𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟕 : 𝐄𝐫𝐞𝐧.



















𝐑𝐎𝐁𝐈𝐍 𝐃𝐄𝐒 𝐁𝐎𝐈𝐒

𝐄𝐫𝐞𝐧 𝐉𝐚𝐠𝐞𝐫

𝐕𝐈𝐈




































           Il y a deux ans, lorsque mon carrosse a foulé ce sentier, mes lèvres étaient tirées en une moue boudeuse. Jouant avec la ficelle de mon gant, à l’abri à l’intérieur du véhicule, je pestais dans ma barbe.

           A l’époque, des perles ornaient constamment mon cou et des vêtements hors de prix habillaient mon corps. J’étais vêtu à la manière de ces illustrations extravagantes tracées sur des parchemins et distribuées dans la capitale.

           Un mariage malheureux mais luxueux, voilà ce qui me valait d’être toujours apprêtée.

— Tu n’as aucune idée de ce qui t’attends, mon cher, je chuchote en observant l’aiguille tressauter sur la montre à gousset que je tiens dans ma main.

           Aujourd’hui, mon allure a profondément changé. Quiconque m’aurait connu à cette époque ne me reconnaîtrait pas le moins du monde. Cela tombe bien, je ne suis plus une lady, une dame, une duchesse.

           Un pied posé sur la banquette, le dos plaqué contre la porte du carrosse, je regarde le paysage défiler à travers la fenêtre, en face de moi. Un pantalon d’homme habille mes jambes, me permettant de les écarter ainsi sans montrer mes dessous.

           Depuis que mon époux est décédé, je peux me permettre ce genre de choses. Là a d’ailleurs été, en plus du gargantuesque héritage qu’il m’a laissé, une des victoires que m’a prodigué son trépas.

           Capuchon déchiré, bottes encrassées, bas masculins et surtout, épées de fer… Là est tout ce à quoi j’aspirais, à l’époque.

           Et je peux aujourd’hui m’autoriser pareil accoutrement.

— Vous ne m’avez toujours pas dit où nous nous rendions ! retentit la voix du cocher, par-dessus le bruit des sabots cognant sur la terre sèche du sentier.

           Assise à l’intérieur du carrosse, je pousse un soupir las. Ce qui me manque, en revanche, du temps où mon époux vivait est assurément la façon qu’avaient ses employés de ne jamais discuter ses ordres et simplement les suivre.

— Je vous ai dit que vous le seriez le moment venu. Continuez de parcourir ce sentier ! je tonne, relativement agacée par le fait qu’il me pose la question pour la quatrième fois consécutive.

— Navré, madame. A ma décharge, je ne suis jamais venu ici. Alors je ne peux être que confus.

           D’un geste qu’il ne voit pas, je balaye sa phrase.

           En effet, ce cocher n’a jamais conduit dans la région car la dernière fois que j’ai foulé ce coin, l’homme qui guidait notre carrosse y a laissé la vie. Mon époux n’avait pu consentir à le laisser vivant après ce qu’il s’était passé.

           Un goût amer se répand dans ma bouche.

           Il y a deux ans, lorsque cette voiture est passée par ici, des bandits l’ont brutalement arrêté et m’ont dépouillée de toute fortune. A mon cou, je portais une splendide parure offerte par ma belle-mère en personne.

           Ne trouvant pas les bandits après une longue enquête et ne pouvant s’en prendre à son épouse, mon mari a alors décidé de se tourner vers la seule personne qui lui restait.

           Malgré mes hurlements, il a égorgé notre ancien cocher.

— Madame ! Sérieusement ! Où allons-nous ? insiste-t-il d’une voix plutôt sèche, se permettant même un soupir agacé.

           Un sourire sans joie étire mes lèvres. Qu’il continue un peu et assassiner les charretiers deviendra une tradition familiale.

— N’êtes-vous pas fichu de suivre une route droite ? Vous vous arrêterez quand ils vous arrêteront ! 

