𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟒 : 𝐃𝐚𝐛𝐢.
𝐋𝐀 𝐁𝐄𝐋𝐋𝐄 𝐄𝐓 𝐋𝐀 𝐁𝐄𝐓𝐄
𝐃𝐚𝐛𝐢 𝐓𝐨𝐲𝐚 𝐓𝐨𝐝𝐨𝐫𝐨𝐤𝐢
𝐈𝐕
Aujourd’hui, j’ai réalisé la profonde vérité de mon existence : je suis sans nul doute l’être humain le plus stupide qui ait foûlé ces terres.
— Mais qu’est-ce que je suis conne, je gronde en tapant mon front contre le mur.
Les yeux clos, face au mur, je tente de froncer le nez pour ne pas avoir à respirer l’atroce odeur menaçant mes voies respiratoires. Un mélange de viandes avariées et d'urine.
En toute honnêteté, je n’ai aucune idée du nombre de personnes ayant été retenues en captivité ici avant moi et je n’ai aucune envie de le savoir.
Grimaçant, je pousse un couinement.
— Mais qu’elle est con, cette môme !
De tout temps, les légendes les plus folles ont courues sur cette forêt. Les villages ont toujours répandu les plus affreuses histoires sur ce qu’il se passe, au sein de ce domaine.
Un immense manoir hanté.
Une vieille bâtisse abandonnée, plantée au milieu de la forêt. Aussi majestueuse, sombre que gigantesque et terrifiante. La pointe de sa flèche semble percer la voûte nocturne, déchirant le ciel en deux.
Selon les rumeurs, une bête des plus affreuses, terrifiantes, y vivrait.
— Je vous assure que c’est un malentendu ! Je savais qu’on ne pouvait pas aller dans le manoir mais je pensais qu’on pouvait se balader dans le jardin !
Le visage glissé entre les barreaux de la cellule, je crie, tentant de capter l’attention de quiconque. Je n’ai vraiment pas choisi mon meilleur moment pour m’autoriser une petite balade en forêt.
A l’origine, je souhaitais simplement me soulager dans des buissons. Mais je n’ai pas eu le temps de faire quoi que ce soit.
— Quelqu’un m’entend-t-il ? Est-ce que je pourrais avoir accès aux latrines, je vous prie ? Je crois que ma vessie va lâcher.
Avec une grimace, je retire mon visage d’entre les deux barreaux du cachot. Je sens alors une matière visqueuse couvrir ma joue, qui se trouvait sûrement sur la grille.
— Oh… Je n’ai pas envie de savoir ce que c’est.
De la bile remonte le long de ma gorge.
— S’il-vous-plaît ! j’insiste, me dandinant sur moi-même. Je dois faire p…
Mon regard s’arrête sur un reflet, dans le coin de la grille. J’écarquille les yeux en réalisant qu’un pot a été placé dans l’angle du cachot. A peine visible, tout juste illuminé par les lueurs de la pleine lune filtrant à travers la minuscule fenêtre.
Ô Ciel ! Un pot-de-chambre !
— Merci, merci ! je lâche en m’emparant de l’objet.
— Reposez-moi immédiatement, retentit aussitôt une voix.
Je hurle de frayeur, lâchant le pot-de-chambre qui rebondit sur le sol. Roulant sur quelques centimètres, il s’anime soudain, deux yeux s’ouvrant sur son flanc.
Le pot-de-chambre… a des yeux ?
— MES AÏEUX, QU’EST-CE DONC CETTE CHOSE ?
Les sourcils noirs du pot-de-chambre se froncent brutalement face à ma réaction. Il me détaille de haut en bas avant de lâcher, acerbe :
— A qui il parle, le laideron ?
— Oh ! je tonne, les yeux écarquillés, ne sachant si je suis plus bouleversée par le fait qu’un pot-de-chambre me parle ou par la nature de ce qu’il dit. Soit plus poli !
— Vous venez d’essayer de m’uriner dessus, comment voulez-vous que je consente à rester poli ?
Je m’écarte un instant, méditant sur cet argument des plus logiques.
— Je ne peux nier une certaine corrélation entre votre colère et le fait que j’ai tenté de vous utiliser pour me soulager, j’annonce prudemment, peinant à réaliser que je parle avec un pot-de-chambre. Cependant, à ma décharge…
Pinçant les lèvres, j’observe la cellule m’entourant. Des barreaux visqueux, un sol poisseux et des murs maculés de reliefs en tout genre… Peut-être y a-t-il une autre explication ?
Je dois avouer que réfléchir, la vessie pleine, est autrement plus compliqué que la normale.
— Vous me faites quoi, là, une parade nuptiale ? cingle l’objet dans mon dos.
— J’essaye de trouver ce qui peut causer l’hallucination que je vis actuellement tout en trouvant un endroit où me soulager.
— Une hallucination ? Quelle hallucination ?
— Je suis en train de parler à un pot-de-chambre, je vous signale !
Lançant un regard à ce dernier, je l’aperçois fermer les yeux. Quelle anormalité, cette expression humaine qu’il affiche là… Un instant, il me semble deviner ses épaules se haussant alors qu’il n’en possède pas.
En effet, tout cela est bouleversant.
— Moi, je parle bien avec un cageot, j’en fais pas tout un plat…
— Hé ! je tonne, m’approchant en levant le poing.
Il se crispe, reculant en glissant sur le sol. Je lève les yeux au ciel, me tournant à nouveau vers la grille. Derrière cette dernière, seul un amas d’ombres m'apparaît.
Me dandinant sur place, je ne parviens quasiment plus à lutter. Mon ventre me fait extrêmement mal.
— Comment je vais faire ? je souffle, paniquée, sautillant.
— Sérieusement, vous êtes dans un royaume où une femme nommée Marraine la Bonne Fée aide les gens en leur lançant des sorts, où des animaux parlent notre langue en se baladant parmi nous… Pourquoi pas des objets ?
Je l’ignore sciemment, agacée de ne pas trouver de quoi me soulager et nullement en état de réfléchir à quoi que ce soit.
