𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟑 : 𝐒𝐡𝐨𝐭𝐚.
𝐋𝐀 𝐁𝐄𝐋𝐋𝐄 𝐀𝐔 𝐁𝐎𝐈𝐒 𝐃𝐎𝐑𝐌𝐀𝐍𝐓
𝐒𝐡𝐨𝐭𝐚 𝐀𝐢𝐳𝐚𝐰𝐚
𝐈𝐈𝐈
— Cette abrutie a intérêt à t’avoir dit la vérité ! je menace en jetant un regard au quadrupède marchant à côté de moi.
Un chapeau vissé sur la tête, le chat peste de temps à autre, quand les ronces griffent ses bottes, notamment. Il a tout de même de la chance de ne pas faire ma taille et de se les prendre dans la tronche.
D’un geste brutal, j'abat mon épée sur une partie des ronces, excédée. Marraine la Bonne Fée, une femme d’un grand sérieux et très réputée dans notre région nous a affirmé qu’une grande étape de notre quête se trouvait derrière ces ronces.
Ou plutôt, une muraille sur un kilomètre environ de ronces si affûtées qu’elles pourraient arracher la peau d’un simple effleurement.
— Rappelle-moi pourquoi on s’inflige une torture pareille ? feule le chat en manquant de se crever un œil, évitant de justesse une ronce.
— Parce que le royaume est infesté de mercure, que les populations meurent et que la scientifique ayant été sur le point de trouver un remède a été plongée dans un sommeil éternel via un sort.
Le chat se fige, s’immobilisant dans ses mouvements.
— Je rêve où cela fait des mètres qu’on marche pour aller chercher une femme plongée dans un sommeil éternel ?
Je déglutis péniblement, acquiesçant. Le chat m’assène un regard de travers, outré.
— Mais tu te fous de moi ?
— On va bien trouver un moyen de la réveiller, je bougonne, moi-même peu convaincue.
— Réveiller sans magie quelqu’un plongé dans le coma par un sort de sommeil ? Mais quel genre d’abrutie es-tu ?
Mes sourcils se froncent.
— Pourquoi tu réagis comme tu n’étais pas au courant ? je soupire. Tu savais dans quoi on s’embarquait.
— Je savais qu’elle était dans le coma mais pas ce qui l’avait plongée dans le coma ! rugit-t-il, donnant un coup de griffes dans une ronce.
Mon épée à la main, je hausse les épaules.
— On va sans doute trouver un moyen de la réveiller.
— Putain, mais c’est pas un euphémisme. Tu piges pas un broc à la magie ! Rien ne pourra la sortir de ce sommeil éternel ! Qu’importe le fait qu’elle est notre dernier espoir pour trouver un remède !
Je hausse les épaules, peu intéressée par ses arguments.
— Nous sommes arrivés, de toute façon.
Ponctuant ma phrase, j’assène un coup violent dans les ronces qui se détachent, tombant. Aussitôt, des faisceaux lumineux pénètrent la tanière obscure dans laquelle nous évoluons depuis une heure.
Je papillonne des paupières pour m’habituer à cette fulgurante lumière. Après quelques instants, je parviens à distinguer les contours de ce qui semble être un temple en ruines, sous mon nez.
Des colonnes grignotées par l’usure, lézardées et traversées de plantes ne soutiennent plus aucun plafond. Quelques marches mènent à une estrade circulaire où se trouve un socle long de marbre.
Je frissonne en apercevant une silhouette, allongée dessus. Elle.
— Nous y sommes.
Au-dessus de nos têtes, le ciel se décline maintenant en lueurs orangées. Nous avons passé bien des heures, prisonniers de ces ronces. Une épaisse couche de sueur habille maintenant mon visage et j’ai si chaud que le simple contact de l’air me donne l’impression d’un masque gelé sur mes traits.
Dans un soupir, je marche jusqu’aux marches que je gravis. A mesure que je m’approche, la silhouette se fait plus visible. Je distingue bientôt une chute de cheveux noirs, tombant depuis le socle, comme une tâche d’encre sur le pilier de marbre.
Le chat me dépasse et je n’ai pas le temps de m’y opposer qu’il bondit sur le socle, entre les jambes de l’endormie.
— Mais enfin ! Tu es d’une incorrection ! je m’exclame en le voyant fièrement assis sur les cuisses d’une comateuse.
— Dixit celle qui m’a mentie pour m’attirer jusqu’ici.
— Je ne t’ai pas ment…, je m'interromps brutalement en me dressant à côté du socle. Attends, mais ça fait combien de temps qu’elle est là, la fameuse princesse ?
