𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟔 : 𝐎𝐢𝐤𝐚𝐰𝐚.


























𝐋𝐄 𝐏𝐄𝐓𝐈𝐓 𝐂𝐇𝐀𝐏𝐄𝐑𝐎𝐍 𝐑𝐎𝐔𝐆𝐄

𝐓𝐨𝐫𝐮 𝐎𝐢𝐤𝐚𝐰𝐚

𝐕𝐈












































           D’aussi loin que je me souvienne, mes capacités ont toujours supplanté celles d’Oikawa. Cela l’a doucement rongé, me battre est devenu une obsession. Seulement, il n’y est jamais parvenu.

           Tandis que j’ai emporté la note maximale à mon examen pour intégrer l’armée, il ne l’a obtenu que de justesse. Lorsqu’il a été affecté au grade peu estimé de traqueur, la Reine m’a personnellement voulu dans la garde royale.

           Tous deux originaires d’un petit village, nous sommes assurément devenus la fierté de celui-ci. Les mères et grand-mères se plaisaient à affirmer que leur descendance pourrait faire comme nous. Que la pauvreté n’était pas une fatalité.

           Alors ils ont bien été étonnés, le jour où je suis revenue ici sans trop d’explications, annonçant simplement que j’en avais fini avec l’armée.

           Oikawa, lui, y sert toujours. De temps à autre, il revient ici pour prendre quelques jours de congé. Alors, s’asseyant sur sa chaise attitrée, à la taverne, il raconte ses exploits.

           Toujours aussi désespéré de passer pour le meilleur.

— Et là, j’ai découvert son visage, à ce fumier ! s’exclame-t-il en abattant sa chope de bière crasseuse sur la table de bois cabossée.

           Des rires et applaudissements éclatent. Comme chaque soir, l’intégralité du public demeure suspendu à ses lèvres. Ils gloussent à ses boutades et sont toujours plus friands de détails sordides.
           Retirée à l’ombre de la pièce, la lueur des lampes à huile n’illuminant pas jusqu' ici, je médite. A l’ombre, en sûreté, je n’écoute l’homme que d’une oreille distraite tout en sirotant ma boisson.

           Nul ne fait attention à moi…

           Enfin, à l’exception du tavernier qui sait où je me trouve. Ses yeux se posent d’ailleurs sur l’ombre où je me tiens, cachée sous mon capuchon rouge.

           Espérant que personne ne me dérange, ce soir.

           Cependant, à l’instant où je croise le regard malicieux de l’homme, je comprends que mon désir est peine perdue.

— C’est sûr que ce genre d'anecdotes nous change de la déserteuse, pas vrai ?

           Aussitôt, le silence se fait. Les rires et bruits de verre raclant le bois s’évanouissent brutalement quand des visages se tournent vers moi. Je me retrouve brutalement face à des dizaines de paires de yeux inquisiteurs.

           Seul Oikawa me regarde sans animosité, simplement avec un agacement prononcé.

           Il se fiche que j’ai déserté l’armée. La seule chose qui lui importe est que, même après avoir fait cela, alors qu’il a gravi les échelons et est maintenant capitaine de son unité, les villageois n’ont que mon nom à la bouche.

— Et elle ose se pavaner ici, en plus ? Nous, on n’aime pas les déserteurs ! caque la voix nasillarde de la couturière du village.

           Sans répondre, je bois une nouvelle gorgée. Finissant ma chope d’une traite, je balance quelques pièces d’une bourse sur la table avant de me lever, quittant mon coin.

           Mon capuchon rouge apparaît alors, à la lueur des lampes à huile. Oikawa me suit des yeux, les sourcils froncés. 

           Au moment où je m’apprête à dépasser le comptoir rustique, un morceau de bois se pose sur mon ventre. Je me tourne vers le tavernier qui, tenant la poutre ligneuse, vient de m’arrêter dans ma marche.

— Les tarifs ont augmenté. Soit tu payes le juste prix, soit je te casse les jambes avec ce bout de bois.

           Dissimulée sous ma cape écarlate, je ne peux réprimer un rictus amusé.

— Pourtant, depuis le début de la soirée, tout le monde paye deux sous cette pisse d’âne que t’appelles bière.

— Tout le monde, sauf les déserteurs. Je ne fais pas de quartier aux traîtres à leur patrie.

           Un rire rauque franchit mes lèvres. Je considère un instant le bout de bois avec lequel il me menace.

