𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟖 : 𝐒𝐡𝐚𝐧𝐤𝐬.
𝐋𝐀 𝐏𝐄𝐓𝐈𝐓𝐄 𝐒𝐈𝐑𝐄𝐍𝐄
𝐒𝐡𝐚𝐧𝐤𝐬 𝐥𝐞 𝐑𝐨𝐮𝐱
𝐕𝐈𝐈𝐈
Un navire est bloqué en mer.
Cachée derrière un rocher, ma queue de sirène filant dans mon sillage, j’observe l’immense embarcation qui me montre le flanc. Agrippée à la pierre, consciente du danger qui me guette, je n’arrive pas à m’arracher à la contemplation de cette embarcation.
Jamais je n’ai vu un tel monument.
Immense, il s’élève haut dans le ciel et s’enfonce profondément dans l’eau. Sa coque vernie, parsemée de coquillages trahissant son nombre d’années passées en mer, provoque des vagues par sa simple présence. Mon corps flotte, minuscule à côté du navire.
Grandiose et imposant.
Une tête de proue écarlate surmontée de cornes criant au danger mène trois mâts parsemés d’étendards blancs aux symboles de tête de mort rayés de rouge. A bord, nombreuses sont les voix d’hommes qui s’élèvent, cassantes et hargneuses.
Enfin, j’aperçois ce dont les anciens parlaient… Je suis devant un véritable navire de pirates.
Mes yeux s’illuminent en songeant à tout ce que ce bateau a pu connaître. Il a dû s’enfoncer dans des pays que nul ne connaît et glisser sur des eaux aux couleurs improbables… A son bord, les corsaires doivent porter sur leur visage les marques de folles aventures, boiter après que le temps et ses travers les aient amôchés, trouver le bonheur dans les rusticité du quotidien…
— QUI EST LE CONNARD QUI A JETÉ L'ANCRE EN PLEIN MILIEU D’UNE MER SANS VAGUE ?
Je sursaute en entendant ce hurlement, par-dessus le brouhaha infernal.
— ON STAGNAIT, FALLAIT BIEN FAIRE QUELQUE CHOSE !
— ET DONC TON CERVEAU DE GÉNIE S’EST DIT QUE L’UNIQUE SOLUTION ÉTAIT DE JETER L’ANCRE ? ELLE EST OU, D’AILLEURS, CETTE ANCRE DE MALHEUR ?
Je me fige en réalisant à quoi relie la corde tendue depuis tout à l’heure, entre le bateau et le rocher auquel je suis accrochée. Baissant les yeux sous la surface, j’aperçois ma queue, constituée d’écailles irisées couleur rouille et argent et se terminant en une fine membrane semblable à un tissu fluide.
Avec horreur, je constate que la fameuse ancre est coincée dans le rocher auquel je m’agrippe, depuis tout à l’heure.
— Ah bah, la voilà ! reprend la voix qui hurlait, tantôt. Mademoiselle ? Mademoiselle ?
Brutalement, je me redresse, découvrant l’homme qui s’adresse à moi. Aussitôt, mon cœur fait un bond dans ma poitrine.
Les anciens parlent de l’infini beauté des princes… Serait-il possible que ce pirate en soit un ?
Il y a quelque chose dans le mouvement de ses mèches écarlates, semblable à des flammes dansant dans le vent sans jamais daigner s’éteindre. Tout comme il y a quelque chose dans l’éclat de son regard, semblable à un anneau d’onyx qui me transperce depuis son perchoir. Oui, assurément, il y a quelque chose dans les angles de son visage taillé avec minutie par les forces de l’Océan. Pour sûr, finalement, il y a quelque chose dans les trois balafres zébrant son œil gauche sans même parvenir à le fermer.
Une force grondante dans la tranquillité d’une âme. Un souffle que l’on suspend.
Levant un bras pour me faire signe, il m’appelle à nouveau :
— Oui ! Toi ! Excuse-moi, pourrais-tu retirer cette encre, s’il-te-plaît ? demande-t-il sans que je ne sache trop comment réagir.
— Capitaine ? Mais à qui vous parlez ? retentit une voix bourrue.
— Bah… Étant donné où on se trouve, une sirène, je suppose.
Ce mot provoque aussitôt un torrent d’exclamation et je sursaute violemment, paniquée, en entendant les hurlements qui retentissent. Des sons stupéfaits, émerveillés et excités résonnent sans que je ne sache quoi faire.