Le chat m’observe un instant avant de demander :
— Pourquoi ?
— Et bien… Parce qu’elle a une barbe.
Le quadrupède suit mon regard et découvre le visage de la demoiselle en détresse.
Des traits délicats, certes, et répartis au-dessus d’une mâchoire saillante. Laquelle est traversée d’une barbe de trois jours ainsi que d’une fine moustache.
— Putain, elle doit dormir depuis un sacré bail, je lâche en écarquillant les yeux.
— Mais qu’elle est con, celle-là… C’est un homme, ça se voit !
Je me tourne vers le chat qui, les fesses posées sur le ventre de l’endormie, observe le visage de cette dernière.
— Et qu’est-ce que tu en sais ? Toutes les légendes disent que c’est une princesse qui dort ici !
— De toute évidence, c’est faux, lâche-t-il en considérant la barbe fournie de l’intéressée.
— Parce que tu crois que nos poils arrêtent de pousser quand on dort ? Non, tout cela est logique. Il s’agit d’une femme.
Le chat secoue la tête, nullement convaincu.
— Bon, de toute évidence, il n’y a qu’un seul moyen de le savoir.
Le chat brandit sa patte sertie de griffes. Mes yeux s’écarquillent en apercevant son regard, rivé sur l’entrejambe de la comateuse.
Je réalise qu’il s’apprête à les planter dedans.
— Hé ! Pose ces griffes sur le sol !
— Tu voulais savoir à qui on avait à faire, non ? Voilà la solution. L’avenir du monde en dépend, non ?
Solennellement, je pousse un soupir en posant ma main sur le cœur.
— Il m’est arrivé de commettre bien des erreurs. Cependant…
Fermant les yeux, j’inspire une bouffée d’air frais.
— …Jamais tu ne croiseras homme qui, par ma faute, est contraint de se balader avec une orpheline entre les guiboles.
— Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre…
Les yeux clos, je sens mes sourcils se froncer tandis que j’incline la tête, surprise. Étrange. La voix du chat semble changée. Plus grave, voire même peut-être…
Humaine.
— Mais qu’est-ce que…
Cette fois-ci, je reconnais la voix du quadrupède et ouvre les yeux. Mon compagnon m'apparaît alors, crispé, toutes griffes dehors, les poils dressés et le dos rond.
Son regard fixe un point, au sommet du socle. Là, je me fige en réalisant qui vient de parler.
Des sueurs froides coulent le long de mon dos et je n’arrive pas à bouger, dans un premier temps. Lorsque, enfin, je me retourne, il me semble que mes muscles ne sont plus que des rouages mal huilés.
Ils grincent.
Deux iris, semblables à des pierres de cornaline, forment un anneau autour de profondes pupilles abyssales. lesquelles me couvrent d’un regard curieux. A la manière d’un chat, intrigué, ils m’observent.
Mon souffle se coupe. L’endormie ne l’est, en réalité, pas du tout. Et sa silhouette inerte me fixe.
— Mais que… C’est quoi votre putain de problème, à vous ? je gronde, dégainant mon épée.
Lorsque la pointe de ma lame se pose sur la gorge de cette personne, elle se contente de rouler des yeux, nullement impressionnée par mon geste démonstratif.
Le chat bondit en dehors du socle, allant se réfugier derrière une colonne, effrayé d’avoir été dupé.
— Mon problème ? répète cette voix grave et plutôt masculine, légèrement enrouée.
— Oui, votre problème ! j’insiste.
— Mais qui vient de menacer de crever mes testicules, à l’instant ? C’est tout à fait inadmissible, n’avez-vous donc aucune décence ?
— Hé ! J’ai protégé vos orphelines !
— Ne…
Ses lèvres se pincent et il observe le sol un instant, semblant se recomposer. Puis, d’une voix plus calme, il demande :
— Ne parlez pas d’elles ainsi.
— De qui ?
— De qui vous savez.
— …Vos orphelines ?
— Arrêtez, madame, s’il-vous-plaît.
Mes épaules se haussent et je gonfle les joues, pesant le pour et le contre. Cela me prendra un instant de réflexion, pour sûr. A ma décharge, lorsque j’ai entamé mon ascension dans ce bosquet de ronces, pas une seconde je me suis imaginée qu’une telle scène m’attendait, au centre de cette arène végétale.
L’homme pose le regard sur mon épée, toujours pointée sur sa gorge.
— Vous permettez ? demande-t-il d’une voix agacée, observant la lame posée sur sa peau et le menaçant.