— Je ne payerais pas un copec de plus. Maintenant ranges ça, tavernier, tu vas te faire mal.

           Il éclate d’un rire rauque. Ses yeux profondément enfoncés dans ses orbites me détaillent avec malice.

           Haine.

— Tu te crois tellement meilleure que nous… Pas vrai ? Au-dessus des lois et des prix… Tu penses valoir mieux que nous autres, simples pécors. 

— Je n’ai pas le temps de traiter avec un abruti qui ne sait même pas faire une simple opération mathématiques. Tes sous sont sur la table. Tu n’auras rien de plus.

           Les souffles sont coupés et le silence, lourd. Nul n’ose parler, médusé par cette interaction.

           Depuis que j’ai quitté l’armée, les gens d’ici n’ont plus aucune considération pour moi. Regards de travers, crachats sur mon passage… Je peux tolérer bien des choses.

           Cependant, les petits abrutis pensant que j’ai perdu tout pouvoir et qu’ils peuvent me menacer impunément ne s’en sortiront pas.

— A quoi tu joues ? gronde soudain une voix que je ne connais que trop bien. Payes-le !

           Mon sourire fane lorsque je me tourne vers Oikawa.

           Quelques mèches châtains brillent à la lueur orangée des lampes à huile de la taverne. Caressant son front, elles adoucissent un regard de cornaline qui se fait malicieux lorsqu’il le pose sur moi. 

           Ses longs cils ne rendent que plus insidieuse encore sa façon de me détailler.

           Je l’ignore sciemment, me contentant de pousser le bout de bois du tavernier, avançant. Seulement je n’ai pas fait le moindre pas que je l’entends.

           Presque imperceptible. Une brise sifflant. Il vient d’abattre le bâton.

           Brutalement, je me retourne, le saisissant au moment où il s’apprêtait à me frapper avec.

           Je n’ai que le temps d’apercevoir les yeux du tavernier s’écarquiller face à ma vivacité. Je saisis le bout de bois et l’assomme avec. Il s’effondre de tout son long, à mes pieds.

           Le silence prend place, lourd. J’observe la foule autour de moi. 

           Brutal, l’air change.

           Soudainement, il se fait brûlant quand les chaises raclent le sol. Quelque chose crépite lorsque les habitués se lèvent. Une musique cacophonique se fait entendre, dans leur façon de chuchoter.

— Pars, tonne Oikawa, ses sourcils se fronçant.

           Pour toutes réponses, je le fusille du regard. Il me le rend bien. Des éclairs dansent dans son regard qui se fait électrique. Je sens qu’il lutte contre l’envie de se jeter sur moi et me faire payer chaque fois où je l’ai battu, où je lui ai volé la vedette.

           Il y a quelque chose de navrant, dans sa colère.

           Que s’est-t-il passé depuis l’époque où nous nous entrainions ensemble ? Que s’est-t-il passé depuis le jour où nous nous sommes jurés d’être de grands et fiers soldats ? Que s’est-t-il passé ?

— Pars, je ne me répèterais pas.

           J’acquiesce, le cœur gros, mais finit par lui tourner le dos. Je n’ai le temps d’aller bien loin qu’une voix résonne, chevrotante : 

— De toute façon, il a toujours été meilleur que toi. Il nous protège mieux, est plus efficace.

— Efficace, lui ? je raille en la fusillant du regard. A part raconter des mensonges à des ivrognes, il ne sait pas faire grand chose.

           Sa mâchoire se contracte.

— Retire ce que tu viens de dire, je ne mens pas sur mes faits d’armes.

— A d’autres.

           Ses poings se serrent et il fait un pas, menaçant. A ce geste, son pourpoint de cuir sanglé brille. Il ne quitte pas l’uniforme de l’armée, même pour aller tailler le bout de gras chez les pochtrons.

           Il n’existe que pour se montrer. Rien d'autre n’importe, à ses yeux. Pas une seule seconde il ne remet en question la femme qu’il sert, la dictatrice qui fait régner la terreur sur sa population.

           Assurément, le Oikawa désireux de faire régner la justice, l’enfant souriant que j’ai connu n’est plus. Il n’est maintenant qu’un monstre avare de reconnaissance.

           Pas même digne de m’affronter.

— Répète un peu ce que tu viens de dire, la déserteuse ?