— Quoi s’exclame-t-il, atterré. Mais comment ça, “ils” ? De qui parl…

           Un hennissement retentit lorsque l’impertinent tire brutalement sur les rennes. Mon corps est propulsé de l’autre côté de la voiture et ma tête percute le banc de plein fouet avant  de s’étaler sur le sol de bois.

           Je roule, entendant vaguement des hurlements. Le monde tremble autour de moi quand le carrosse dérape. Je glisse à nouveau, percutant le flanc du véhicule.

           Tout se stabilise dans un silence inquiétant.

           L’estomac noué, je ferme les yeux, tentant de me concentrer sur mes autres sens. Un odeur de pétrichor embaume cette forêt humide et un goût amer se répand dans ma bouche. Contre ma poitrine, le sol est particulièrement dur. Cependant, tout cela n’a aucune espèce d’importance.

           La seule chose qui compte sont les sons. Les sabots des chevaux qui s’enfuient, au loin. Les gémissements du cocher, sonné par l’accident et, surtout, les bruits de pas.

           Légers, à peine perceptible.

— N… Ne me tuez pas ! Je vous en supplie ! Ne me tuez pas ! hurle la voix de mon charretier.

           D’un geste habile, je fais sauter une attache plantée dans le sol de la voiture. Aussitôt, à la manière de portes d’une armoire, celui-ci s’ouvre en deux, me laissant voir le sol de terre, sous la voiture.

           Après m’être faite agressée au même endroit, il y a deux ans, j’ai demandé à notre charpentier de modifier ce véhicule afin d’y intégrer une issue de secours.

— Je ne te tuerais pas, lui répond une voix, non loin.

           Mon corps se fige. Brutalement, mon sang semble avoir quitté mes veines et l’air, mes poumons. Nouée, les yeux écarquillés, je ne parviens pas à bouger quelques instants.

           Cette voix… 

“Bonjour, ma gente dame. Loin de moi l’idée de passer pour un goujat mais je me ferais le plaisir de vous alléger de votre bourse, ce soir.”

           Une larme coule sur ma joue.

           Il y a deux ans, lorsque mon carrosse a été pareillement arrêté, les portes du véhicule se sont ouvertes à la volée. Un homme encapuchonné, sur son seuil, a alors placé un couteau sur ma gorge. Et, tandis que le métal froid me paralysait, cette même voix a chuchoté en un rire ces paroles. 

           Jamais je n’avais eu autant peur. 

           Chaque nuit depuis, au moins une pensée lui est accordée, dans mes songes. Avant, j’étais terrifiée, me demandais s’il n’allait pas revenir. A la mort de mon mari, j’ai commencé à formuler le souhait de me venger.

           De récupérer mon dû.

           Aujourd’hui, je compte bien exaucer ce vœu. M’emparer de ce qui nous revient.

— Aucun mal ne te sera fait, n’est point crainte, mon brave. Je ne peux, en revanche, pas en dire autant de tes maîtres.

           Là, je reprends mes esprits. Me glissant par l’issue, je tombe sous le carrosse, sur le sol du sentier. Après avoir refermé silencieusement l’accès dans mon dos, je rampe sous la voiture.

           Bien que je sois partiellement cachée, il me faut me faire discrète. A tout moment, si mon agresseur fait le tour du véhicule, il peut m’apercevoir.

           Le cœur battant à tout rompre, j’aperçois des bottes quitter le devant du carrosse où se trouve le cocher. Il arrive.

— C’est toujours pareil, raille la voix avec condescendance. Ils paniquent lorsqu'on arrive mais se détendent lorsqu’on assure que l’on va amocher leurs maîtres.

           Dans une roulade sur le flanc, je m’extirpe du dessous du carrosse. Ignorant le mélange de terre et boue maculant ma cape, je m’accroupis.

           De l’autre côté de cette exacte voiture, l’agresseur qui hante mes nuits s'apprête à ouvrir les portes du carrosse pour me voler ma fortune…

           …Sans soupçonner une seconde que je ne m’y trouve plus.