Qui plus est, oui, il y a de la magie dans notre monde alors je suis habituée à assister à toute sorte d’expression ahurissante. Cependant, un pot-de-chambre qui parle est encore une première pour moi !
Et sans doute pour une tripotée d’autres individus.
— Bon…
A l’instant où la voix claire de l’objet résonne, dans mon dos, un bruit sec retentit. Semblable à de la porcelaine cognée sèchement contre de la pierre. Mes sourcils se froncent, quand les grilles tressautent.
Là, dans un grincement long et sinistre, l’une d’elles s’ouvre toute seule. Un frisson parcourt mon échine à cette vision et je ne songe même plus à ma douleur ventrale, tétanisée.
Pour sûr, les légendes décrivent ce lieu comme hanté. Seulement savoir qu’il est hanté et assisté à un geste fantomatique sont deux choses bien distinctes.
Un soupir retentit, dans mon dos.
— Et bien ? Pourquoi vous ne vous en allez pas quérir les latrines ?
Faisant volte-face, je découvre ce rustique pot-de-chambre traversé de deux yeux plissés en une moue inquisitrice.
— Je…
Là, il soupire en levant les yeux au ciel.
— Ne me dites pas que vous pensez qu’un fantôme à ouvert cette porte ?
— Eh bien ?
— Mais c’est moi ! s’exclame-t-il, attéré avant de bondir sur lui-même, retombant sur une dalle qui s’affaisse sous son poid. Système caché ! La porte s’ouvre de l’intérieur !
Me retournant, je m’aperçois que la porte vient en effet de se refermer après son impulsion. Il saute à nouveau, la laissant s’ouvrir une fois de plus.
Là, je peux sentir chaque membre de mon corps se détendre.
— Il n’y a pas de fantôme, ici. Seulement des employés de maison victimes d’une malédiction.
Mon regard s’attarde sur les traits si humains de l’objet.
— Vous avez été ensorcelé, n’est-ce pas ? Qui étiez-vous, avant ?
Un long soupir défaitiste franchit ses lèvres et il acquiesce.
— Le geôlier. Mais la reine a sans doute songé que cette forme me conviendrait mieux.
M’asseyant sur le sol, je m’installe pour mieux l’écouter. Il semble surpris. Cependant aucune envie pressante ne m’empêchera d’entendre la vérité sur ce lieu.
Théâtre de sacrifices, manoir hanté, palais démoniaque… Bien des rumeurs tournent autour du château sans que jamais nul n’ait su prouver quoi que ce soit.
Aujourd’hui, je détiens peut-être l’opportunité de comprendre.
— La reine ? Celle du Royaume Rouge ou Blanc ?
— Oh, la Reine Rouge ! Evidemment ! s’exclame-t-il dans un soupir contri.
Cette femme n’est, en effet, pas réputée pour sa grandeur d’âme.
— Mais qu’est-ce qu’un modeste geôlier a bien pu faire pour la pousser à le punir ainsi ?
— Moi ? Mais rien ! Tout comme les autres employés de ce palais, je n’étais qu’un dommage collatéral de son maudit sort.
Mon cœur se serre à la vue de ses yeux s’abaissant. Penchant la tête, je le considère un instant.
— Quel est ton nom ?
Il semble surpris. Ses sourcils se haussent et il chuchote simplement :
— Vincent.
— Vincent… Enchantée, je murmure en me penchant en avant.
Il m’imite dans un sourire timide. Il me semble même que la blancheur immaculée de sa porcelaine se teinte de rouge, m’arrachant un sourire.
— Dis-moi… Il y a-t-il une raison pour laquelle toi et les autres employés êtes un… “dommage collatéral” ? Que s’est-il passé, ici ? Pourquoi la Reine Rouge s’en est-t-elle prise à vous ?
Soudain, un hurlement retentit. Brutal et sinistre, semblant évoluer depuis les entrailles de notre terre, d’un point sombre sur la carte, il fait trembler les murs.
Je regarde autour de moi la geôle prise de spasmes incontrôlable. Avec terreur, j’aperçois des rideaux de poussière et gravats tomber du plafond. Plaçant mes mains sur mon crâne, je tente de me protéger.
— Que… Que se passe-t-il ? je m’exclame, terrifiée, voyant les pierres maculer ma robe bleue.
Doucement, les tremblements s’apaisent. Malgré ma terreur, je m’efforce de prendre une profonde inspiration.
— Le maître est en colère.
Le maître ? Mon cœur s’emballe en entendant cela.
— Vincent…
Ma gorge se serre.
— Si tu as été transformé en mobilier… Quel sort a subi ton maître ?
Les yeux de l’objet s’écarquillent, choqués de cette question. Puis, ils s’affaissent aussitôt.
Il lui faut quelques secondes avant de souffler :
— Allez-vous en. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé pour que vous atterrisiez ici en vie mais je sais que cela ne durera pas. Alors partez.
Horrifiée, je ne remue pas le moindre cil, accusant le coup.
— Q… Que veux-tu d…
— Le maître ne va pas tarder à revenir vous voir ! Vite ! Allez-vous-en ! me presse-t-il, s’agitant.
— Mais… Et toi ? Que se passera-t-il pour toi si je ne suis pas là à ton retour ?
— C’est loin d’être le…
Il se fige, tétanisé. Je l’imite brutalement.
Nous deux avons entendu. Le deuxième hurlement. Plus proche, cette fois-ci.
Nettement plus proche.
— Vite ! Il arrive ! Partez !
— Viens avec moi ! je siffle en tendant la main, essayant de l’attraper.
Il bondit en arrière, m’esquivant.
— NON ! PARTEZ !
Les murs tremblent à nouveau et des gravats tombent du plafond. Par secousses, la geôle tangue, se stabilise, et recommence.
— Q… Que se passe-t-il ?
— Il monte les escaliers ! Il approche ! Vite ! Partez !
Mon coeur bat à tout rompre et je ne réfléchis plus.
Me levant, je me jette en dehors de la cellule. Paniquée, je m’effondre quand le couloir se met à trembler. Mais je me relève aussitôt, heurtant les murs et glissant à mesure que se secoue le palais. Je ne distingue quasiment rien, dans l’obscurité, ne m’orientant qu’à tâtons dans ma course.