— Du calme, arrêtez de vous comporter comme des…
Mais la voix du capitaine est engloutie par le bruit des pirates se précipitant sur la rampe afin de me voir.
Je ne perds pas une seconde.
Plongeant dans l’eau, je file sous la coque du bateau, là où ils ne pourront ni me voir, ni m’atteindre avec des filets. L’obscurité est omniprésente, sous le navire. Mais elle est aussi synonyme de quiétude.
Les créatures marines me laisseront tranquilles et les Hommes ne pourront pas m’atteindre.
Alors je compte rester ici jusqu’à la tombée de la nuit.
♔
La lune est haute dans le ciel lorsque j’émerge de ma cachette. Prudemment, je sors la tête de l’eau, toujours plaquée à la coque du bateau. Je crains de trop m’en éloigner, par peur de devenir visible des pirates.
A quelques mètres, je peux voir le rocher, illuminé des lumières de la lune. Je ne sais pas si je peux m’y élancer maintenant.
— N’ai crainte, ils sont tous partis dormir.
Je sursaute en entendant cette voix. Celle du capitaine aux allures de prince.
Hésitante, je m’écarte de la coque du bateau afin de pouvoir le voir. Comme tantôt, il est accoudé à la rampe et m’observe de ses yeux sombres. Un air sérieux couvre ses traits.
— Je suis désolé pour leur comportement. Ils m’ont fait la même chose en voyant un lapin qui parlait, il y a une semaine… Ils ne savent pas se comporter.
Ses excuses me rassurent et j’esquisse un sourire. Il me le rend, visiblement soulagé que je ne m’enfuis pas à toute allure.
— Je m’appelle Shanks le Roux, et toi ?
Hésitante, je mets quelques instants, regardant autour de moi, avant de lui répondre. Il rit légèrement lorsque je fais cela.
— L’information est-t-elle si confidentielle que tu dois vérifier que personne ne t’écoute ?
— D’ordinaire, les humains n’aiment pas que les sirènes prennent la parole en leur présence… J’aimerais simplement m’éviter des ennuis.
Un sourire profondément doux étire ses lèvres et il m’offre une légère grimace.
— Ce que les humains peuvent être insupportables, avec leurs préjugés.
— Vous ne pensez pas que nous pouvons inhiber tous vos sens en un chant ?
— Si, tout comme nous pouvons vous occire d’un coup d’épée ou même de canon. A quoi bon vous haïr ? Les personnes sensées n’ont pas le temps d’haïr.
J’apprécie ce que j’entends-là. Un sourire étire mes lèvres et je réalise qu’il est bien différent du portrait que les anciens dressent habituellement des pirates.
Mon regard dévie sur le rocher où l’ancre est coincée.
— Je peux la retirer, si vous en avez besoin.
Ses yeux se plissent et il m’observe quelques instants.
— Je crois que le calme de cette mer me plaît… Je vais rester ici quelque temps. Histoire de trouver un peu de repos.
Mon regard s’arrondit à cette déclaration mais il ajoute dans un clin d’oeil :
— Mais ça ne me dérangerait pas que tu viennes me voir régulièrement, au cas où, un jour, je décide de lever l’ancre.
Mon cœur bat à tout rompre, créant une masse cuisante en moi. Je frissonne, l’observant.
— Je… Oui, je pourrais revenir.
Son sourire s’élargit et il déclare :
— J’ai hâte.
♔
Chaque soir, dissimulée sous la surface de la mer, j’attends que les pirates aillent dormir. Shanks pose alors une lampe à huile, sur la rampe du navire.
Depuis les tréfonds de l’eau, j’aperçois la lueur et grimpe jusqu’au rocher. Là, m’y asseyant, je salue le capitaine.
— Alors ? Cette histoire de prisonnier ?
Je ne sais trop depuis combien de temps nous discutons ainsi. Régulièrement, j'apporte des vivres afin qu’ils ne soient pas forcés de partir.
Aujourd’hui, Shanks grignote un bout d’algue grillé.
— Eh bien, j’en étais sûr, il avait volé ma longue-vue. Il la cachait dans son pot-de-chambre, le fumier. Et le pot-de-chambre en question n’était pas vide.
— Tu l’as récupérée ?
Il me fusille du regard. Je le lui rends bien.