— J’ai dit que tu mentais sur tes faits d’arme. Tu es loin d’être aussi doué que tu le prétends, je gronde sous mon capuchon.

— Jamais je ne mentirais. Contrairement à celle qui prétend aimer sa nation alors qu’elle a déserté ! tonne-t-il avec animosité. Mais peut-être dois-je te prouver combien je suis un bon soldat ?

           Un rire froid franchit mes lèvres. Assurément, ce gamin ne réalise pas bien à qui il a à faire.

— Tu me proposes un duel ?

— Non, raille-t-il en esquissant un sourire en coin. Je n’ai pas le droit de tuer une civile… Même une vermine de déserteuse.

           Esquissant un pas, il me nargue de son sourire goguenard.

— Je te propose un défi. La pleine lune tombera ce soir et, comme tous les mois depuis quelques temps maintenant, cet affreux loup viendra rôder autour de nos maisons.

           Un frisson parcourt l’assemblée qui se rappelle combien la nuit va être rude.

— Celui d’entre nous qui ramène sa peau est plus fort que l’autre.

           Je me fige. Mon souffle se coupe.

           Pardon ?

— Ce loup n’a rien fait, il ne touche pas à la population.

— Il vole nos denrées ! 

— Il doit bien se nourrir ! Heureusement qu’il prend des stocks de viande déjà morte et ne s’attaque pas à vous ! je tonne en fusillant du regard la bouchère qui vient de parler.

           Je ne peux pas m’en prendre au loup. Ce n’est pas possible.

— Dois-je en conclure que tu refuses ? nargue Oikawa d’un air malicieux.

           Le menton levé, je le considère quelques instants. Je ne sais si ma fierté parle ou si je suis simplement lasse de ces enfantillages.

           Mais je déclare soudainement : 

— J’accepte.

           Un murmure parcourt l’assemblée et un éclat traverse le regard de l’homme qui sourit.

           Pourtant, il est hors de question que je relève ce défi. Oikawa ne va sûrement pas occire cet innocent loup.

           Je le tuerais avant.






           Une épaisse couche de neige tapisse le sol de la forêt. Lorsque mes bottes s’enfoncent dedans, cédant légèrement sous mon poids, un bruit léger retentit. Presque apaisant.

           Ce soir, les arbres dégagent une odeur fraîche quoi que rassurante. Comme à chaque pleine lune, je me sens plus proche de la nature, davantage liée à elle.

           Le soleil décline doucement dans le ciel, projetant des lueurs plus tamisées sur les lieux.

— Alors ? Séance de repérage ? 

           Je sursaute en entendant la voix d’Oikawa et fait volte-face. Il ne devrait pas être là. Ce n’est pas normal qu’il soit là. Mes yeux s’écarquillent en le voyant devant moi.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? je lâche, atterrée.

           Il hausse les épaules.

— Je suis un bon pisteur et les indices menant au loup m’ont fait me rendre ici. Je suppose que tu n’es pas trop mal non plus, si tu es arrivée avant moi.

           Mon ventre se serre. Il est logique que je sois ici. Lui, en revanche, ne devrait pas s’y trouver. Comment peut-t-il être un chasseur si excellent ? Le loup n’est même pas encore là !

— Va-t-en, je tonne en m’éloignant.

           Cependant, je l’entends me suivre dans un rire. Il m’emboîte le pas : 

— Et pourquoi prendrais-je le risque de perdre ce pari ? Ce soir enfin, je vais révéler au village que jamais tu n’as été plus f…

— Tout cela est un jeu, pour toi, je tonne en me retournant brutalement, saisissant la corde son arc passée autour de son torse à la manière d’une bandoulière et l’attirant jusqu’à moi. Tu veux savoir pourquoi tu n’as pas eu les meilleures notes ? Comme cela se fait qu’après avoir autant trimé, tu sois encore chez les traqueurs ?

           Son regard s’assombrit. Je sais qu’il veut avoir la réponse. L’idée d’être le meilleur l’a toujours obsédé, dévoré.

— Parce que tu ne sais pas que la guerre n’est pas un jeu, que ses conséquences sont réelles.

           Je le fusille du regard, le cœur gros. J’ai vu tant de choses, partout où je suis allée, ai tant subi que je ne peux maîtriser les tremblements de ma voix lorsque j’ajoute : 

— Tu n’es qu’un gamin qui se croit dans une fiction. Mais tout cela est véritable. Et le jour où tu en prendras conscience sera le jour où tu avaleras ta fierté et m’imiteras.