Soudain, je glisse, heurtant un mur de plein fouet. La douleur me paralyse un instant et j’écarquille les yeux, sonnée. Je ne suis plus capable de faire le moindre geste. Il me semble que du sang coule, depuis mon nez.
— Oh…
Je ne parviens plus à bouger le moindre muscle. Figée, je me contente de glisser sur le côté. La pièce bascule autour de moi quand je tombe.
Je m’effondre sur le sol. Celui-ci claque contre mon corps. Mes paupières sont lourdes. Le palais continue de trembler, autour de moi. Je sens des rideaux de gravats tomber sur moi.
Les pas du maître approchent. Terrifiants.
Contre mon oreille, j’entends le sol craquer. Un bruit sinistre qui me tétanise. Cependant, encore sonnée, je n’ai même pas la force de me relever et ce, même lorsque je réalise ce qu’il se passe.
Le sol sur lequel je suis allongée s’apprête à s’effondrer.
♔
Il me semble que mille timbales résonnent dans mon crâne. Jamais je n’ai eu autant mal. Les yeux clos, je ne suis même pas sûre de parvenir à les ouvrir de nouveau.
Une chaleur grignote l’air autour de moi. Ondulante, elle crépite dans une cacophonie inquiétante. Je réalise alors que l’écran noir de mes paupières closes est en réalité bleutée, comme si je me trouvais face à une forte source lumineuse.
Je suis étendue sur le sol.
— Faible créature…
Je tressaille en entendant cette voix doucereuse.
Âpre, elle me griffe presque. Lorsque je remue légèrement, je ressens d’ailleurs la morsure de débris s'incruster dans la chair de mon dos. Je me souviens alors de ma chute, de la sensation que le sol allait craquer sous mon poids.
Je suppose que je me suis évanouie.
— Croyais-tu pouvoir me piller en toute impunité ? poursuit la voix de son ton insidieux, terrifiante.
Péniblement, j’ouvre les yeux. Aussitôt, mon corps tressaille.
Devant mon nez, le sol s’étale, parsemé de gravats et de poussières. Sur ces derniers ondulent le reflet de flammes. Un feu gigantesque qui forme un périmètre autour de moi. Un incendie bleu, presque glacé.
Terrible paradoxe qui me tétanise d’effroi.
— Les impertinentes dans ton genre ne méritent même pas le cachot… Je te l’ai accordé et tu as osé t’enfuir ? J’aurais mieux fait de te tuer immédiatement.
Chaque muscle de mon corps me fait mal. Je ne trouve même pas la force de me retourner vers la voix qui me parle. Je ne peux que trembler, terrifiée.
Quand, soudain, une botte se pose sur mon dos. je me tétanise, réalisant qu’il s’est approché à toute vitesse, sans même que je ne le sente.
Terrifiant prédateur qui joue avec sa proie.
— Et si je me rattrapais maintenant ?
Lorsque j’ai pénétré son jardin, je n’ai eu le temps que de cligner des yeux avant de me retrouver en cellule. Je n’ai même pas réalisé que j’avais été assommée ni déplacée. Maintenant, je comprends pourquoi.
Il se déplace à toute vitesse sans émettre le moindre son. Et jamais je n’avais rencontré une telle créature auparavant.
— As-tu une dernière parole, pilleuse ?
— J… Je…
Mes lèvres ne remuent plus, paralysées par la douleur. Un liquide coule le long de mon front et je réalise que je suis couverte de sang. Ma main m’apparaît d’ailleurs, imbibée d’hémoglobine et étalée devant moi, parmi les gravats.
Un rire sordide retentit.
— Je suppose que je dois prendre cela pour un “non”.
Un son, semblable à un froissement, retentit. Je réalise alors qu’il s’agit de la naissance d’un nouveau feu, au-dessus de moi. Une pierre tombe dans mes entrailles.
Il va me brûler vive.
— Les roses…, je chuchote sans trop savoir pour quelle raison, sans doute à cause de mon coup à la tête.
Brutalement, le nouveau feu s’éteint. La botte sur mon dos relâche sa pression.
— Que venez-vous de dire ?
Mes paupières sont lourdes et je suis tétanisée de douleur. Je ne parviens qu’à répéter d’une voix faible :
— Les roses…
Avant de sombrer dans l'inconscience.
♔
Une odeur de jasmin flotte dans l’air.
Quelqu’un a enduit mes bras d’huile et les masse avec précision. Les pressions régulières m’arrachent un soupir tandis qu’une compresse froide sur mon front apaisent mes douleurs.
Jamais je n’ai connu de façon aussi délicieuse de réveiller quelqu’un.
Gémissant, j’ouvre les yeux et papillonne des paupières pour m’habituer aux lueurs rosées du soleil se levant. Ce dernier caresse mon visage, délicat. Je réalise doucement ce qu’il se trame autour de moi.
Deux billes de verre imbibées d’huiles remontent toutes seules autour de mon bras. Atterrée, j’aperçois un coton gorgé d’alcool se déplacer de façon autonome sur une plaie à ma jambe.
Là, quelques souvenirs me reviennent. Ma conversation avec Vincent, la malédiction et, surtout, ma rencontre avec le maître.
Un frisson parcourt mon échine. Il m’a laissé la vie sauve. Pour quelle raison ?
— Laissez-moi deviner… Vous étiez tous humains, autrefois ?
Lorsque je pose cette question d’une voix ensommeillée, chaque objet se fige. Les billes de verre s’immobilisent dans le creux de mon cou et le coton se redresse.
— J’étais médecin, murmure une fente pratiquée dans l’objet. Elles étaient masseuses et celui allongé sur votre front était mon assistant.
Un frisson me parcourt. Pauvres gens…
Je réalise pleinement, maintenant, à quel point les rumeurs sur cet endroit sont fondées mais aussi mensongères. Ces personnes ont été victimes d’une terrible injustice. Ils ne méritent pas d’être relayés au rang de pestiférés.
— Laissez-nous.