— J’en conclus que oui…
Nous ne tenons que quelques secondes avant d’éclater de rire.
— Mais sérieux, il me fait chier ! s’exclame-t-il d’une voix plaintive. Je l’aimais, moi, cette longue vue ! Et je n’ai aucune idée d’où en retrouver ! J’en ai besoin tous les jours, il va falloir que je me débrouille pour en trouver une autre.
L’eau me semble soudain glacée et l’air, brûlant. Je me fige, à l'orée de deux mondes. Il compte s’en aller. Quérir une boutique afin de récupérer ce dont il a besoin. Il lui faut partir pour retrouver une longue-vue.
Je ne peux pas le laisser filer.
— J’ai une longue-vue ! Je te l’apporte demain !
— Tu as une longue-vue ? répète-t-il, surpris.
Non. Ce n’est pas vrai. Cependant le chef de mon village en a une.
Je ne sais trop ce qui me pousse à mentir. Sans doute car ces discussions avec Shanks sont une bouffée d’oxygène. Sûrement parce que j’ai besoin de le voir chaque nuit, que son sourire m’appelle et que nous discutons jusqu’à l’aube.
Je ne veux pas qu'il s'en aille. Ce n’est juste… pas quelque chose que je consens à envisager.
— Je te rapporterais cette longue-vue demain, ça te va ?
— Qu’est-ce que je ferais sans toi ? me répond-t-il, plantant son coude dans la rampe et posant son visage dans sa main.
Je frissonne en le voyant me regarder ainsi, comme si j’étais la plus belle personne qui lui ait été donnée de voir.
— Je crois que tu sillonerais les mers et t’amuserais sûrement davantage.
— J’ai la sensation d’avoir déjà tout vu. Ici, c’est neuf.
— Comment ça “neuf” ? je ris avec douceur. Tu n’as jamais vu de sirène ? Ne me dis pas que le grand capitaine Shanks le Roux n’a jamais croisé mon espèce !
Dans un rire, il secoue la tête.. Ses cheveux écarlate brillent, illuminés des reflets de la lampe à huile.
— Oh que oui, j’ai déjà rencontré des sirènes !
— Alors qu’il ya-t-il de si différent ?
— C’est toi. C’est forcément différent. Unique.
Un frisson me parcourt et mon cœur bat à toute vitesse. Je déglutis péniblement.
Assurément, je dois récupérer cette longue-vue.
♔
Jamais je n’ai été aussi angoissée à l’idée de commettre un larcin. Il faut dire que de tout temps, je me suis plutôt entendue avec moi-même sur la nécessité de respecter les lois.
Cependant aujourd’hui, quelque chose a changé.
Le demeure du roi Neptune est l’apogée de la richesse. Des bulles de cristal dansent autour de coquillages et coraux. Leurs teintes rosées réchauffent le palais tapissé d’algues.
Mille et une couleurs délicates s'étendent entre des teintes irisées, tout autour de moi. Mes entrailles se soulèvent en remarquant un coffret de bois vernis, posées sur un podium de buccin.
Dessus, la longue-vue est placée. Fière, incrustée de perles et motifs d’or. Elle est splendide.
La légende raconte qu’elle a été volée à la Reine Rouge en personne, gouvernante des terres. Alors je ne peux que sentir mon cœur battre à vive allure devant ce morceau d’histoire.
Je n’ose même pas m’en approcher. Mais il le faut. J’ai besoin que Shanks reste et, sous l’eau, nous n’avons pas besoin de longue vue.
Il s’agit de la seule dans tout le royaume.
Jamais je n’aurais cru parvenir si aisément dans la salle des trésors du palais. Aucun soldat ne m’a remarquée. Il faut dire que je suis du genre à passer inaperçu.
Personne ne me regarde comme le fait Shanks.
Alors, je remplacerais cette longue-vue. Tout de suite, il me faut en trouver une le plus rapidement possible. Après, j’en façonnerais une autre où payerais grassement notre charpentier pour le faire avant de l’échanger.
Je redonnerais ce trésor à la nation. Seulement, d’abord, il me faut m’assurer que Shanks ne parte pas. Il est le seul qui m’écoute, m’entende, me comprenne et ne me juge pas.
Alors, malgré les spasmes me prenant je flotte dans l’obscurité. Tendant la main, je m’apprête à m’emparer de l’artefact.