— Voyons ce qu’on a là, rit-t-il d’ailleurs en posant la main sur la poignée.

           Prudemment, ignorant la sueur froide courant le long de mon dos, je dégaine ma dague. Puis, dans des mouvements légers, subtils, je m’approche.

           Chaque respiration, froissement de tissu ou battement de cils comptera. Je dois me faire la plus discrète possible.

           Un véritable fantôme.

           Le grincement des portes s’ouvrant retentit au moment où je glisse derrière le véhicule. J’atteins son angle et le découvre enfin, à un pas de moi.

           Le célèbre Robin des Bois.

           Sombre, sa cape tombe sur lui à la manière d’une cascade de ténèbres. De sa personne, rien ne m’apparaît, la moitié de son corps étant dissimulé par la porte ouverte. Seul le carquois à son dos brille, à la lueur du ciel pâle. Je ne peux m’empêcher d’esquisser un rictus en voyant ses flèches et je range ma dague.

           Soudain, son corps sursaute. Il vient de réaliser qu’il n’y a personne à agresser, cette fois-ci.

— Mais qu’est-ce que…

           D’un geste sec, je m’empare d’une flèche dépassant de son carquois et me glisse derrière lui. Aussitôt, il tente de se retourner, ayant senti ma présence.

           Mais il est trop tard pour lui.

           La pointe de sa propre flèche se pose sur sa gorge quand mon torse se plaque à son dos. Il se raidit, comprenant qu’il vient de se faire piéger.

           Incapable de bouger, il se contente de demeurer figé.

           Un sourire étire mes lèvres à cette vision et, glissant mon visage dans le creux de son épaule, je chuchote d’une voix doucereuse : 

— Bonjour, mon gentilhomme. Loin de moi l’idée de passer pour une goujate mais je me ferais le plaisir de vous alléger de votre dignité, ce soir.

           Il n’a que le temps de déglutir péniblement.

           Ma main libre imbibée de poudre magique, je trace une rune sur sa cape. Le dessin scintille un instant avant de se dissiper.

           Là, il s’effondre au sol, inconscient.

           Calmement, je range la flèche que je lui ai subtilisée à l’intérieur de ma cape et essuie prudemment la substance grâce à laquelle je l’ai endormi. Puis, baissant le regard, je découvre le corps de celui qui a hanté mes nuits et mes cauchemars.

           Dans sa chute, sa capuche est tombée, dévoilant une cascade de longs cheveux bruns, des lèvres pleines semblables à un bouton de rose ainsi que des pommettes hautes, saillantes.

           Non… Ce n’est pas possible…

           Cette vision me fait l’effet d’une claque. Un instant, je crois rêver, halluciner le visage endormi sous mes yeux. Cependant je ne me trompe pas un instant.

           Sous mes yeux se trouve Eren Jäger.  Capitaine de la Garde Royale.







— Amenez-le.

           A nouveau parée d’une longue robe, je ne prête que peu attention à sa jupe épaisse trainant dans mon dos. Mes doigts habillés de gants de soie se croisent devant mon ventre tandis que, les yeux posés sur le jardin de mon domaine, j’observe la savante symétrie des buissons et fontaines d’un œil distrait.

           Habituée aux dorures, moulures, rideaux chargés de motifs et fleurs onéreuses, je ne prête quasiment plus attention à ces détails. D’autant plus qu’à présent, autre chose monopolise mon attention.

           La porte en bois massif de mon bureau s’ouvre. Je me retourne alors, découvrant mon prisonnier, flanqué de deux gardes.

— Laissez-nous.

           Aussitôt, ceux-là obtempèrent et ferment derrière eux.

           Malgré ses poignets enchaînés, Eren ne semble pas le moins du monde impressionné par la situation dans laquelle il se trouve. Je viens pourtant de le surprendre, lui, proche allié de la Reine Rouge, en une bien inconfortable posture.