A l’instant où cette voix retentit, doucereuse, les objets glissent le long de mon corps. En une fraction de seconde, ils s’échappent par la porte d’où a retenti cette voix.
Je me fige en découvrant une silhouette encapuchonnée, dans son encadrement. Un contour sinistre d’où se dégage une aura sombre, inquiétante et crépitante.
Le maître.
Mon cœur tambourine et je me crispe, dans le lit. Allongée sur les draps, je suis couverte de bandages et partiellement soignée. J’espère que ces gens ne m’ont pas couvée sans qu’il ne le sache.
Qu’il ne va pas s’en prendre à eux.
— Vincent vous transmet ses amitiés, prononce-t-il en s’asseyant sur un fauteuil, au fond de la pièce.
Je n’ose même pas le regarder, nerveuse. Mon estomac se retourne et j’agrippe les draps.
— Que vous lui avez-vous fait ?
— Il va bien. Je ne m’en prends pas à mes employés, j’obtiens pour seule réponse.
Sous sa cape, celui que les villageois appellent la Bête, le maître de ce palais, semble encore humanoïde. Sa silhouette, en tout cas, ne laisse pas présager du contraire.
Cependant, il ne se montre pas.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas tuée ?
— C’est ce que je me suis demandé lorsque je vous ai ramenée dans la cellule. Là est la raison pour laquelle, quand vous l’avez fuie, je me suis engagé à le faire. Cependant…
Il y a comme une ombre, crépitant autour de lui. Je n’ose rien dire, effarée.
— …Que comptiez-vous me dire, à propos des roses ? demande-t-il.
Sa question me fait l’effet d’une claque. De toutes les interrogations qu’il aurait pu poser, jamais je n’aurais songé à celle-ci.
— L… Les roses ?
— Les roses. Juste avant de vous évanouir, vous m’avez parlé des roses. Celle-là même à côté desquelles vous vous trouviez, lorsque je vous ai assommée et traînée dans les geôles.
Maintenant qu’il le mentionne, revient à ma mémoire ces fameuses fleurs. Je ne sais pour quelle raison j’en ai parlé avant de m’évanouir, sans doute à cause du choc que j’avais reçu à la tête dans ma chute.
Cependant, lorsque je m’étais aventurée dans le jardin, l’aspect des roses m'avait interpellée.
— Je… Comment arrosez-vous votre bosquet de roses ? je demande simplement, légèrement désemparée.
Sur le fauteuil rouge, à la lueur rosée du soleil se levant, il demeure terrifiant. Seulement quelque chose dans son aura change, lorsque je mentionne la fleur.
— Je ne les arrose pas. Notre charpentier a mis en place un système d’irrigation.
— Vous devriez le bloquer, je lâche avant de réaliser à qui je m’adresse. Enfin… Le système est dommageable pour les fleurs.
Il se redresse.
— Dites m’en plus.
Un frisson parcourt mon échine. Il y a quelque chose, dans l’ombre planant autour de lui. Un soupçon de tendresse au cœur du danger qui émane de sa personne.
— Le lac d’à côté possède une eau rouge car intoxiquée au mercure. Alors, arroser vos terres affecte toute votre flore.
La silhouette se redresse quelque peu. Je semble avoir suscité son intérêt. Il patiente quelques instants, méditant sur mes paroles.
— Tu auras la vie sauve. A une unique condition.
Je frissonne.
— Il existe une fleur, plus précieuse que les autres, ici. Une rose d’une beauté aussi immaculée que dangereuse.
Je me noue, effrayée par la suite de ces paroles. De celle-ci dépend mon avenir, ma survie.
— Ses pétales tombent. Je veux que tu les préserves.
— Q… Quoi ? Mais attendez ! Je ne suis pas botaniste, simple bibliothécaire qui lit sur les plantes à ses heures perd…
— Refusez ou vivez, tonne-t-il d’une voix calme.
Mon souffle se coupe. Un frisson me parcourt et des sueurs froides coulent le long de mon dos. Je frissonne, l’estomac noué.
— Vous serez logé dans une aile qui vous sera consacrée, vous mangerez ce que vous voudrez et quand vous voulez, vous serez parée des plus belles tenues et aurez tout ce dont vous désirez… Le choix est simple.
Théâtralement, sa main s’étend dans les airs, habillée d’un gant.
— Vous vivez une vie splendide et luxueuse, cherchant solution à un problème…
Son autre main s’étend.
— …Ou vous mourrez.
♔
Ce château comporte bien des endroits miteux et attaqués. Mais aucun n’égale cette pièce sans plafond, aux murs lézardés, lierre courant sur la pierre et gravats parsemant le sol.
Cette salle semble avoir été le théâtre d’une guerre.
— La voici donc, retentit la voix de la Bête, dans mon dos.
Je frissonne, oppressée par la menace qu’est sa simple présence. Ma cage thoracique peine à se mouvoir et ma gorge est serrée. Je crois que je pourrais tourner de l'œil à tout moment.
Mes jambes se font flageolantes et ma tête est lourde.
Soudain, une main se pose dans le bas de mon dos, me stabilisant. Étonnamment, malgré le gant et mes vêtements, je peux ressentir une chaleur certaine émaner de cette paume. Presque douce.
— Madame Samovar ? demande-t-il en se tournant vers une théière, étrangement posée en plein milieu du sol.
Deux yeux s’ouvrent, sur le flanc de cette dernière. Un sourire étire ses lèvres et elle répond d’une voix mure :
— Oui, Maître ?
— Faites venir les médecins pour notre invitée.
Surprise par cette intention et terrifiée, je n’arrive même pas à dire quoi que ce soit. Ma gorge est serrée et je me contente de me pencher légèrement en avant pour le remercier.
Puis, nous approchons d’un socle de pierre, posé au milieu de la pièce. D’abord, il me semble que rien n’est placé dessus.
Quand, d’un geste de la main, la Bête lève un sort de transparence et fait apparaître l’objet qu’il cachait. Mon cœur se fige en le découvrant d’ailleurs.
— Oh non…
Le Maître lâche un rire froid, presque odieux.
— Ainsi donc, vos livres vous ont déjà montré l'aspect des roses éternelles. Ou, du moins, vous les connaissez assez pour avoir ce genre de réactions à leur vue.