— Que fais-tu ? gronde soudainement une voix, dans mon dos.
Tressaillant, je me retourne brutalement. Ma gorge se serre en découvrant un hippocampe surmonté d’un casque de la garde royale.
Mes yeux s’écarquillent face à la chaire bleutée de l’animal. Je recule, réalisant qu’il fait le double de ma taille et tient à peine, entre les colonnes de corail. Ses yeux semblables à des billes d’encre me dévisagent.
Un trident acéré dont une seule pointe fait la taille de mon crâne jaillit de son dos.
— Tu n’as pas l’autorisation de pénétrer ce lieu. Qu’étais-tu venue faire dans la salle des trés…
Ses yeux s’arrondissent, se posant sur la longue vue, dans mon dos. Je frissonne en voyant la colère suintant par ses écailles.
— Tu…
Il me considère à nouveau. Sa queue s’enroule avant de se tendre violemment en un geste de fureur.
— Espèce de sale petite traîtresse.
— Quoi ? Mais j’étais simplement curieuse de… Je n’allais rien voler ! je m’exclame, sentant mon coeur battre à tout rompre.
— Les éclaireurs ont aperçu ton signalement, toutes les nuits durant une lune, près d’un navire.
Ma poitrine se bloque et un hoquet violent me prend. Une bulle jaillit de ma gorge et je secoue la tête, niant en vain.
Je ne comprends pas. Ils ne sont pas censés s’en rendre compte. Je suis supposée être transparente.
— Alors tu comptais t’emparer d’un symbole de notre indépendance ? As-tu si peu de respect pour ton peuple ?
— J… Je vous l’aurais rendue, je chuchote, comprenant qu’il ne sert à rien de mentir plus longtemps, qu’il a compris ce qu’il se passait.
J’aime mon peuple. Mais les personnes s’en étant prises à nous sont la royauté et non les pirates. Techniquement, nous sommes dans le même camp que ces corsaires.
Qu’importe l’affection que je peux ressentir pour mes soirées avec Shanks, je ne lui confierais jamais le symbole de notre liberté si je ne trouvais pas ce geste fondé. Il lutte contre la royauté et au cours de nos conversations, il m’a conté bien des aventures où il a œuvré pour l'indépendance des êtres marins.
Alors, si cet artefact peut l’aider, je suis prête à lui confier ce trésor. Il est apte à l’honorer.
— Si tu veux à ce point agir comme une humaine…, prononce l'hippocampe dans un regard sombre.
D’un geste vif, il dégaine son trident. Un battement de cil, une respiration, à peine un spasme… Plus rapide que l’éclair de Zeus, il dégaine son arme.
Je n’ai que le temps de réaliser qu’il vient de poser la pointe de son arme sur ma gorge. Je tremble, sentant ma chair s'affaisser sous la pression du métal.
— …Alors tu mourras comme tel.
♔
Le métal des chaînes cisaille ma chair. Le sel de l’eau pique mes plaies et, un instant, il me semble que mes branchies sont bouchées.
Les menottes façonnées dans le coquillage de Neptune sont les plus douloureuses possibles. Pourtant, la souffrance qu’elle m’inflige n’a rien à voir avec celle que je ressens, face aux hurlements de la foule.
Partout autour de moi, dans les gradins de corail, des êtres marins hurlent. Leur regard m’assassine tandis qu’ils appellent au plus violent des châtiments.
Tout autour de moi, formant un cercle oppressant me séparant de la foule, la garde royale m’observe. Leur trident menaçant pointe le ciel.
Là-haut, il fait nuit. Shanks m’attend. Mais je ne viendrais pas. Je ne viendrais plus.
Je l’ai compris dès l’instant où, m’enchainant, le capitaine de la garde royale m’a traînée au milieu de l’arène. Je n’ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit avant qu’on organise mon procès pour haute trahison.
Un coquillage scelle mes lèvres. Je ne peux ni parler, ni hurler. Seulement pleurer.
Je voulais simplement aider un ami.
— Du calme, du calme…
Une voix d'outre tombe retentit, amenant aussitôt le silence. Les êtres marins se taisent, dans les tribunes. Tous les regards se tournent vers l’unique personne qui n’a pas parlé, depuis que j’ai été trainée dans cette arène.
L’unique personne à part moi, qui n’ai pas mon mot à dire.
— J’entends votre rage et la trouve justifiée.