— Pas tant que vous ne m’aurez pas expliqué qui vous êtes et pourquoi vous êtes ici.
— Ne me dites pas que vous avez franchi ces bosquets de ronces, particulièrement dangereux, sans savoir ce que vous veniez chercher !? s’exclame-t-il, atterré.
Aussitôt, je sens le regard du chat, sur moi. Cuisant, il m’empêche de me concentrer et je ne peux l’ignorer longtemps.
Me tournant, je croise ses pupilles réduites à l’état de fente. Planqué derrière une colonne, il nous observe avec méfiance.
— Quoi ?
— Bah vas-y, réponds-lui si tu l’oses.
— Mais je savais qui c’était ! Juste, je ne savais pas qu’on ne pouvait pas réveiller quelqu’un d’un sort de sommeil sans user de magie… Et de toute évidence, tu te trompais parce qu’il nous a suffit d’essayer de lui percer les orphelines pour qu’il se réveille !
— Arrêtez de parler de mes…
L’homme se tait en cours de phrase, comprenant sans doute que sa demande est peine perdue. Poussant un soupir, il lève la tête pour observer le ciel rosée. Les lueurs rougeâtres se déclinent alors sur son visage, glissant sur sa pommette saillante.
Je remarque donc la cicatrice la traversant. Blanche, légère.
— Mes parties ne sont pas un mot magique. Ce n’est pas en les mentionnant que vous pouvez rompre un sort de sommeil.
Je commence doucement à comprendre…
— Vous n’êtes pas la Belle au Bois Dormant. Vous avez juste fait un petit somme.
— Si, je suis la Belle…
— Non.
Le noiraud lève les yeux sur le chat, visiblement agacé d’avoir été ainsi interrompu. Face à nos regards insistant, le quadrupède se justifie d’ailleurs :
— Quoi ? Je l’ai sous les yeux là, c’est visuellement impossible qu’on lui ai confié un surnom pareil.
— La ferme, gronde l’autre.
Le chat n’est en plus pas tout à fait honnête, maintenant que je regarde mieux cet homme.
Dans son dos coule à la manière d’une rivière de ténèbres de longs cheveux noirs. Légèrement ondulés, ils adoucissent les traits francs de son visage. De sa mâchoire affûtée à son regard droit, tout semble avoir été taillé avec assurance dans de la pierre. Seuls ses cils, longs, affûtant son regard précieux, apportent de la tendresse à ses traits.
Tout en douceur et amertume, cet homme a été étonnamment façonné.
— La femme que vous êtes venu chercher, la Belle au Bois Dormant, a effectivement été victime d’un sort de sommeil mais nous ne l’a dissimulons pas ici.
Mes sourcils se froncent. Le noiraud me considère quelques secondes avant de déclarer sombrement :
— Vous savez, les hommes qui apprenent qu’une beauté éblouissante git dans un endroit, incapable de réagir et endormie… Ils ne viennent pas afin de récupérer ses connaissances.
Une pierre tombe dans mon estomac et ma gorge se noue. Un frisson parcourt mon échine tandis que je réalise. Mes doigts se font moites, autour de mon épée.
Je range celle-ci, la mine assombrie.
— Vous êtes un leurre…, réalise le chat.
— La rumeur dit qu’elle est retenue ici. Cela attire bien des connards. Rares sont ceux qui ne meurent pas dans les ronces et ceux qui parviennent à moi, je les tue.
Il annonce cela sans ciller.
— Histoire de préserver le secret. De la préserver.
Mon intérêt est aussitôt piqué.
Caressant mon pommeau, j’esquisse un rictus en le considérant, amusée :
— Dois-je en conclure que vous allez tenter de nous tuer ?
— Si je le voulais, vous n’auriez jamais su que j’étais éveillé. Vous seriez morts avant.
Surprise, je considère le socle sur lequel il est maintenant assis. Pas une arme n’est visible. J’en conclus que sa puissance réside en la magie.
Qui que soit cet homme, il est un mage.
— Pourquoi ne pas me tuer ? je demande alors, intriguée.
Le regard de cornaline du noiraud dévie sur mon pourpoint. Je le suis et découvre le tissu, déchiré par une ronce. Sous les fibres déchiquetées apparaît ma peau dénudée. Mais, surtout, la gravure à l’encre rouge, ressortant de façon irisée, comme illuminée de braise.
L’emblème de la Milice Rouge.
Brutalement, je tire sur mon vêtement, couvrant le sigle. Cependant, il est trop tard. Je le comprends en reportant mon attention sur le noiraud qui lève la paume, comme pour m’apaiser.