Sous mes yeux, un dôme de cristal. En suspens dessous, défiant les lois de la gravité, une rose d’un rouge flamboyant s’élève. Cependant, partout autour d’elle gisent des pétales. Des morceaux de la plante sont tombés au fil du temps.
Les roses éternelles sont un macabre sablier. Lorsqu’une pétale tombe, quelque chose se détruit davantage. Et, lorsque plus rien ne reste, l’entité à laquelle elle est rattachée meurt.
Mon regard se promène sur le palais tombant en ruines et je considère le capuchon noir sous lequel le Maître se réfugie.
Je n’ose même pas imaginé ses blessures, dessous.
— Qu’en pensez-vous, ma chère ? Allez-vous m’aider à contrer le mauvais sort que m’a infligé la Reine Rouge ?
Un frisson m’ébranle au plus profond de mon être.
Je m’approche précautionneusement. L’autre ne m’imite pas mais je sens son regard brûlant, sur ma nuque. Sans quitter la rose des yeux, je tournoie autour d’elle.
Quelque chose scintille, dans ses pétales. Une trace irisée et dangereuse semble se disséminer, ça et là, le long de pattes de velours.
Et je reconnais ce tétanisant motif.
— Avez-vous le nom de la graine ?
Je n’ose regarder le Maître, sentant son regard persistant sur moi. Cuisant, il fume presque ma peau qui brûle. Jamais je n’ai senti une telle prise sur ma personne.
Cette Bête fait bien plus que me regarder, me voir.
Il me transcende.
— La graine ? murmure-t-il dans le silence de plomb au bout de quelques longues minutes.
— Chaque fleur, même magique, naît à partir d’une graine. La graine des roses éternelles est généralement une émotion et, pour la raviver, il faut puiser dans cette même émotion.
Enfin, je m’autorise à regarder en direction du capuchon.
Seule la silhouette sombre m’apparaît. Tétanisante, tout proche, oppressante. L’air autour de lui a constamment cette allure troublée qui tétanise.
— Je… Est-ce que vous savez ce qui a créé exactement cette rose éternelle ? Ce que la Reine Rouge ressentait lorsqu’elle a…
Ma voix meurt dans ma gorge et je ne dis aucun mot de plus. L’air s’est brutalement épaissi, m’étranglant presque. Terrifiée, je demeure inerte.
Au bout d’un moment qui me semble être une éternité, il finit par murmurer :
— Qu’importe la source, trouvez le remède.
♔
— Ma chère, vous travaillez bien trop, ce n’est pas bon pour votre santé.
Dans un baillement long, j’esquisse un sourire à l’égard de Madame Samovar. Il me semble que cela fait une éternité que j’ai emménagé au château et mes jours sont tous les mêmes.
Après m’avoir ordonné de soigner la Rose Eternelle de l’Aile Interdite — où je n’ai, d’ailleurs, plus le droit de mettre les pieds — la Bête a disparu. Je ne l’ai plus revue.
En revanche, j’ai eu le loisir d’apprendre à connaître les anciens employés de cette maison, tous changés en mobilier par la malédiction de la reine.
La gouvernante, Madame Samovar, est aujourd’hui une théière qui sautille sur place, toujours accompagnée d’une jolie tasse ébréchée qui n’est autre que son fils. L’ancien maître d’hôtel, Lumière, est devenu un candélabre tandis que son fidèle conseiller est aujourd’hui une horloge du nom de Big Ben. Vincent passe de temps en temps me voir.
Mon cœur ne s’en sert que davantage.
— Vous êtes bien aimable, Madame Samovar, mais si je ne trouve pas de solutions avant que le dernier pétale ne tombe, vous disparaitrez.
Elle esquisse un sourire doux.
— Vous vous tuez la santé à force de ne dormir que si peu de temps.
Tournant la tête, j’observe la lune éclatante, visible par la longue fenêtre. Mes yeux glissent alors sur les chandeliers allumés au quatre coins de l’immense bibliothèque. Le niveau des bougies a énormément baissé, trahissant les heures que j’ai passé ici.
Cependant, malgré la dizaine de bouquins entassés sous mon nez, je ne trouve strictement rien qui puisse expliquer la naissance de cette rose.
— Ecoutez, reprend Madame Samovar d’un air soucieux, voyant que je ne compte pas l’écouter. Essayez simplement de ne pas veiller trop tard cette nuit, d’accord ?
J’acquiesce doucement, l’estomac noué. Elle me sourit d’un air contrit. Nous savons toutes les deux que je ne compte pas dormir de si tôt.
La Reine Rouge a commis bien des injustices alors je ne devrais pas être autant effarée. Mais je suis sous le choc de constater un peu plus chaque jour combien elle a ruiné la vie des occupants de ce château.
Si je n’ai, ne serait-ce que l’infime opportunité de les sauver, je la saisirais.
Mes paupières sont si lourdes que je n’arrive quasiment pas à les ouvrir. Marchant à tâtons, je tente de m’orienter. Seulement je suis si éreintée que je crois avoir oublié la raison pour laquelle je me suis dirigée vers cette partie de la bibliothèque, à l’origine.
Qu’étais-je venue chercher ?
Ma tête est lourde et je n’ai de cesse de bailler. Chacun de mes muscles me semblent avoir été tailladés en pièces. Ils ne répondent quasiment plus.
— Oui… Un nuancier…
Voilà donc ce que j’étais venu chercher. Un nuancier contenant le plus de couleurs possibles afin d’identifier la teinte précise de la rose.
Un hoquet me prend. Ce dernier me réveille brutalement et j’ouvre les yeux, contemplant le rayon devant lequel je me tiens.
Mes yeux demeurent fixés sur les tranches de livres, les observant plusieurs fois sans réellement les regarder. Je tends le bras vers un livre avant de réaliser que je n’en ai même pas la force, que je demeure immobile, debout devant la bibliothèque.
Mes paupières sont lourdes et mes jambes, trop faibles.
Le monde bascule autour de moi quand je m’effondre de tout mon long. Je lâche entièrement prise, prête à sentir mon corps percuter violemment le sol.