           Ses grands yeux émeraudes détaillent tout, dans mon bureau. De la théière qui se soulève toute seule, versant un breuvage violet dans une tasse aux plantes qui discutent entre elles de la présence du brun. Quelques papillons tournent autour de lui et il les considère un instant.

— Ne t’embête pas à observer ces lieux, tu ne voleras rien ici.

           Enfin, son regard se pose sur moi. A vrai dire, il semble tout juste remarquer ma présence.

           Je m’efforce de ne pas avoir l’air vexée et ignore le rictus qui étire ses lèvres.

— Ne me dites pas que vous êtes celle qui m’a capturé, soupire-t-il dans un roulement de yeux parfaitement arrogant.

— Mal élevé et traître… Il est normal que tu sois aussi misogyne.

— Rien à voir avec le fait que vous soyez une femme. Vous êtes une bourge.

           Un rire franchit mes lèvres et je tends la main. Un papillon vient déposer un chocolat au creux de ma paume. 

           Il lorgne sur les rubis constituant le bracelet à mon poignet.

— Tant d’opulence alors que la population crève de faim. N’avez-vous pas honte ?

— Si j’avais honte, je ne me pavanerais pas dans ce palais. As-tu d’autres questions sottes à me poser ou puis-je procéder aux miennes ?

           Son regard s’assombrit mais il ne me fait plus peur.

           Point d’armes, de capuchon… Juste un homme aux longs cheveux bruns tombant sur ses épaules. Un regard émeraude qui me dévisage, au-dessus de ses lèvres droites.

           Il n’est plus rien.

— Donne-moi une seule raison de ne pas te dénoncer à la reine.

           Hormis le fait que j'exècre cette catin.

           Il y a quatre ans, un de ses décrets m’a forcé a épousé un homme que je n’aimais pas. Son texte de loi imposant aux femmes célibataires d’un certain âge d’épouser la première personne qui leur ferait une demande en mariage.

           A l’époque, l’Ordre des Marraines, créé pour endiguer la prolifération de mariages forcés, a vivement protesté. Parmi elles, cinq ont eu la tête coupée et douze ont mystérieusement disparues.

           Alors, un voile blanc cachant mes larmes le jour de nos épousailles, je me suis résolue à renier mon indépendance.

— Dénoncez-moi et je raconte comment vous avez tué votre mari.

           Je sursaute presque.

           Ces paroles ont été prononcées avec un calme si profond, olympien, que j’imagine un instant que je me suis fourvoyée. Peut-être ai-je mal compris ce qu’il déclarait.

— Je te demande pardon ?

— Le chef des armées a un droit de regard sur les affaires d’homicide. Je choisis si une enquête sera menée ou non. J’ai fait classer la vôtre mais je peux toujours la rouvrir, annonce-t-il, ses traits durs formant un masque sévère.

           Les yeux écarquillés, je réalise que je ne me suis pas fourvoyée. Cet homme est bel et bien au courant de mon passé. Cependant, comment a-t-il deviné ce que nul ne sait ?

           Sans doute est-t-il joueur… Oui. Il ment. Il ne sait rien.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles et tu inventes.

— Dénoncez-moi et vous verrez si j’invente.

           Une lueur défi brille dans son regard et ma mâchoire se contracte violemment. Il la considère quelques instants avant de pousser un soupir.

— Ecoutez, j’ai dissimulé toutes les affaires de mariage forcé où la femme était soupçonnée d’avoir tué son époux. J’aimerais ne pas revenir sur cet engagement alors ne me forcez pas à le faire.

— Ainsi, tu es habitué à commettre des crimes, je ris doucement, agacée. D’abord la complicité de meurtre puis les agressions ? Jusqu’où comptes-tu aller ?

— Jusqu’à la justice qui n’existe plus en période de dictature.

           Ma mâchoire se contracte. Ce fumier trouve réponse à tout.

— Je vole aux riches pour donner aux pauvres. Je protège les faibles contre leurs bourreaux. J’accorde la liberté à celles qui étaient prisonnières.

— Navrée pour toi, je n’ai pas un si grand cœur. 