           Une larme de fureur perle sur ma joue. Il la fixe sans dire quoi que ce soit.

— Tu sers une femme qui martyrise sa population. Les déserteurs sont dépeints comme lâches mais ils ont toujours plus de cran que toi, qui courbe l’échine face au pouvoir.

           Je me retourne, reprenant mon chemin.

           Cependant sa main gantée attrape fermement mon poignet et me tire en arrière. Mon dos heurte son torse et, avant que je n’ai le temps de faire le moindre geste, ses doigts saisissent mon menton.

           D’un geste sec, il me force à tourner la tête pour le regarder. Sa poitrine toujours pressée à mes omoplates, je peux sentir sa respiration saccadée. 

           Cependant, ce qui me marque le plus est l’éclat de ses iris, là, tout près de moi. Nos nez se frôlent et de cette proximité émane une chaleur ardente.

— Que s’est-il passé, là-bas ? murmure-t-il contre mes lèvres.

           Je frissonne. Le temps d’un instant, fugace, éphémère, je me dis que si je lui disais la vérité, il la comprendrait.

           Cependant cette pensée meurt dès qu’elle commence à germer. Mon coeur grossit douloureusement et je murmure : 

— Ce loup n’a rien fait. Laisse-le.

           Là-dessus, je le repousse. Il me laisse m’en aller. Ma silhouette s’enfonce dans la forêt et je sens son regard sur moi.

           Brûlant.

 






           Gelée, je n’ai de cesse de frissonner.

           Seulement les spasmes qui me parcourent me tiraillent douloureusement. L’intérieur de mon corps me démange et j’ai beau me frotter contre les écorces, rien n’y fait.

           Mon corps est trop étroit, je ne le supporte plus. Ma respiration se fait sifflante et je plante mes ongles dans un tronc, tentant de me calmer.

           Cependant la lune est pleine, ce soir. Alors, comme chaque mois, mon corps se métamorphose en une bête monstrueuse, un animal sanguinolent.

           La bête du gévaudan. Le loup-garou.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

           Je me fige, entendant la voix d’Oikawa. Mon estomac se soulève et je lance un regard par-dessus mon épaule, paniquée.

           Un instant, j’espère avoir halluciné. Seulement, même dans la pénombre de la nuit, je distingue sa silhouette, debout entre deux arbres.

           Plus les secondes passent, plus il m’est facile de le voir, d’ailleurs. Ma vue s’habitue à la luminosité, revêt des caractéristiques animales.

— Pars !

           Un cri de douleur me prend, particulièrement grave, je me cambre en arrière. Mon corps est pris de secousse et je plante mes ongles dans le sol, tentant de me retenir.

           Cependant je ne peux m’empêcher de regarder Oikawa et ses yeux écarquillés d’incompréhension.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il se passe ? insiste-t-il, s’approchant.

— RECULE !

           Mon hurlement est d’outretombe, résonnant à la manière d’un grondement monstrueux qui fait s’envoler en panique des oiseaux. Quelques animaux courent et les feuilles des arbres s’agitent.

           Cependant, Oikawa reste. Sans arborer la moindre position défensive, il me regarde.

           Je fais de même avec lui, tétanisée. Une larme coule sur ma joue. Je ne dois pas croiser d’humains. Je ne me contrôle que difficilement, sous cette forme.

           Je la sens d’ailleurs prendre le pas sur l’humaine en moi. Ma capacité de concentration et de réflexion se dissipe. Je n’ai plus aucune prise sur le réel.

— S’il-te-plaît, je gémis, tétanisée. Va-t-en !

           Là sont les derniers mots dont je me souviens lorsque je sombre dans le néant.






           Un cliquetis métallique retentit.

           Dans un grognement, j’ouvre les yeux. Ma tête est vide de toute pensée durant de longues secondes, émergeant lentement d’un coma profond. Puis, je prends le temps de détailler ce qu’il se trame autour de moi.

           Le matelas sur lequel je suis allongée est confortable. Des tissus épais me couvrent et quelques lampes à huile illuminent une pièce dont les fenêtres ont été barricadées.

           Me redressant, je tente de détailler la matière avec laquelle elles ont été condamnées lorsqu’on me retient brutalement en arrière. Le même cliquetis mécanique retentit.

           Les yeux écarquillés, je réalise.