Allongée sur le sol, plaquée par ces chaînes à la manière d’une bête dangereuse, je n’arrive même pas à lever les yeux. La joue enterrée dans le sable, je ne discerne que la queue des hippocampes m’entourant ainsi que leur trident. Je ne vois rien d’autre.
J’entends simplement la voix d’un peuple qui veut mon trépas. Mon peuple.
Et je perçois le son de mon souverain. Le souverain Neptune qui déclare :
— Depuis un mois, chaque soir, cette sirène nommée… Enfin, la prévenante discute avec un odieux pirate. Aujourd’hui, elle est allée jusqu’à tenter de voler notre trésor national afin de l’aider à nous soumettre !
Je ne peux même pas me défendre, enchainée au sol.
A vrai dire, aucune pensée ne traverse mon esprit. Je crois que j’ai saisi que je ne m’en sortirais pas. Alors je ne songe même pas à me dire qu’ils dépeignent un portrait de moi aussi faux que sombre.
La seule pensée qui me traverse est qu’ils ne connaissent même pas mon prénom. Ils me jugent, demandent mon trépas.
Mais je n’ai même pas eu le droit de leur donner mon prénom. Je n’existe simplement pas, à leurs yeux.
— Ainsi, la sentence tombe. Sirène, pour haute trahison et avoir voulu vivre en humaine, je te condamne à mourir comme telle.
Un frisson me parcourt.
— Tu exècres les océans ? Tu y resteras. Mais avec des jambes et poumons d’humaine, toi qui exècre ta propre race.
Mes yeux s’écarquillent et une larme s’en échappe, se mêlant à l’eau. Non…
Le châtiment pour la traitrise est la noyade. Mourir, condamnée par l’environnement que nous avons rejeté.
Non… Je veux vivre. Je veux voir le monde.
Remuant vivement, je crie malgré le coquillage scellant mes lèvres. Je ne parviens qu’à émettre des sons étouffés et cisailler d’autant plus ma chair, les chaînes se resserrant brutalement sur moi.
Du sang s’élève de mon corps, se mêlant à l’océan. Un nuage écarlate plane autour de moi, s’élevant de ma silhouette.
— Emmenez-la, sa simple vision m’agace…, tonne le roi dans les hurlements de la foule, acclamant sa décision.
Les chaînes se referment brutalement sur moi, entamant plus profondément ma chaire. Un instant, je tente de lutter. Mais jamais mon cœur n’a battu aussi vite, de façon aussi douloureuse.
Ma vision se fait sombre. Jamais je n’ai eu autant mal. Je n’arrive pas à lutter bien longtemps.
Je tombe dans l’inconscient.
♔
Quelque chose a changé, en moi. Je le sens.
Péniblement, mes paupières s’ouvrent et je reprends conscience. Dans un premier temps, je ne comprends pas la vive lumière se trouvant juste devant moi, mes pensées sont brouillonnes et il me faut quelques secondes avant de me souvenir.
Shanks. La longue-vue. Le procès. La peine capitale.
Je sursaute violemment, poussant un hurlement. Non. Non. Non. Ce n’est pas possible. Ce devait être un cauchemar, ce ne peut être réel.
Cependant, lorsque je baisse les yeux, je réalise avec horreur ce qu’il se trouve sur ma taille.
Ma peau est lisse. Plus aucune écaille ne la parcourt. Ma taille ne donne plus sur une splendide queue de poisson mais deux jambes bien humaines.
Dix doigts de pieds, des mollets, deux genoux et des parties génitales couvertes de tissu… Tout ce qui faisait de moi un membre de mon peuple a disparu. Ils m’ont infligé le châtiment dans mon sommeil.
Vivement, je secoue la tête. Non. Ils n’ont pas le droit. Ils ne peuvent pas…
Autour de mes mollets grimpent des lianes. battant des jambes, je tente de m’en défaire mais elles se resserrent autour de moi à la manière des chaînes de tantôt, me gardant raccrochée au rocher.
J’aperçois d’ailleurs mes bras, mon torse et ma taille, traversé de profondes plaies d’où s’échappe encore du sang. Macabre volutes terrifiants ondulant autour de moi, il me semble que ma propre douleur m’embaume, m’enlisant.
Levant le nez, je réalise pourquoi la lumière est si forte, ici.