           Je ressens toute la sincérité dans sa voix lorsqu’il soupire : 

— Si vous saviez comme je m’en fous.

           Prenant une profonde inspiration, je prends sur moi de ne pas hurler et me contente de minauder : 

— Et si je retrouve les “pauvres” à qui tu as donné cet argent et les fais condamner pour vol, tu t’en foutras toujours autant ?

           Son regard s’assombrit brutalement. Je peux voir les éclairs danser dans ses yeux.

— Vous êtes un monstre.

— Ne joues pas avec des pions que tu n’es pas sûr de pouvoir manier, je souris simplement, croquant dans un autre chocolat.

           Sa mâchoire se contracte brutalement et il regarde le sol, tentant de se recomposer.

— Dites-moi ce que vous voulez, tonne-t-il les dents serrées, luttant contre la rage.

           Ce que la gente masculine est ridicule, lorsqu’elle se met en colère…

— Il y a deux ans, tu as attaqué mon carrosse et as volé mes biens.

— Il y a deux ans ? rit-t-il d’un ton moqueur. Croyez-bien que je ne les ai p…

— La ferme. Je parle.

           Ses joues gonflent et il écarquille les yeux, tentant de se contenir. Il revêt des allures de chiot constipé.

— Tu as volé une chevalière à mon cocher. Après cela, mon mari a tué cet homme sous prétexte qu’il n’avait pas su protéger nos biens.

           Brutalement, quelque chose change dans l’expression faciale d’Eren. Chacun de ses traits s'affaissent et je distingue nettement l’instant où l’horreur de ce qu’il s’est passé le frappe.

           La vision du brun, réalisant la vérité, me ramène deux ans en arrière. Peut-être ressemblais-je à cela le jour où, malgré mes supplications, mon mari a refusé de laisser la vie au pauvre homme.

— Dans une semaine, le fils de cet homme va fêter son passage à l’âge adulte. Alors je veux récupérer cette chevalière. La lui donner.

           Enfin, Eren relève la tête. Quelque chose a changé, dans ses yeux émeraudes. Le voile viscéral de la haine s’est levé sous l’impulsion d’un éclat différent.

           Déconcertant.

           Péniblement, je déglutis. Il me semble que ses iris font pression sur moi, qu’elles saisissent chaque partie de mon corps et les maintiennent en suspens. Figées dans le temps.

           L’air se fait rare et brûlant. Mes poumons ne songent même plus à s’en gonfler, captivés par la façon qu’ont ces cercles d’émeraude de tournoyer autour des pupilles du brun.

— Je… Je ne vole pas les cochers, chuchote-t-il au bout d’un certain temps.

— Tu es seul maintenant mais travaillais avec un autre, avant. Je veux son nom.

           Un voile assombrit ses traits et sa mâchoire se contracte. Il réfléchit un instant avant de murmurer : 

— On l’appelle Petit Jean. Je ne connais rien d’autre sur lui. Il est le chef des rebelles.

           Le chef des rebelles ?

           Sous la tyrannie de la Reine Rouge est né un mouvement violent armé de rebel baptisé l’Insurrection. De grandes figures influentes ont été reconnues comme membre de cette légion/ La scientifique aujourd’hui baptisée la Belle au Bois Dormant, par exemple, travaillait à contrer les actions de la reine avant que cette dernière ne la plonge dans un profond coma. Le sombre Rumpletitskin, aujourd’hui très discret, a aussi partagé sa volonté d’occire la femme.

           Ainsi, Petit Jean est le chef de ce groupe de rebelles…

— Vous ne le trouverez pas aisément, m’avertit-t-il.

           Ma gorge se serre. Les images de la gorge tranchée de mon cocher me reviennent à l’esprit.

— Je dois quand même essayer.

           Le regard d’Eren se fait insistant, sur moi. Il m’observe comme si nous n’étions pas dans la même pièce depuis de longues minutes, maintenant. Comme s’il me voyait pour la première fois.