Quand une odeur de cire d’abeille s'insuffle dans mes narines. Délicate, elle m’embaume à l’instant où deux bras se glissent sous mon corps, le rattrapant. Une chaleur apaisante me couve soudain.
Je sens que l’on me porte dans le château. Mais je n’y accorde pas longtemps attention.
Je m’effondre, inconsciente.
♔
Une délicieuse odeur de nourriture se répand dans l’air.
Fronçant le nez, je papillonne des paupières et réalise que je suis dans une pièce sombre. Pour cause, les rideaux pourpres ont été tirés. Cependant, le cadre de lumière les bordant trahit une puissante lueur du soleil, à l’extérieur.
Je suis dans ce qui est maintenant mon lit. Maintenant, je commence à être habituée à cette chambre, avec ses moulures aux plafonds, ses draps de soie, ses cadres d’or et tableaux éclatants. Seulement quelque chose sort de l’ordinaire.
Partout, des chariots d’or traînent. Une dizaine d’entre eux, couverts de tartes, viandes, légumes, fruits et mets délicieux sont éparpillés autour de moi.
— Qu’est-ce que c’est que tout cela ?
Soudain, une théière sur un des chariots s’anime. Je reconnais Madame Samovar qui sautille jusqu’à moi.
— Le Maître a songé que vous auriez besoin de force, après vous avoir trouvée hier dans la bibliothèque.
Je me fige.
— Le Maître ? Vous dites qu’il m’a trouvée ?
— Il vous a même ramenée dans votre lit lui-même et a tenu à ce que vous soyez nourrie et bichonnée aujourd’hui ! s’exclame-t-elle dans un sourire tendre.
Mon estomac se noue. Étrange…
Cela ne correspond tellement pas à l’idée que je me fais de lui… Et Madame Samovar doit d’ailleurs s’en douter car elle déclare :
— Vous savez, il est loin d’être une mauvaise personne. Et je suis de celles qui pensent que l’on gagnerait à le connaître.
— Je ne suis pas sûre que dire cela à une personne qu’il séquestre soit judicieux.
Elle sourit tendrement.
— Il est dos au mur. Le temps passe sans qu’il ne sache quoi faire. Mais dites-vous que lorsque nous mourrons tous, que le dernier pétale tombera, vous serez en paix.
Mon estomac se noue. Non. Cela m’étonnerait.
♔
Le copieux déjeuner qu’a livré le Maître a bien failli me rendormir. Cependant, je m’efforce de me traîner jusqu’à la bibliothèque dont les portes sont habituellement fermées.
Surprise, j’en pousse une avec délicatesse. Sans le moindre bruit, j’écarte ce pan peint de pourpre et doré avant de m’engouffrer dans la pièce.
Cependant, je n’ai le temps de faire le moindre pas que je me fige, sous le choc. Le moindre muscle de mon corps s’atrophie quand je découvre une silhouette, dans l’allée principale.
Cette pièce est tapissée de livres. Différents couloirs faits d’étagères se croisent et partout où notre regard se pose, une rangée de livres apparaît.
Partout… Sauf sur l’allée principale, constituée d’un long tapis rouge. Une allée où se trouve une silhouette que je ne connais que trop bien.
— Bonjour, ma chère, retentit la voix du Maître.
Il me montre le dos. Cependant, j’aperçois dans ses mains une liasse de parchemins.
Il s’agit des notes que je prends chaque jour, depuis qu’il m’a confié la tâche de soigner la Rose Éternelle.
— B… Bonjour.
— Je vois que vous prenez vos recherches très au sérieux. J’avoue apprécier votre engagement.
Mon estomac se tord. Il est le nom qui anime les plus violentes légendes, dans les villages voisins. Il a déjà menacé de me tuer et a admis avoir occis bien des humains.
Alors je ne peux voir en lui qu’un danger. En dépit des bons traitements et repas, malgré le fait que je puisse comprendre sa peur de mourir et voir autrui périr…
Je me méfie.
— Cependant… Je ne vois que des hypothèses, sur ces notes et pas l’ombre d’une solution.
Étonnamment, je ne discerne aucun reproche dans sa voix, un simple constat.
— Cette bibliothèque ne vous donne-t-elle pas assez de ressources pour vos recherches ?
— Eh bien… C’est-à-dire que…
— Dites-moi.
Sa voix, douce et autoritaire, me fragilise légèrement. Il me faut prendre une profonde inspiration avant d’admettre.
— Il me manque la plus importante des ressources, votre témoignage.
Maintenant. Ici marque l’instant où tout se joue.
Il peut exploser en rage et me broyer. Ou alors, il peut achever l’image que je me faisais de lui en ayant une réaction plus douce. Sans aucune violence.
— Je vois, déclare-t-il simplement d’une voix calme. Suivez-moi.
♔
Dans un coin de la bibliothèque ont été disposés canapés et fauteuils autour d’une table vernie. La sublimant, des rayons de soleil filtrent à travers la fenêtre pour la caresser.
Chaque couleur semble plus chatoyante, ici. Même la cape du Maître qui s’avère être d’un rouge pourpre, très sombre.
— Je vous en prie. Posez-moi vos questions.
Sa voix est étonnamment douce.
— Alors… Pourriez-vous m’expliquer les circonstances qui ont mené la reine à vous faire subir cela ?
Il ne répond pas tout de suite, hésitant. Puis, il chuchote d’une voix légèrement enrouée :
— Elle n’a pas accepté que je repousse les avances de sa fille. Cette dernière l’a d’ailleurs davantage tolérée qu’elle, ce qui est plutôt cocasse.
Je me noue.
— La fille adoptive de la reine avait huit ans. En me voyant, elle a déclaré que j’étais beau comme un prince charmant, celui des histoires. Alors, elle a demandé si, plus tard, elle pourrait m’épouser
Jamais je ne l’ai entendu prononcer autant de mots.
— Je l’ai remerciée et lui ai dit que j’étais flatté, mais qu’une fille comme elle méritait quelqu’un de son âge. Profondément peu intéressée par ce que j’avais à dire, elle s’est contentée de hausser les épaules en acceptant ma réponse…
Je frissonne.