— Du calme. Nos deux groupes sont, comme qui dirait… Affiliés.
— Nos groupes ? je répète en fronçant les sourcils.
Acquiesçant, le noiraud tire sur le col échancré de sa chemise en lin crasseuse. Là, il y dévoile un pectoral saillant, traduisant une habitude de porter des charges lourdes… Sans doute un Mage axé sur le transport.
Seulement cette supposition s’évanouit bien vite lorsque je découvre une gravure tout aussi rouge que la mienne, sur sa poitrine. Comme gravé d’encre de braise, brûlante et ondulante sous sa peau.
Un “I” entouré d’un serpent.
— Vous êtes membre de l’Insurrection…
Il y a quelques années maintenant, le Royaume Rouge est tombé entre les mains d’une femme vile au coeur de pierre. Impitoyable, elle a instauré une politique économique si contraignante pour les plus démunis qu’une moitié de la classe la moins aisée a péri durant l’hiver suivant son élection.
A l’époque, je n’étais qu’une simple soldate. Un bon pion de plomb qu’elle déplaçait sur la carte du royaume, m’envoyant faire régner l’ordre.
Cependant, lorsque j’ai découvert la vérité sur son règne, notamment sur l’état de la population, la terreur dans laquelle vivait la majeure partie d’entre eux, je n’ai pu me résoudre à continuer de travailler sous ses ordres. Mon unité était d’accord avec moi.
Nous avons alors appris l’existence d’une armée rebelle au sein de l’armée royale. La Milice Rouge. Constituée pour s’en prendre à la Reine Rouge.
En des termes triviaux : une bande de putain de traitres à la couronne.
— Je suppose que la reine ne sait pas que vous êtes ici…, ajoute-t-il. Rassurez-vous, elle ne l’apprendra pas. Pas de ma bouche, en tout cas.
L’Insurrection Rouge étant le plus grand et puissant groupe de résistance anti-monarchiste, je me doute qu’il n’aurait rien à gagner dans une délation.
Cependant, méfiante, je plisse tout de même les yeux.
— Calmez-vous, soupire-t-il avant d’ajouter. Tenez, en gages de ma confiance : mon nom est Shota Aizawa.
Je frissonne.
Pour un membre de la résistance, partager à quiconque son identité est soit une grande preuve de confiance, soit une démonstration magistrale de stupidité.
Ici, je suis assurément confrontée à la seconde option.
— Vous savez que je pourrais vous faire arrêter, grâce à cette information ?
— Alors je vous laisse le plaisir d’expliquer à la reine ce que vous faisiez dans un endroit uniquement fréquenté par des violeurs ou des résistants.
Une lueur de défi brille dans ses yeux et je promène les miens autour de moi. A la lueur du soleil déclinant, tout en nuances de rose et orange, le paysage semble plus doux et tendre qu’il ne l’est en réalité.
Cependant, tout cela n’est guère qu’un amas de ruines, gravats et mauvaises herbes.
— Je ne comptais pas réellement vous dénoncer, je chuchote, légèrement vexée d’avoir été ainsi acculée.
Shota m’offre un léger sourire. Le silence s’éternise et il ne me demande pas mon prénom.
Intérieurement, je lui en suis reconnaissante.
— Pourquoi cherchiez-vous la princesse ? interroge-t-il au bout de quelque temps.
— Elle est la scientifique la plus accomplie des deux royaumes. Une épidémie d'éréthisme se répand en traînée de poudre et seule elle peut imaginer un remède.
— Même si le meilleur remède serait d’éliminer les sources de mercure qui créent cette intoxication générale, cingle amèrement le chat.
Avec son chapeau et ses bottes, il semble n’être qu’un matou solitaire et revêche. Seulement, il a bel et bien un maître, un ami. Après que l’épidémie ait plongé ce dernier dans un comas profond, il ne vit qu’en quête d’un remède.
Pour cela, il a vécu des mois aux côtés d’une prodigieuse guérisseuse, la célèbre Marraine la Bonne Fée.
Hélas, elle ne sait tempérer que les premiers symptômes. Malgré les espoirs du quadrupède, elle n’est jamais parvenue à trouver une solution. Alors, lorsqu’un de ses contacts de la Milice Rouge lui a appris que je partais sur les traces de la seule scientifique capable de nous aider, elle a conseillé au chat de me rejoindre.
Depuis, il ne me lâche plus d’une semelle.
— Je vois, murmure Shota d’une voix enrouée.
— La population meurt. Elle est notre dernier espoir.