— Quoi ? je tonne agressivement.

— Vous êtes très différente de ce à quoi je m’imaginais.

— Evidemment, tout le monde entend le titre de duchesse, voit cette région garnie de fleurs et s’imagine une montagne de douceur. Mais je suis bien plus rude.

— Non.

           Surprise, je me tourne vers lui. Son regard est plongé dans le vide lorsqu’il murmure : 

— Non, au contraire…







           Mes éclaireurs ne m’aident en rien. Cela fait trois jours que tous les soirs, alors que je dine à cette table trop grande pour une seule femme, qu’ils me rapportent la même absence de résultat.

           Eren disait vrai. Petit Jean est un fantôme.

— Madame, prononce l’un des gardes tandis que mon éclaireur repart, bredouille.

           Mon estomac est noué, je n’ai plus faim. L’énorme assiette sous mes yeux me semble soudain bien trop grande, pleine.

           Eren disait vrai, je n’ai aucune utilité à vivre dans tant d’opulence.

— Quoi ? je lâche sombrement, agacée.

           Les jours s’écoulent et la perspective de combler ce petit en lui ramenant la chevalière de son père s’éloigne.

— Monseigneur Eren Jäger est là.

— Depuis quand il est seigneur, lui ? je grommelle en me tournant vers le chevalier, debout à côté de ma table.

— En voilà, une façon de m’accueillir !  

           Le brun surgit depuis la porte principale, ignorant ma servante qui lui demande d’attendre que je l’invite à entrer. Je fais signe à la femme de ne pas s’en soucier, congédiant par la même occasion le chevalier ayant annoncé sa venue.

           Un soupir me prend en regardant Eren avancer dans sa tenue de capitaine. Les autres s’en vont, nous laissant seuls.

           Ses longs cheveux bruns ont été amassés en une queue de cheval basse d’où s’échappent deux mèches ondulés chutant devant ses yeux. Avec sa redingote noire aux motifs écarlates, il a l’air bien plus poli, apprêté, soigné que lors de notre précédente rencontre.

           Il me tape encore plus sur le système.

           Oui, il m’agace. Pourtant, je ne sais pas trop pour quelle raison je suis soulagée de le voir. La solitude, sans doute. Car cette dernière me pousse à déclarer soudain : 

— Qu’on apporte le dîner au capitaine.

           Ce dernier écarquille les yeux, pris au dépourvu. Il ne s’attendait apparemment pas à une telle demande. Qu’importe. Il fera avec.

           Sans aucune protestation, il prend place sur un fauteuil avant de jeter une bourse devant moi, à côté de mon assiette.

— Bon, qu’est-ce qu’on mange ?

           Intriguée, je ne réponds pas et ouvre le pochon de tissu. M’attendant à quelques pièces, je suis surprise en y découvrant un bijou.

           Et complètement subjuguée en réalisant de quoi il s’agit.

— Tu…

           Je n’arrive même pas à parler. Ma gorge se fait sèche et mes pensées se figent. Je n’arrive pas à croire ce que j’ai sous les yeux.

           Levant la tête, je découvre le visage d’Eren qui me regardait déjà. Une appréhension au fond des yeux, il guette ma réaction.

           Une larme coule sur ma joue et, la gorge serrée, je murmure : 

— Tu l’as retrouvée ?

— Elle avait l’air importante, répond-t-il en haussant les épaules, jetant un bref regard à la chevalière de mon cocher, dans ma main.

           Oui. A un point inimaginable. 

           Mon coeur bat à tout rompre et je me surprends à regarder Eren autrement. Quelque chose a changé, dans ses traits. Ils semblent attirer mieux la lumière, se présenter différemment.

           Avec plus de légèreté, douceur.

— Je…

           Ma gorge est sèche.

— Merci énormément, Eren.







           Assise sous un arbre aux feuilles écarlates, ma robe vermeille courant dans l’herbe blanche, j’observe au loin les silhouettes de Christelle remettant à son fils la chevalière de son défunt époux.