— Pas une seule seconde je ne me doutais que la reine avait entendu ce que je disais, quelle sentence elle me réservait.
Mes épaules s’affaissent. Jamais je ne me serais attendue à ce qu’il me conte une histoire pareille. A vrai dire, lorsque j’ai appris que la Reine Rouge l’avait punie, je m’étais imaginé un tas d’histoires…
Bien des nobles ont été punis pour avoir soutenu la résistance, écrit des pamphlets contre Sa Majesté.
Seulement lui… A simplement refusé des avances ?
De la bile remonte le long de ma gorge, la griffant. Je suis écoeurée, nouée, révoltée.
— Mais c’est… tellement injuste !
Un rire doux franchit ses lèvres. Surprise, je lève vivement la tête.
— Votre indignation est aussi attendrissante que touchante. Hélas, elle ne m’aidera en rien. Il me faut un remède. Pas seulement pour moi, mais aussi pour mes gens.
J’acquiesce, le cœur lourd.
— Je suis prêt à faire n’importe quoi pour que ces personnes ne périssent pas. Qu’importe la demande que vous ferez, le matériel dont vous avez besoin sera mis à votre disposition.
Je hoche la tête vivement, le remerciant. Forte de ces nouvelles informations, il me faut maintenant me mettre au travail.
Tout en tentant d’ignorer cette sensation que discuter avec la Bête est, en réalité, plus agréable qu’il n’y paraît.
♔
Chaque jour, lorsque je me rends dans la bibliothèque, la Bête s’y trouve. Nous ne discutons jamais, prétendant ne pas s’être rendus compte de la présence de l’autre.
Parfois, je sens un regard sur ma nuque. Je devine qu’il m’observe mais cela ne me gêne pas.
Il ne me gêne pas. Plus maintenant.
♔
— En quoi puis-je vous aider ?
La Bête n’a pas levé le nez du livre qu’il parcourt. Cependant, je devine qu’il a senti ma présence. Je crois que j’aurais aimé qu’il l’ignore plus longtemps, le temps que je me décide à formuler ma demande.
Après des jours de recherche, je sais à présent comment déterminer un remède à cette malédiction.
— J’aurais un service à vous demander. Une façon de comprendre ce qu’il faut faire pour résoudre tout cela…
— Eh bien, demandez-le, déclare-t-il sans lâcher son livre dont il parcourt les pages.
Nerveuse, je me dandine d’une jambe sur l’autre.
— Pour comprendre cette malédiction, j’ai observé vos gens qui avaient subi ce sort mais aussi les roses dehors ainsi que celle éternelle. Ces observations m’ont permis de collecter énormément d’indices.
— Mais ? demande-t-il, devinant qu’il y en a un.
— Il y a une des personnes ensorcelées que je n’ai pas eu l’occasion de voir…
Brutalement, il me semble que l’air s’épaissit. Il a compris que je parlais de lui. Les flammes des chandeliers s’éteignent, nous plongeant dans le noir. Un vent frais s'engouffre dans la bibliothèque, me glaçant jusqu’au sang.
Je ne vois plus rien, plongée dans les ténèbres. je n’entends que la voix du Maître, grondante, lorsqu’il tonne :
— Quittez immédiatement cette pièce.
♔
Je ne parviens pas à fermer l'œil.
Cela fait des heures que je me retourne dans les draps, dévorée par ce qu’il s’est passé tantôt. Tout, dans l'obscurité glaciale, la voix de la Bête, m’a ébranlée. Alors, malgré la lune brillant haut dans le ciel, je ne dors pas.
Deux coups sont portés à ma porte, secs. Surprise, je mets quelques secondes avant de me lever. Un chandelier s’allume à mon passage et je le saisis, allant ouvrir la porte.
Mes entrailles se soulèvent en découvrant la silhouette encapuchonnée du Maître, derrière elles.
— Navré de perturber votre sommeil.
— …N… Non, ce n’est rien. Entrez, je l’invite même en reculant d’un pas.
Il hésite un instant mais me suis dans la chambre. Je ne sais trop ce qui me pousse à ne ressentir aucune crainte, malgré le fait que je ne porte qu’une tenue de nuit et que nous nous trouvons dans ma chambre.
Il s’éloigne de la lumière du chandelier. Mais cette dernière illumine toute la pièce alors je le distingue tout de même.
— En quoi puis-je vous aider ? je demande doucement, m’asseyant sur le lit.
Il contemple un instant ma silhouette.
— Vous ne pouvez rien. Je tenais simplement à m’excuser pour ma réaction, tout à l’heure.
Un sourire tendre étire mes lèvres.
— Personne n’a vu mon visage depuis que… Enfin, depuis qu’elle l’a saccagée.
— Je vois, je chuchote.
Un instant, je réfléchis avant de chuchoter :
— Et si vous me le décrivez ? Vous pensez que vous pouvez faire cela ? Une simple description m’aiderait.
Il acquiesce sans pour autant répondre. Je patiente quelques instants avant que sa voix ne résonne dans un grondement rauque :
— J’y ai beaucoup réfléchi et… J’aimerais que vous fermiez les yeux.
Surprise, je mets quelques instants avant d’enregistrer l’information. Moi qui ne m’attendais pas du tout à une telle demande laisse filer un rire gêné.
Cependant, j’obtempère.
Soudain, un toucher délicat. Douce, chaude, une main saisit la mienne. Chacun de mes nerfs s’éveillent, électrifié, au contact de cette chair me caressant presque. Les doigts qui saisissent ma paume la pose sur un visage, me forçant à tâter quelque chose.
La surface est moelleuse quoique particulièrement lisse. Étrange, elle me rappelle une plaie boursouflée et gonflée. La sensation n’est pas désagréable, juste surprenante.
Soudain, je sens le souffle mentholé de son haleine sur mes lèvres. Il est là, tout près de moi. Le visage nu, à quelques battements de cil, il me regarde.
Mais il me fait confiance, je n’ouvrirais pas les yeux.
— Cette chose écoeurante que tu touches est… mon visage.