Le noiraud acquiesce, ses yeux se fermant. Un frisson le parcourt, je le vois bien.
— Le problème est que la princesse a subi un sort très complexe et brutal qui ne connaît pour seul remède qu’un baiser d’amour.
— Or elle n’est jamais tombée amoureuse, je connais la légende.
Malheureusement, aucune solution n’est donc possible. La femme n’a côtoyé aucun individu, enfermée à double-tour par trois marraines qui tentaient de la protéger, en vain.
Shota se lève du socle. Je m’efforce de ne pas loucher sur sa chemise encore distendue laissant voir ses clavicules.
— Je crois qu’à part tenter de dénicher son travail, nous n’irons pas très loin. A moins que vous ne sachiez où trouver une magie plus puissante que celle de la Reine Rouge pour contrer le sort de sommeil autrement ?
Ma mine s’assombrit et je pousse un soupir défaitiste.
Aussi candide soit cela, je croyais réellement avoir trouvé une porte de sortie, un faible et maigre espoir. Je m’imaginais que derrière ses ronces, peut-être, nous y arriverions.
Seulement jamais je n’ai croisé de sort plus puissant que ceux de la mage la plus puissante. Parfois, cette terreur me rappellerait presque…
— Oh putain…
Leurs têtes se lèvent vers moi en entendant cette exclamation étouffée. Un frisson parcourt mon échine et je suis terrifiée à la simple idée d’y penser.
Cependant, à vrai dire, j’ai déjà croisé une magie assez sombre pour surpasser celle, rouge sang, de la monarque. Une puissance d’un noir abyssale, terrifiant.
— Nous ne considérons même pas cette éventualité mais il y a bien une personne qui peut neutraliser ce sortilège…
Shota me fixe sans ciller. Je ne peux nier la façon qu’ont mes entrailles de remuer face à l’intensité de son regard.
— Ma chère, dites-moi que vous ne pensez pas à lui…
— Vous connaissez une personne plus puissante ? j’insiste, mon cœur battant à tout rompre et mes mains se faisant moites.
Les iris de cornaline du noiraud continuent de me fixer, pénétrante.
Je n’ose même pas déglutir.
— Je ne vois pas en quoi un homme qui a…
— Parce que vous appelez cela un homme ?
Nous deux nous tournons sur le chat. Sa queue fouette l’air et ses oreilles sont couchées. Le simple fait d’avoir mentionné cette personne, sans même dire son nom, le terrifie.
Je le comprends bien, ayant eu vent de ses exploits.
— Bien.
A ma grande surprise, Shota ne résiste pas bien longtemps avant de céder. Le simple fait que j’ai proposé cet individu trahit notre immense désespoir.
Seulement, qu’un membre de l’Insurrection Rouge soit d’accord pour avoir recours à son avoir, cela, montre la profondeur du problème.
— Comment ? Vous avez accepté ?
— Cela me coûte mais nous n’avons pas d’autres espoirs. Et je dois avouer que je ne connais guère qu’un seul malade pour aller se frotter à ce monstre, explique Shota avec amertume. Alors navré mais il me semble bien que vous allez devoir compter sur moi pour trouver une façon d’aborder cet homme.
J’échange un regard avec le chat. A mon grand étonnement, il acquiesce aussi.
Nous n’avons aucun autre espoir.
— A quoi vous pensez ? je demande.
— Au bandit le plus doué et le plus inconscient que j’ai jamais connu. Quelqu’un d’assez futé pour ne jamais avoir révélé son véritable nom. Mais aussi quelqu'un d’assez idiot pour s’être emparé des joyaux de la couronne rouge sous les yeux de la reine.
— A-t-il réussi ? intervient le chat, son regard attentif posé sur nous.
Shota marque un temps d’arrêt.
— Et bien… Oui.
— Alors on va le chercher, j’en conclus aussitôt. Vous dites qu’il ne donne pas son nom mais a-t-il le moindre pseudonyme ou emblème ?
Le noiraud acquiesce, hésitant. Puis, il finit par déclarer dans un murmure à peine audible :
— On l’appelle Flynn Rider.
♔
Flynn Rider est complètement idiot.
Voilà ce que j’en conclus des multiples anecdotes que nous conte Shota, depuis que nous avons quitté l’Arène de Ronces. Quelques lueurs du soleil filtrent encore à travers les hauts arbres de bois cependant je crois avoir compris que la nuit allait tomber sous peu.
Nous avons marché longuement.
— Nous devrions nous installer pour dormir, déclare le noiraud au bout d’un certain temps.