           Reculée, je ne veux pas perturber ce moment d’intimité. Cependant, je m’autorise à observer de loin le fils éclater en sanglots dans les bras de sa mère en la serrant de toutes ses forces contre lui.

           Cela faisait tant d’années que je n’avais pas eu l’impression de bien agir.

— Tu ne les rejoins pas ?

           Eren s’adosse à l’arbre auquel je suis moi-même appuyée. Je ne lui accorde aucun regard, continuant d’observer cette charmante famille, assise sur une fontaine.

           Et, doucement, je secoue la tête de droite à gauche.

— Ils n’ont pas besoin de la femme qui a épousé le monstre ayant tué leur famille.

— Savent-t-ils au moins que tu as récupéré cette chevalière pour eux ? demande-t-il.

           Je secoue la tête de droite à gauche.

           Du mouvement se fait entendre, à ma gauche. Eren s’assoit dans l’herbe blanche. Je m’efforce de ne pas le regarder, mes yeux étant comme naturellement aimantés par sa silhouette.

           Nos jambes se frôlent mais nous prétendons ne pas le remarquer.

— Tu es vraiment différente de ce que je m’imaginais.

           Enfin, je le regarde. Il m’observait déjà, un léger sourire étirant ses lèvres.

           Cette vision change quelque chose en moi.

— Je ne révélerai pas ton identité à la Reine Rouge. Tu n’es pas obligé de faire semblant de m’apprécier, je chuchote en regardant la mère et le fils quitter la fontaine.

— Je ne fais pas semblant.

— J’incarne tout ce que tu détestes.

— Plutôt le contraire.

           Tournant vivement la tête, j’aperçois son sourire. Ne sachant s’il plaisante ou non, je me contente de marmonner une insulte et le quitte des yeux.

— Que de vulgarité !

— Je n’aime pas que l’on mente sur ce genre de choses, je chuchote.

           Il ne dit rien. Le silence s’éternise durant de longues minutes tandis qu’il observe le jardin. Il n’y a rien de bien embarrassant dans cette absence de conversation.

           Au contraire, je la trouve apaisante.

— Pourquoi ne pas t’être mariée avant ? Je me souviens que tu étais une célibataire très demandée.

— Tu t’en souviens ? je répète dans un froncement de sourcils.

— Et bien, je faisais partie de la demande.

           Mes sourcils se haussent brutalement et je me tourne vers lui. Je n’ai aucun souvenir d’avoir même croisé sa route.

           Il semble deviner l’incompréhension dans mon regard car un rire franc retentit. Dans un sourire malicieux, il se reprend en murmurant : 

— Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais eu l’occasion de formuler ladite demande car nous ne nous sommes jamais croisés. Enfin, pas d’assez près.

           Mes sourcils se froncent.

— Lorsque la Reine Rouge a réinstauré la peine de mort, à l’époque où tu étais avocate. Tu as plaidé contre cette décision. 

           Mon coeur se serre brutalement.

           Les femmes mariées ne peuvent exercer d’activité professionnelle. Le royaume considère qu’elles doivent s’occuper du logis.

           Lorsque j’ai épousé mon époux, j’ai réellement perdu tout ce qui comptait pour moi. Mon indépendance et mon unique amour : la justice.

— Cette vie est révolue.

— Cette vie a marqué la mienne, chuchote-t-il dans un geste de la tête.

           Mon cœur fait un bond en remarquant la larme d’émotion brillant dans ses yeux émeraudes.

— Que se passe-t-il, Eren ?

— Je crois que tu ne te rends pas compte de ce que ta plaidoirie a fait, ce jour-là.

— J’ai perdu, elle a rétablit la peine de mort et m’a forcée a épousé un odieux personnage quelques mois plus tard ! je lâche avec amertume, ma voix vacillante.

           A ce moment-là, une rupture s’est créée en moi. La femme que j’étais, passionnée de justice est restée dans mon ombre, ne laissant plus voir qu’un coeur de pierre et une avarice dévorante.

