de ruminer ses propres pensées ? Il devrait pouvoir faire ce qu'il voulait sans se soucier des coïncidences.

Liberté rimait bel et bien avec égoïsme.

— Peut-être, mais elle serait plus douloureuse si on faisait vraiment tout ce qu'on voulait, répondit Eren pour ne pas songer à son destin plus longtemps.

— C'est ce que je dis.

Le doux sourire qui étira ses lèvres pleines manqua de lui faire perdre la raison.

— La douleur, c'est tout ce qui fait de nous des humains. Si tu fais seulement ce qu'on attend de toi sans jamais prendre de risques, comment est-ce que tu veux apprendre ? Sans compter que c'est aussi douloureux de se priver de quelque chose que tu veux, non ?

Sans voix, le jeune homme l'observa décoller une main du sol pour remettre ses propres cheveux derrière son oreille. Le mouvement lui permit seulement de prendre conscience de leur proximité et de comprendre ce qu'elle voulait dire. C'était douloureux, oui. La regarder et ne pas pouvoir dire ce qu'il pensait, ce qu'il ressentait. Ne pas pouvoir accepter cette proximité et avouer à quel point il mourait d'envie de n'en faire qu'à sa tête. C'était frustrant mais nécessaire. Elle n'avait pas besoin de le comprendre, c'était comme ça et c'était tout.

— Peut-être, admit-il. Mais si c'est pour le bien de quelqu'un...

— Quelle âme charitable, ricana Ophelia. Pour info, c'est pas parce que tu veux quelque chose et que tu essaies de l'avoir, que tu l'auras. Et, si tu veux une personne et que cette personne décide de te laisser l'avoir alors qu'elle connaît les conséquences, elle est tout autant responsable que toi. Si tu tentes rien, quand est-ce que tu t'amuses ?

Satisfaite de l'avoir privé de tout argument, elle haussa les sourcils. Mais Eren n'était pas d'humeur à lui lancer un regard noir et à la repousser brusquement comme il s'était promis de le faire. Pas alors qu'elle était si proche. Elle semblait l'avoir compris, elle aussi. Quand elle entrouvrit à nouveau la bouche pour parler, son souffle vint s'échouer contre les lèvres du jeune homme et leurs nez se frolèrent. Ce détail la fit sourire.

— Et personne n'est invincible, continua-t-elle à voix basse. Même pas toi. C'est ce qui fait de toi un humain, que tu le veuilles ou non.

Il crut un instant qu'elle s'apprêtait à commettre l'irréparable, l'erreur qu'il voulait éviter, mais elle se contenta de poser ses lèvres contre sa joue, peut-être un peu trop longtemps. Ensuite, elle se redressa puis le libéra de sa prise en retournant près de sa toile, le visage et les bras encore pleins de peinture. Ce fut un miaulement plaintif qui ramena Eren à la réalité. Dissimulant au mieux son trouble, il se redressa et s'assit en tailleur à même le sol avant de soupirer longuement. L'animal vint de lui-même frotter sa tête contre sa main pour l'inciter à lui donner de l'attention, ce qu'il fit tout en réfléchissant aux paroles d'Ophelia.

Il n'était pas certain de pouvoir lui donner raison. Sa vulnérabilité venait de ceux auxquels il tenait. Si ses amis n'étaient plus à ses côtés... que lui restait-il d'humain ? Elle ne savait pas de quoi elle parlait.

Quel genre d'humain dispose du pouvoir de décider qui doit vivre et qui doit mourir ?

。・:*:・゚★,。・:*:・゚☆

heyy comme promis, un nouveau chapitre aujourd'hui 😎

au programme nous avons une ophelia qui s'improvise peintre, un chat rigolo et un débat intérieur incessant de la part de monsieur jaeger 👌

on s'amuse comme des ptits fous ici

je vais faire au plus vite pour la suite, j'essaie de prendre de l'avance sur l'écriture au maximum !

à bientôt ✨

Zoé

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