Je ne suis qu’à quelques mètres de la surface. Là où je disposerais d’oxygène pour vivre, lorsque la transformation sera achevée, que je n’aurais pu les branchies pour vivre sous l’eau.
Ils comptent me faire mourir ainsi. Noyée, à quelques centimètres du monde des humains où je pourrais vivre.
Des tâches sombres commencent à obscurcir ma vision. Ma main se pose sur mon cou et ma peau se fait plus lisse, là où des branchies devraient se trouver. Ces dernières se referment doucement.
Dans quelques secondes, je ne pourrais définitivement plus respirer.
Je voulais simplement aider mon ami…
Soudain, l’eau se bloque à hauteur de mon nez. Je sursaute brutalement en tirant sur l’algue, sentant la panique s’emparer de moi. Mais les lianes me ramènent en arrière. Je m’éloigne davantage encore de la surface.
J’aimerais hurler mais je n’y arrive pas. L’eau rejette même ma voix. Ma propre maison me rend muette, sourde, incapable de réagir.
Et j’ai si mal…
Il me semble que du sang est bloqué dans mes tempes, menaçant de faire exploser ma tête. Jamais je n’ai eu autant mal. Mon corps est trop petit pour moi. Il va exploser.
Peu à peu, mes muscles cessent de s'agiter. Mes forces s’amenuisent et je ne parviens plus à me débattre. Mes bras striés de sang flottent autour de moi et mes paupières se ferment.
Soudain, quelque chose tombe dans l’eau, à quelques mètres au-dessus de moi. Trop affaiblie, je n’arrive même pas à garder les yeux ouverts assez longtemps pour voir cette chose s’approcher.
Mes paupières se ferment et je ne lutte plus. Il me semble que j’ai mal, bien que ma conscience me quitte. La perspective de mourir devient la fin de la douleur.
Elle a quelque chose de rassurant.
Soudain, deux mains se posent sur mes joues. Au moment où je glisse vers le trépas, une bouche se presse contre la mienne et souffle de l’air en moi.
Cependant il est trop tard.
♔
Quelle étrange sensation…
Je m’enfonce dans quelque chose de doux et chaud. Mon corps s'affaisse dans cette matière délicate. Je réalise que du vent caresse mon visage. De l’air. Non de l’eau.
Et, surtout, la lumière est brillante. Je ne repose plus dans l’obscurité de la mer.
— Bien dormie ?
Je sursaute en entendant cette voix grave. Mes yeux s’écarquillent et la réalité revient à moi à la manière d’un hurlement. Un cri strident qui répète les mêmes paroles.
Shanks. Longue-vue. Procès. Peine capitale.
— Chut, chut… Tout va bien.
Une main chaude se pose sur mon front. Mon regard s'habitue à la luminosité et je parviens à discerner, au bout de quelques instants, les détails de ce qui m'entoure.
Au-dessus de ma tête, le ciel est brillant. A même le sol a été posé un matelas de plume rembourré et sur mon corps sont superposées d’épaisses couvertures…
Les anciens, par le passé, m’avaient déjà montré des gravures de cela. Pourtant, jamais je n’avais eu l’occasion de toucher des draps…
Cela est plus doux que ce à quoi je m’attendais. Rassurant.
— Tu dois être affamée ?
Enfin, je regarde l’homme qui pose une main sur mon front. Mon cœur bat avec violence en reconnaissant les traits de l’homme à qui je parle chaque nuit.
Trois balafres soulignant un regard profondément doux. Lequel sous-plombe des cheveux semblables à des flammes.
— Sh…
Je tente de prononcer son nom lorsque ma voix s’étouffe. Rien ne sort de ma bouche malgré mon insistance. Je réessaye à plusieurs reprises, sous le regard peiné de Shanks.
Sa main est toujours posée sur mon front. Le contact de la chaire sèche contre la mienne est nouveau. Il a quelque chose de tendre, neuf…
— Ne te force pas, tu viens de subir quelque chose d'absolument abominable, sois douce avec toi-même.
A cette pensée, je ne peux m’empêcher de laisser des larmes briller dans mon regard. Son visage s’assombrit à cette vision.
— J’ai demandé à mes hommes de retourner en cabine. Nous sommes seuls sur le pont. Je n’étais pas sûre qu’une sirène habituée à vivre dans l’étendue de l’océan soit bien à l’aise à l’idée d'être enfermée dans une pièce.