           Je suis enchaînée au cadran du lit. Un épais bracelet de métal me lie au sommier. 

           Me reviennent alors les dernières images de ma conscience, avant la pleine lune. Le visage d’Oikawa, ma voix lui hurlant de partir, son corps s’approchant…

— Il… Il a vu ma transformation.

           Un hoquet paniqué me prend en réalisant qu’il sait ce que je suis. Et il m’a sûrement enchainée pour cela, d’ailleurs. Afin de mieux me brûler en place publique.

— Enfoiré.

           Dans un hurlement rageur, je tire d’un coup sec. Aussitôt, la tête de lit s’arrache du reste du sommier dans un fracas retentissant. Puis, m’étirant brutalement, je brise le cadran auquel je suis enchaînée en deux morceaux.

           Mes mains sont maintenant sanglées à deux énormes pièces de bois qui constituaient le haut du lit. Assise dans celui-ci, la couverture tombant sur ma taille, je respire avec hargne.

— Qu’est-ce qu’il se passe !? 

           Oikawa déboule dans la pièce, ouvrant la porte à la volée, paniquée. Cependant son effarement grandit lorsqu'il écarquille les yeux en voyant mon buste dénudé et caché par mes genoux, remontés devant ma poitrine. Il se retourne vivement.

           Dos à moi, je peux quand même apercevoir ses oreilles rougir.

— M… Mais mets un vêtement !

— Crois-moi, quand je me serais occupée de ton cas, le fait que je sois nue sera le dernier de tes soucis. Tu pensais réellement qu'un pauvre cadran de bois allait me retenir ? Que je n’allais pas pouvoir le briser ?

           Me montrant toujours ses omoplates seulement habillé d’une chemise en lin, aujourd’hui et dépourvu de son uniforme, il ne répond pas tout de suite.

— Des vêtements sont aux pieds du lit. Mets-les.

           Je le fusille du regard et, plantant mes dents dans les chaînes sur lesquelles je tire, achève de me débarrasser de mes liens avant de les recracher sur le sol.

           Les débris s’échouent aux pieds du garçon dans un fracas qu’il ignore. J’enfile un pourpoint appartenant au soldat ainsi qu’un pantalon.

           Son odeur embaume d’ailleurs ces tissus.

— C’est bon ? demande-t-il au bout de quelques secondes. 

— Tant que je serais ici, rien ne sera bon.

           Prenant cela pour une affirmation, il se retourne dans un soupir. La bouche ouverte, il s’apprête à parler quand son regard se pose sur moi, habillée de ses vêtements.

           Ses lèvres se ferment et il me contemple quelques instants. Je ne sais pas ce qu’il se passe dans son esprit seulement il lui faut quelques secondes avant de simplement balbutier : 

— Je…

           Levant les yeux au ciel, je désigne les morceaux de lit et chaînes brisés, à ses pieds : 

— Alors voilà ce que tu comptes faire ? Me livrer à la foule pour enfin avoir ton quart d’heure de gloire ? Putain, je savais que t’étais prêt à tout pour l’approbation des autres mais j’arrive quand même à être choquée…

           Il ne répond pas tout de suite mais je vois de la surprise traverser son regard. Puis une ombre assombrit son visage.

— Tu as découvert ce que j’étais, tu es content ? Je te signale que je n’ai jamais blessé le moindre villageois.

— Je s…

— Alors tu penses que tu vas enfin pouvoir être reconnu à ta juste valeur. Mais les villageois s’en foutent, de toi !

— Je s…

—  Tu n’es qu’un étendard. Derrière, ils ne pensent pas à toi ! Tu…

— BORDEL, TU VAS ME LAISSER EN PLACER UNE ?

           Son cri me fige. Sa peau a rougi de colère et il me fixe avec agacement. Je ne réponds pas, subjuguée.

— C’est toujours la même rengaine avec toi, depuis qu’on est gosse ! Tu me prends pour un demeuré qui n’ira pas aussi loin que toi, qui n’est pas capable de réfléchir !

           Faisant un pas dans ma direction, il crache presque : 

— Tu te crois mieux grâce à tes notes, ton grade, ton affectation… Mais t’as entendu, tous mes exploits ? Tu étais là à chaque fois que je les racontais ! Moi aussi, je suis doué !

           Mes sourcils se haussent et je me fige.

— Ce n’est peut-être pas assez pour toi mais je fais des choses !