Il est vrai qu’il commence à faire trop sombre pour avancer. Je soupire en constatant que le voyage sera sûrement long.
— Je vais chercher de quoi faire du feu, je déclare, tournant les talons.
♔
La lune est haute dans le ciel et je ne suis pas parvenue à trouver le sommeil. Celui-ci me guette sans jamais daigner m’emporter. Je suis épuisée.
Le chat dort depuis des heures, roulé en boule tout près du feu déclinant doucement. De mon côté, j’ai accepté de mener la garde.
Voici des heures que je suis assise ici, dans le noir, l’épée à la main.
— Vous étiez censée me réveiller au bout de trois heures pour que je prenne la relève, retentit une voix, dans mon dos.
Me tournant, je vois Shota enjamber le tronc couché auquel je suis adossé. Il s’assoit à son tour à mes côtés. Sa cuisse frôle la mienne lorsqu’il s’installe.
J’observe la forêt, plongée dans les ténèbres devant moi.
— Inutile. Je n’ai pas sommeil, de toute façon.
— Je pourrais vous endormir avec un sortilège, propose-t-il d’une voix joueuse.
Je pouffe, secouant la tête.
— N’essayez même pas.
Son regard me brûle, parcourant mon visage. Certains mages sont nyctalopes et je devine qu’il me détaille, dans les ténèbres.
— Depuis combien de temps n’avez-vous pas dormie ?
Sa question me surprend. Ma gorge se serre et je bégaye, prise de court :
— J… Je… Enfin, je ne sais plus… Je…
Mes spasmes meurent dans un soupir et j’admets :
— Je ne fais plus attention à cela.
Il ne répond pas tout de suite. Le silence se prolonge, quelques cris d’animaux retentissent, dans la forêt. Je demeure congelée, dans le froid.
— Vous allez bien ? demande-t-il au bout d’un certain temps.
— Oui.
Cependant ma réponse ne lui convient pas. Se penchant légèrement en avant, il insiste :
— Vraiment ?
J’esquisse un sourire amusé, me tournant vers lui. Seulement, malgré les ténèbres, je vois son regard dans la nuit. Brillant, me caressant, il est emprunt d’une douceur telle que je frissonne.
Ma gorge se serre et j’oscille.
— Je…
Ma voix se meurt dans un couinement aïgue. Des larmes piquent mes yeux et je ne trouve que le moyen de murmurer :
— J’ai servi cette femme durant des années. J’ai maltraité malgré moi cette population durant des années. J’ai doucement tué mon pays, j’ai…
Ce royaume est bien rouge. Le sang de ses sujets maculent mes paumes.
— Ce n’est pas de votre faute, déclare-t-il.
— Le mal n’est pas le chef d’Etat mais celui qui obéit sans rien faire. Pourquoi me suis-je réveillée si tard pour résister ?
Il pousse un long soupir. Non pas l’un de ces sons que l’on laisse échapper lorsqu’on est agacé. Non. Simplement une musique compatissante.
— Au moins, vous vous êtes éveillée.
Une larme coule sur ma joue. Je frissonne.
— Je vois que vous avez froid…, déclare-t-il avec douceur. Attendez.
Son doigt trace une rune dans les airs avant que sa paume ne s’illumine d’une flamme violette. Inhabituelle, ondoyante et apaisante, elle est près de moi.
Pourtant, je ressens son reflux de chaleur.
Il la dépose contre moi, dans le creux de mon ventre. Aussitôt, mes doigts sont parcourus de frissons délicieux et je ne peux réprimer un sourire soulagé qui étire mes lèvres.
Je me sens presque revivre. Chacun de mes muscles se détend un à un et je peux sentir mon sang couler avec plus de fluidité dans mes veines, m’échauffant.
— Merci…
Me tournant vers lui, je contemple un instant son visage, illuminé de lueurs violettes. Sa cicatrice blanche ressort davantage, à la manière d’un trait fin et décidé.
Je frissonne à cette vision. Il semble avoir été peint.
Un bâillement franchit ma mâchoire, la décrochant presque. Il rit doucement face à mon geste.
— Navrée, je chuchote.
— Je crois que vous avez besoin de sommeil.
— Je ne suis pas ici pour dormir. Il me faut trouver cet homme.
J’hésite un instant, mon cœur se faisant lourd.
— Là est mon unique moyen de me racheter.
Le regard de Shota m’échauffe plus encore que son sortilège. Il me contemple silencieusement un instant, méditant sans doute sur mes paroles.