Regardant autour de moi, je réalise que le pont du navire est absolument désert. Un frisson me parcourt.
Voilà un mois que j’observe cet endroit depuis un autre point de vue. Qu’il est étrange de le découvrir, depuis son intérieur.
J’ouvre la bouche, tentant de lui demander ce qui a bien pu se produire. Cependant rien ne franchit mes lèvres.
Il devine pourtant mes questions.
— Lorsque j’ai appris à mes hommes que tu comptais nous amener une longue-vue, ils m'ont raconté qu’il n’y en avait qu’une, dans le royaume des sirènes. Une célèbre et qui la voler serait très grave.
Une larme coule sur ma joue. Il l’observe avec douleur. Je peux voir la souffrance et l’empathie, dans ses yeux. L'intérieur de ses sourcils pointe le ciel en une moue compatissante.
J’en oublie presque combien j’ai mal partout. Je n’ose même pas regarder l’état de mon corps, sous les couvertures.
— J’aurais dû mieux te protéger. Je suis arrivé trop tard, je… Je suis tellement désolé.
Pourquoi s’excuse-t-il ?
J’ai proposé de voler cet artefact et ils m’ont condamné. Pas à un seul instant il n’a interféré, excepté lorsqu’il a compris ce que je m’apprêtais à faire.
Là, il m’a sauvée.
Secouant vivement la tête, je lui arrache un sourire attristé.
— Je ne supporte même pas l’idée que tu aies mal, murmure-t-il, sa paume descendant sur ma joue et son pouce caressant ma pommette. J’aimerais tellement ressentir cette souffrance à ta place, t’en alléger.
Une larme coule sur sa joue.
— Je me sens inutile, impuissant. Tu as mal et je ne peux rien faire. Alors que toi, tu as tenté de faire tellement pour moi.
Mon doigt se pose sur sa joue, essuyant la larme y perlant. Ses yeux s’écarquillent lorsque je touche sa peau douce et hâlée, balayant la perle salée.
J’aperçois alors l’épais bardage blanc, entourant mes bras.
Il m’a faite soigner. Un pull épais habille mon torse et des pansements me parcourent. En regardant cela, je réalise aussi pourquoi mes plaies, bien qu’elles me tiraillent, ne me font pas mal à un point frôlant l’insupportable, comme tantôt.
— Je t’ai donné un thé aux vertus apaisantes. Notre médecin m’a assuré que même si cela n'élèverait pas toute ta douleur, elle deviendrait supportable.
Shanks…
Jamais je n’avais connu être si intéressé par mon état. Son regard est sincère lorsqu’il panique en me voyant souffrir. Et il essaye de toutes ses forces de m’aider.
Forçant sur ma voix, je ne parviens qu’à sortir un couinement ridicule.
Seulement son sourire est attendri.
— Tu essayes de me remercier ?
J’acquiesce vivement.
Sa paume demeure sur ma joue et il détaille mon visage de longs instants durant. Son regard est profondément doux, sur moi. Je soupire.
Il fait chaud, ici. Meilleur que partout où je suis allée.
Je ressens enfin ce sentiment dont les anciens parlent. Alkis.
La sensation d’être rentrée à une maison que nous n’avons jamais connu. Trouver enfin sa place. Se sentir intégrée, acceptée.
Je ne connais pourtant que Shanks, ici. Mais je nourris une confiance entière en lui.
— Je ne sais pas ce que j’aurais fait si tu avais disparu, chuchote-t-il, une profonde terreur brillant dans ses yeux.
Je frissonne.
— Tu sais…Je savais comment bouger l’ancre tout seul.
Une larme coule sur le sourire ému que j’affiche. Oui. Je le savais.
— Jamais je n’ai parlé à quiconque comme je t’ai parlé, durant ce mois, chuchote-t-il en caressant ma joue, son regard se perdant dans le mien. Nul ne me connait autant que toi.
Je pourrais dire la même chose.
Une larme coule sur sa joue, tombant sur moi. Il chuchote simplement :
— J’ai eu tellement peur de te perdre…
Je pose ma main par-dessus la sienne, placée sur ma joue. Il chuchote alors :
— Ne meurs jamais.
♔
— Capitaine, sortez un peu ! retentit une voix, depuis l’extérieur de la cabine.
Je ris en voyant Shanks lever les yeux au ciel. Il soupire avant de marmonner quelque chose sur l’incapacité de ses hommes à le laisser tranquille.