           Etrange est ce moment où l’on réalise que l’on s’était fourvoyé depuis le début.

           Chaque soir, à la taverne, je riais intérieurement du spectacle qu’offrait Oikawa. Debout sur les tables, racontant ses exploits pour une bande de pochtrons trop bourrés pour réellement comprendre ce qu’il contait.

           Pas un seul instant je n’ai réalisé que ce n’était pas à eux qu’il s’adressait. Qu’il se fichait qu’ils entendent ses aventures.

           Lui importait seulement que moi, je les connaisse.

— Je t’ai amenée ici et enchainée pour pas que tu t’en ailles sous forme de loup et que les villageois te prennent pour cible. Je ne comptais pas te faire le moindre mal.

           L’expression blessée sur son visage m’attriste. Toujours, je me suis plains de la façon qu’il avait eu de changer, se mettant en éternelle compétition avec moi.

           Jamais je ne me suis remise en question. Moi aussi, j'ai joué un rôle dans la façon dont nos routes se sont séparées.

— Sens-toi libre de manger, prendre un bain ou je-ne-sais-quoi avant de partir. Je ne serais plus là, de toute façon, j’ai promis de me rendre au marché.

           Je ne sais pas quoi répondre, déçue de mon propre comportement.

           Il tourne les talons sans un mot. Cependant, arrivé au seuil de la pièce, il me jette un regard, par-dessus son épaule.

           Un regard mouillé de larmes.

— Je sais que tu me considères comme un mauvais soldat qui vaut moins que toi. Mais je pensais que tu avais au moins conscience que l’homme que j’étais avait une certaine valeur.

           Ma gorge se serre.

— Comment as-tu pu croire que je te ferais le moindre mal ?

           Là-dessus, il s’en va.






           La lune est belle, ce soir.

           La nuit a posé son voile délicat sur notre village. malgré la fraîcheur de l’air, il y a quelque chose de réconfortant dans le son de nos pieds s’enfonçant dans la neige. Je ne peux m’empêcher de sourire en approchant du tronc.

           Le même que celui où je me suis transformée, hier. Oikawa y est assis, affûtant à l’aide d’une pierre son sabre.

           Il ne dit rien lorsque je m’assois à côté de lui. A vrai dire, il prétend admirablement bien ne pas avoir réalisé ma présence. Je réalise donc que je dois prendre la parole.

— Je ne te prends pas pour un abruti.

           Il reste silencieux.

— Le fait est que beaucoup de femmes ont disparu, dans la région. Et j’ai eu beau expliquer que le loup n’en était pas la cause, je sais que certains le croient. Alors hier, j’ai eu peur que tu sois de cet avis. Car à l’exception de cet animal, rien ne semble menacer la sécurité des habitants.

           Ses mouvements se font plus lents et je devine qu’il m’écoute. Je ne peux m’empêcher d’observer la façon qu’ont ses doigts de s'articuler autour de la pierre.

           Des souvenirs de l’époque où nous posions nos mains l’une contre l’autre pour les comparer me reviennent. Nous étions si innocents.

— Je ne te considère ni comme un nul, ni comme un abruti, Oikawa. Tu as simplement pris tes distances quand nous avons obtenu les résultats de l’examen. 

           Me penchant, je tente de nouer un contact visuel avec lui mais il m’ignore.

— Je croyais que tu te réjouirais pour moi.

— Je le croyais aussi, murmure-t-il sans me regarder.

           Ma main se pose sur la sienne, immobilisant son geste. Il se laisse faire. Un soupir franchit ses lèvres.

           Lorsque son visage se tourne vers moi, je surprends une lueur affligée, baignant au fond de son regard. La lune illumine ce spectacle des plus singuliers.

— J’avais honte.

— Honte ?

— Depuis que je suis gamin, même si je sais que t’es plus douée que moi au combat, j’ai cette image en tête. Ta grand-mère nous racontait des contes de princesses et je me disais qu’un jour aussi, je te sauverais. Seulement, je n’ai même pas eu de bonnes notes à l’examen de l’armée.

           Je ris doucement.

— Ce n’est pas que tu es nul mais simplement que je suis douée.

           Me gratifiant d’un haussement de sourcils, il lâche : 

— Tes chevilles n’enflent pas trop ?

— Mais c’est vrai ! je ris. Tu as toujours été quelqu’un de bien sur qui je pouvais compter. J’avais foi en tes valeurs et suis maintenant convaincue que je les voyais mieux que toi-même.