— Je crois que vous ne réalisez pas bien le courage qu’il faut pour intégrer la Milice Rouge. Il s’agit littéralement d’un sacrifice de soi-même. Vous réalisez ce que vous avez été jusqu’à un point et décidé de vous amputer de cette part de vous, qui s’est battue pour les mauvaises choses.
Je ne sais ce qui, de sa voix, ses mots ou sa magie, m’apaise le plus. Cependant mes paupières se font lourdes et ma tête bascule.
Il ne lutte pas lorsque je la pose sur son épaule. Au contraire, sa flamme violette grandit, formant une couverture lumineuse, sur mon corps.
— Vous aidez énormément l’Insurrection, sachez-le.
Mes yeux se ferment tandis que j’essaye d’écouter ses paroles. Mais elles ne deviennent bientôt qu’une longue mélodie apaisante.
— Et je vois toujours le mal chez autrui lorsqu’il est à voir. Pourtant, à l’instant où je vous ai senti pénétrer mes ronces, que ma magie s’est éveillée à votre présence, j’ai décidé de vous laisser la vie sauve.
Il hésite un instant. Sa chaleur et son odeur de pin s'insufflent dans mes narines, apaisantes.
— Vous êtes une bonne personne. Sincèrement.
Là, je ne réfléchis pas avant de murmurer un mot.
— Comment ? demande-t-il en entendant cela.
— Mon prénom… Je viens de vous donner mon prénom…
Je n’arrive à lutter plus longtemps et tombe dans l’inconscient.
Et, pour la première fois depuis des années, aucun cauchemar ne perturbe mon sommeil.
♔
Je flotte.
Une douce chaleur m’embaume, me portant dans les airs. Je me sens bouger tout en demeurant allongée, en suspens. Mon corps est vraiment reposé, profondément revigoré par mon long sommeil.
Je crois que j’aurais pu dormir ainsi pour l’éternité. Seulement une vive lumière perce ma rétine.
Je bats des paupières, ouvrant les yeux. Il me faut quelques secondes pour réaliser ce à quoi je fais face.
Devant moi, la cime des arbres s’étalent. Des branches perçant le ciel bleu. Le paysage défile à mesure que j’avance. Mes sourcils se froncent tandis qu’une odeur de pin me parvient.
— Avez-vous bien dormi ?
Levant la tête, je croise le regard de Shota, à côté de moi. Les lueurs tamisées du soleil filtrant par les branches des arbres chatoient sur son visage harmonieux.
Aujourd'hui, ses cheveux sont levés en un chignon, dégageant ses tempes étroites.
— Je… Que se passe-t-il ?
Sous mon corps, un nuage cotonneux me porte et flotte dans les airs, me déplaçant. Je pousse un soupir, sentant chacun de mes muscles se détendre.
— Je n’avais pas à cœur de vous réveiller mais nous devions partir de bonne heure.
Mes yeux s’écarquillent. A en juger par la position du soleil dans le ciel, cela fait des heures qu’il me maintient ainsi, usant de sa magie.
— Mais arrêtez cela, vous allez vous tuer ! je m’exclame en me débattant, tentant de me délivrer du nuage.
Un sourire étire ses lèvres.
— Je vous remercie de votre considération et vais éviter de me vexer du fait que vous me croyiez si faible.
— Vous n’avez quasiment pas dormi !
— J’ai dormi des jours avant votre arrivée. Et je vous assure que je peux endurer cela.
Bouche bée, je ne sais trop quoi répondre. L’attention est si délicate que j’aimerais le remercier chaleureusement. Seulement, je ne veux pas l’encourager à maintenir un tel sort si longtemps.
Par-dessus son épaule, il me lance un regard profondément doux :
— Cela va aller, je vous assure. Reposez-vous.
— Et moi, comme par hasard, je n’ai pas eu le droit à ce traitement de faveur.
Me tournant vers le chat, je découvre son visage froissé et ses yeux plissés. Il gambade d’une démarche chaloupée tranchant nettement avec son regard frustré.
— Tu as uriné sur ma cape, tonne Aizawa en le fusillant du regard.
— Tu voulais que je le fasse où ? Dans la nature ?
— Je t’assure qu’on ressent souvent le fait que tu as été élevé chez les bourges, mon cher Duc de Cheshire.
Shota se tend brutalement, haussant les sourcils.
— Le Duc de Cheshire ? Tu es le fameux Chat du Cheshire ?
Il acquiesce.
— MAIS TU TE FOUS DE MOI ? TU M’AS TANNE POUR TE FAIRE FLOTTER ALORS QUE TU ES CONNU POUR SAVOIR VOLER ?