           Un monstre d’égoïsme.

— C’est en t’écoutant que j’ai décidé de rejoindre la rébellion. 

           La mâchoire se décrochant, je chuchote : 

— T… Tu fais partie de la Milice Rouge ? Le groupe de traîtres au sein de l’Armée Rouge ?

           Fièrement, il acquiesce.

— Mais tu ne devrais pas le dire à n’importe qui ! Imagine que…

— Que quoi ? me coupe-t-il dans un sourire taquin. Tu ne me dénonceras pas. Je te fais confiance.

           Cette dernière phrase m’arrache un hoquet. Mon regard vacille quand je me tourne vers Eren qui m’observe avec douceur. Quelque chose brille, dans son regard émeraude.

           Ses lèvres s’entrouvrent.

— Tu as changé ma vie.

           Une larme coule sur sa joue. Je l’essuie doucement.

           Cependant, à l’instant où mon doigt caresse sa peau, je me fige dans mon geste. A genoux devant le brun qui lui, est en tailleur, je réalise notre position.

           Notre proximité, la chaleur émanant de nos corps, la façon qu’a son regard de détailler mes moindres gestes. J’observe d’ailleurs ses iris.

           Ces dernières louchent sur ma bouche.

           Mon cœur bat à toute vitesse. En cette claire après-midi d’hiver, je n’ai plus froid. Une dense chaleur m’habite.

— Eren…

           Ses lèvres se posent sur les miennes.

           Lorsque mes paupières se ferment, je ne maitrise pas mes mains qui agrippent aussitôt son uniforme, le traînant à moi. Son torse se plaque au mien et il saisit avec force ma tête, approfondissant le baiser.

           Comme s’il était une bouffée d’oxygène, nous nous en abreuvons. Nos cœurs battent à l’unisson et nous ne parvenons pas à nous détacher l’un  de l’autre.

           Longtemps, je me laisse gagner par la ferveur de ses lèvres. Nos corps se mêlent et je m’enlise dans sa présence.

           Quand nos fronts se posent l’un sur l’autre, que nous nous séparons, ses mains saisissent mon visage en coupe.

           Essoufflé, le torse d’Eren se soulève avec force. Un sourire étire ses lèvres et je suis prise d’une bouffée de joie.

           Alors voilà ce que j’attendais depuis tant d’années, la raison pour laquelle je refusais de me marier. Voilà venu celui que je désespérais de croiser.


           Je le sais. Il est là. Il s’agit de lui.

           Cependant, je me fige en réalisant ce qu’il se passe. La tradition veut que j'épouse celui que j’aime si je suis seule et ce, même si j’ai eu un mariage auparavant.

           Plus jeune, j’ai rêvé de me marier à quelqu’un qui m’aime et que j’aime. Quelqu’un qui fasse battre mon cœur comme maintenant, qui m’observe comme le fait Eren.

           Seulement je tiens mon indépendance de la solitude.

— Hé…

           Sa voix m’appelle doucement et je reviens à moi.

           Malgré mes craintes, je trouve réconfort dans son regard délicat. 

           Sans doute est-t-il réellement l’âme-sœur que je désespérais de croiser. Car il est si lié à ma personne qu’il devine mes pensées.

           Les mains toujours posées sur mon visage, il chuchote d’un ton cérémonieux : 

— Ma chère, feriez-vous de moi l’homme le plus comblé du monde en vivant épanouie ?

           Je frissonne et il ajoute : 

— Accepteriez-vous de ne pas m’épouser jusqu’à ce que la loi change ? De ne jurer fidélité devant aucune instance et seulement ma personne ?

           Les yeux mouillés d’émotion, j’acquiesce à toute vitesse avant de lâcher : 

— Oui, oui. Je l'accepte et le jure !

           Il éclate de rire.

— Alors moi aussi !

           Et, dans un mouvement d’une douceur inespérée, pose ses lèvres sur les miennes pour sceller cette promesse.



































































à demain avec
shanks !





























Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top