           Il sourit doucement.

— Mais je voulais être ton prince charmant.

— Crois-moi, tu l’as été et à bien des égards. 

           Oikawa, dans ses plus jeunes années, a été l’unique raison de me lever chaque matin. Je me disais que j’allais jouer avec lui, que j’avais enfin un ami.

           Si les filles de mon âge étaient plutôt gentilles, leurs mères n’appréciaient pas que je les incite à “jouer à la guerre” et je n’avais pas le droit de les approcher. Les garçons, eux, ne voulaient pas que je me mêle de leurs affaires.

           Seul Oikawa s’en fichait. Et les journées étaient belles, en sa compagnie. Je ne savais jamais dans quelle aventure nous nous engagions.

— Dis, tu te souviens quand on a volé un gâteau à la boulangère  ? je demande.

           Il éclate de rire.

— J’ai encore la trace de son rouleau à pâtisserie sur les fesses, acquiesce-t-il en grimaçant. Même si ça ne vaudra jamais la fois où je t’ai retrouvée, assise dans la grande marmite du village qui elle, était vide.

— Je m’étais régalée.

           Il pouffe bruyamment en se rappelant de cette fameuse fois où j’avais dévoré un festin à moi toute seule. Je le joins dans son rire.

           Cela faisait longtemps que mon coeur ne s’était pas senti aussi léger.

— Si je quitte l’armée, tu pars avec moi ?

           Surprise par cette soudaine intervention, je me tourne vers lui. Cependant je comprends dans son regard qu’il n’a jamais été aussi sérieux.

— Quitter l’armée ? Mais je croyais que tu t’y plaisais.

— Tu n’es plus dedans, je ne peux plus te battre. Mais… Le Royaume Blanc recrute aussi des soldats.

           Il promène son regard autour de lui.

— Et je commence à en avoir marre, de ce trou à rats.

           Là, ses iris noisette se posent à nouveau sur moi. Je frissonne en surprenant ses pupilles dévier sur ma bouche et réalise combien nous sommes proches l’un de l’autre. Sa main se pose sur ma nuque.

           L’air crépite autour de nous. Il fait soudainement chaud.

           Mes lèvres me démangent tandis que les siennes semblent soudain plus roses, plus gonflées. Elles s’écartent d’ailleurs pour murmurer : 

— Enfuie-toi avec moi.

           Là-dessus, il m’embrasse.

           Usant de la pression sur ma nuque, il approfondit le baiser. Je pousse un gémissement contre sa bouche et mes doigts se perdent dans ses cheveux. Il me serre contre lui quand nos langues s’emmêlent.

— Mes vêtements te vont si bien, chuchote-t-il.

           Je ris contre lui, l’embrassant passionnément.

           Nous nous serrons toujours davantage, grisés. Il me semble vivre enfin après des années en suspens. Je ne me cache plus, existe entièrement dans ses yeux.

           Et il l’accepte.

           Au bout de longues minutes, nous nous séparons. Il pose son front contre le mien, respirant difficilement. Et de la buée épaisse s’échappe de ses lèvres.

— O… Oui, je veux partir avec toi.

           Un sourire fend son visage, illuminant ses yeux.

— Mais le Royaume Blanc est si loin… Comment comptes-tu t’y rendre ? je chuchote tandis que nos doigts s’entrelacent.

— En carrosse, quelle question !

           Je souris tandis qu’il dépose un baiser chaste sur mes lèvres. Il ne semble plus pouvoir s’en passer.

— Mais… Cela signifie que tu vas traverser le village d’à côté, où toutes ces filles ont disparu ?

— A vrai dire, j’espérais faire plus que cela.

           Mes sourcils se froncent.

— Je ne t’en ai pas encore parlé mais je compte commettre une dernière action, dans mon uniforme.

           Je le regarde en silence.

— Laquelle est-ce ?

           Il prend une profonde inspiration, nerveux.

— Je compte trouver le responsable de ces enlèvements. Et je voulais te demander ton aide.

           Il me faut quelques secondes pour enregistrer cette information. Mais je n’hésite pas un instant avant de chuchoter : 

— Bien sûr. Tu peux compter sur moi.

           Je croise mes doigts avec les siens, saisissant sa main.

— Nous ferons cela, ensemble.



































































à demain avec
eren !































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