Mes sourcils se froncent.
— Ecoeurant n’est pas le mot.
— Inutile de ménager ma sensibilité. Je ne te tuerais pas parce que tu te montres honnête.
Un sourire étire mes lèvres.
— Tu ne me tueras pas tout court, même si je décidais de partir. Ce que je ne ferais pas, d’ailleurs.
J’entends sa respiration se couper. Je continue de caresser sa peau.
Sa chair prend une consistance ordinaire lorsque je caresse son nez avant de redevenir particulière, sous ses yeux. Il me semble même sentir des bouts de métal, incrustés dedans.
— Non, définitivement, tu n’es pas écoeurant…
— Alors, que suis-je ? chuchote-t-il dans un grondement rauque.
— Quelqu’un de profondément blessé. Quelqu’un dont les plaies sont ouvertes et qui mériterait qu’on les referme…
Il ne répond pas.
— Tu es un tas de choses, mais sûrement pas écoeurant.
Il ne dit rien. Le silence n’est pour autant pas terrifiant. J’y ressens même un certain soulagement, me laissant glisser dans la chaleur de ce moment.
Soudain, dans un murmure à peine audible retentit sa voix :
— Regardes-moi.
Mon cœur se soulève et j’obtempère. Oui. J’ouvre les yeux.
Apparaît alors un regard d’un azur éclatant de profondeur. Celui-là forme une peinture froide au-dessus d’une chaire brûlée, presque brune. Vestige d’une douleur sourde et sublime.
De son cou à sa lèvre inférieure, à la manière d’un masque, elle grimpe. Sa peau calcinée est attachée à l’autre, saine, par des agrafes de métal. Pourtant, face à l’horreur de cette souffrance, je ne cille même pas.
Il y a quelque chose de profondément merveilleux dans ce portrait. Une façon d’apparaître, unique, sublime dans la douleur.
Si envoûtant que je ne réfléchis pas en posant une main sur sa joue.
Le Maître sursaute légèrement, de façon à peine perceptible. Ses yeux s’écarquillent et je vois ses pupilles se dilater. Elles pourraient m’avaler toute entière.
— Que fais-tu ? murmure-t-il d’un air interdit.
— Je… Je crois que je t’admire.
Mes yeux parcourent son visage, émerveillés par ces détails. Mon cœur bat à tout rompre quand je réalise combien ma présence fond en la sienne.
— Tu… m'admire ? Mais je suis hideux.
Je secoue la tête vivement.
— Une âme comme la tienne ne peut être hideuse… Et je t’assure que ton visage ne l’est pas non plus.
Une larme coule sur sa joue. Je l’essuie doucement.
Mes yeux remontent aux siens. Ceux-là se font vacillants. Soudain, ils glissent sur mes lèvres. Elles me tiraillent, se gonflent. Je les sens me brûler.
Mon corps s’éveille.
Sa main caresse ma joue. Ma peau s’échauffe à ce contact. Je déglutis péniblement, fermant les yeux.
Il pose ses lèvres contre les miennes.
Jamais je n’ai connu caresse si délicate, personnelle. Sa bouche signe une lettre d’amour sur la mienne et sa langue en marque le cachet. Ses gestes me transcendent et je fonds dans cette étreinte. Mes doigts s’accrochent à ses cheveux quand ses mains me plaquent mieux contre lui.
J’aimerais ne faire qu’un avec lui, son corps m’appelle.
Nous ne parvenons pas à nous détacher l’un de l’autre, quêtant toujours plus notre présence mutuelle. Ce n’est que lorsque nous n’avons plus assez d’air que nous nous éloignons.
J’aperçois son torse se soulever difficilement. Ses lèvres gonfler m’appellent encore. Je m’apprête à l’embrasser à nouveau quand…
— DABI ! MAÎTRE DABI ! C’EST INCROYABLE !
A toute allure, la silhouette d’une femme passe devant la porte de ma chambre sans me voir. Trop occupée à courir vers le Maître Dabi, elle m’ignore royalement sans se rendre compte qu’il est ici.
Cependant cela n’est pas ce qui captive mon attention, non. Si je ne reconnais pas visuellement cette femme, sa voix ne m’est pas étrangère.
Il s’agit de Madame Samovar.
— Le… La malédiction est rompue ? je murmure, me tournant vers Dabi qui observe ses mains tuméfiées.
— C… Non… Ce n’est pas possible.
Les yeux écarquillés, il les regarde.
— N… Non ! La malédiction levée, j’étais censé redevenir normal !
Mon cœur se serre à ce dernier mot.
— Mais enfin, Dabi…
Il lève les yeux sur moi et je murmure, des larmes perlant sur mes joues.
— Regarde-toi à travers mes yeux. Tu n’es pas ennuyeusement normale, tu es tellement plus.
Ce que je dis semble le choquer. Mais j’insiste.
— Tu es la plus belle personne que j’ai jamais vu.
Ses traits retombent et un éclat traverse ses yeux. D’un claquement de doigt, il fait fermer la porte de notre chambre. Je regarde cette dernière un instant avant qu’il ne saisisse mon visage en coupe.
Puis, il m’embrasse passionnément. Mes doigts tiraillent sa chemise de soie et j’enroule ma langue autour de la sienne.
— Je t’aime, souffle-t-il dans un baiser fiévreux. Je t’aime tellement.
Ses doigts se glissent derrière ma nuque pour approfondir le baiser.
— Tu me donnes envie de vivre.
Il pose son front contre le mien, essoufflé. Et, dans un grondement rauque, lâche :
— Sais-tu que je vis pour toi ?
— Dabi…
— Que tu es devenu mon espoir quand tu as mentionné ses roses puis qu’après, en te voyant dans cette bibliothèque, je me disais que même si tu échouais, ce n’était pas grave ? Parce que tu étais là. Parce que si je mourais demain, j’aurais vécu ma dernière journée comme je l’entendais. A tes côtés.
Des larmes coulent sur mes joues. Il les essuie avec douceur.
— Tu es ma raison de vivre.
♔
à demain avec
Flynn Rider !
ou plutôt...
non, je vous laisse
deviner
♔
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