— Comprends-les, je chuchote d’une voix faible dans un sourire, tu passes ton temps ici, ils ne te voient plus sur le pont.
De grands soins ont été nécessaires afin que je retrouve ma voix. Tout d’abord, le docteur a dû me convaincre de rentrer à l’intérieur du bureau de Shanks, là où les murs me protégeraient des courants d’air.
Ce dernier passe son temps à vouloir me faire enfiler des pulls toujours plus épais et boire du lait avec toujours plus de miel.
— A qui la faute ? Si je ne veillais pas sur toi, tu seras encore en train de te balader en coquillage sans boire ton remède.
J’éclate de rire face à sa moue boudeuse.
Difficilement, je me lève de la chaise afin de marcher jusqu’à lui. Aussitôt, il se redresse, prêt à marcher jusqu’à moi pour me guider.
Je ne suis pas encore habituée à avoir des jambes. Seulement, quand le capitaine part chercher le repas, je m’entraine en cachette à me déplacer toute seule.
Il s’agit des seuls moments dans la journée où nous ne sommes pas ensemble. Il refuse de me laisser seule, excepté lorsque je le lui demande.
Je crois qu’il craint que je fasse un malaise où ne tombe sans qu’il puisse m’aider.
— Attends ! Je vais t’aider ! s’exclame-t-il en faisant un pas vers moi.
Cependant je brandis ma paume, lui faisant signe de ne pas approcher.
Je veux essayer seule.
Péniblement, je pose ma jambe droite devant moi. Après une profonde inspiration, je lève l’autre. La première tremble violemment, supportant soudain le poids de mon corps entier mais je repose la deuxième devant.
Avec lenteur, précaution, j’avance. Tremblotante, j’atteins Shanks.
N’y tenant plus, je me laisse tomber.
Son bras s’enroule aussitôt autour de moi, me plaquant contre son torse. Mon cœur bat à toute vitesse à cause de sa chaleur, son odeur, notre proximité… Mais aussi car je crains sa réaction.
Ces quelques pas m’ont pris des semaines d'entraînement. Cependant, ils ne sont rien, aux yeux d’un humain.
N’osant le regarder, je me cache en posant ma tête contre son torse, enfouissant mon visage dans sa poitrine. La température de son corps s'apaise aussitôt bien que mon palpitant s’affole.
— Je suis fier de toi, retentit soudain sa voix.
Relevant la tête, je croise son regard qu’il posait déjà sur moi. Ses pupilles dilatées écrasent ses iris. Il respire difficilement, ses lèvres se gonflant.
— Quand je vois tes blessures, la rage m’envahit et l’unique raison pour laquelle je ne les punit pas est que je sais que tu ne le tolères pas.
Il me maintient contre lui, dans ce contact solide et apaisant.
En effet, être avec lui me donne la sensation d’avoir trouvé ma maison.
— Quand la rage de ne pouvoir te venger me ronge, il me suffit de te regarder dans les yeux et, aussitôt, ma colère fond. Tu m'apaises.
Mon regard dévie sur ses lèvres. Ces dernières sont gonflées. Il observe aussi ma bouche.
— Je suis tellement heureuse de t’avoir rencontré, je chuchote.
Là, mes paupières se ferment.
Et, dans un mouvement d’une profonde tendresse, Shanks pose ses lèvres sur les miennes. Son baiser est délicat, tout en retenue.
D’abord, il se contente de m’effleurer. Mais lorsque j’ouvre la bouche, sa langue la pénètre et s'enroule autour de sa jumelle. Mes doigts se perdent dans sa crinière de feu. Celle-ci est douce.
Son bras toujours serré autour de moi, il met fin au baiser en posant son front contre le mien, prenant une profonde inspiration.
— Enfin, chuchote-t-il, si tu savais combien j’ai rêvé ce moment.
— J’aurais pu chanter pour t'envoûter plus vite, je ris, sachant pertinemment que je ne peux plus le faire.
Cette pensée m’attriste légèrement mais il balaye ma peine d’une simple phrase :
— Ma chère, tu n’as pas besoin de cela pour m’envoûter, crois-moi.
Là-dessus, il m’embrasse, scellant ses paroles et nos promesses silencieuses.
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navrée s'il y a
des fautes, j'ai
corrigé ce
chapitre dans
le rer
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