Le chat hausse les épaules.
— Je sais me laver mais je n’ai jamais consenti à le faire tout seul !
— Putain de bourges, bougonne Shota en même temps que moi.
Des rougeurs ornent soudain ses joues en réalisant notre unisson. Je frissonne, malgré la chaleur du nuage.
— Je peux descendre, maintenant.
— Hors de question, ma magie ressent votre fatigue. Vous êtes éreintée.
Un sourire étire mes lèvres. Il me couvre d’un regard protecteur.
— Vous pouvez dormir, je vous l’assure.
♔
Peut-être n’aurais-je pas dû dormir autant. La nuit est tombée et je vois bien que Shota est éreinté. La culpabilité pèse sur mes épaules en le voyant mâcher lentement une bouchée de son plat.
Le chat dort, ventre à l’air et sans le moindre instinct de survie, depuis plusieurs heures maintenant. Mais le noiraud se contente de fixer le feu que j’ai allumé.
— Vous devriez aller dormir, je chuchote en m’asseyant à côté de lui, devant les flammes.
— Je ne vais pas vous laisser monter la garde toute seule.
J’éclate de rire :
— Je suis un soldat, je vous signale. Vous ne me croyez pas assez douée pour vous défendre ?
— Non, j’aime juste vous parler.
Mes sourcils se haussent et je me tourne vers lui. Il me regardait déjà, le reflet du feu formant un masque harmonieux sur ses traits.
Je tapote mon épaule et il sourit légèrement.
— Allez, c’est votre tour.
Secouant la tête, il refuse.
— Vous êtes fatigué. Dormez sur moi, je suis un coussin agréable.
— Hors de question.
— Vous craignez de me baver dessus ?
— Il y a de cela…
J’éclate de rire et ses yeux s’illuminent à ce son. Mon cœur bat brutalement en voyant ses traits s'affaisser doucement.
Il me regarde comme nul ne m’a jamais regardé. Il me voit. Moi. Dans l’obscurité comme dans la lumière. Dans la sueur comme dans les larmes. Dans la fatigue comme dans l’énergie.
Il me voit.
Le silence entre nous s’éternise un instant. Ses yeux louchent sur mes lèvres et mon cœur bat à toute vitesse. Je déglutis péniblement.
— Vous devriez vous en aller, chuchote-t-il sans quitter ma bouche de son regard étincelant.
— Pourquoi ?
— Parce que je crois que je vais vous embrasser.
Un frisson parcourt mon échine et une vague de chaleur s’empare de moi. Je ne réfléchis pas avant de fermer les yeux.
Là, ses mains saisissent délicatement mes joues avant de m’attirer à lui. Ses lèvres se pressent aux miennes dans un contact d’une douceur infinie.
Il me semble que la terre s’arrête un instant. Un nouvel air gonfle mes poumons.
Je me sens renaître.
Bien vite, mes lèvres évoluent en une danse ardente. Sa langue s’enroule à la mienne et je passe mes doigts dans ses cheveux, les entortillant. Son torse se plaque au mien et je gémis.
Mes mains tirent sur sa chemise, l’attirant toujours plus contre moi.
Quand nous nous séparons, à bout de souffle. Son front se pose contre le mien et il laisse filer un long soupir.
— Tu es…
Sa main caresse ma joue.
— …Merveilleuse.
Mon cœur bat à tout rompre et j’hésite avant de déposer un autre baiser, timide, sur ses lèvres. Il sourit doucement.
— Shota, je crois que tu devrais réellement t’allonger et te reposer.
Il acquiesce doucement.
Je me cale contre le tronc de l'arbre mort et il s’allonge, sa tête tombant sur mes cuisses. Mes doigts caressent sa tête à travers sa crinière et sa respiration se fait bientôt plus lente.
Il s’endort au bout de quelques instants, seulement. Le pauvre devait être épuisé.
— Dors, Shota, je chuchote dans un sourire tendre.
Il gémit dans son sommeil et saisit ma main libre. Nos doigts s’entrelacent et je pousse un long soupir de lassitude. Mes paupières se font presque lourdes tant je suis détendue.
Brutalement, je sursaute.
Au loin, un cri vient de retentir. Brutal, à glacer le sang, il réveille immédiatement Shota et le chat. Tous deux se dressent, alarmés, et se tournent vers le cœur de la forêt.
— J’ai bien entendu ? demande l’animal.
— Je crois que nous allons devoir écourter notre nuit et nous en aller très vite.
J’acquiesce aux dires de Shota, un frisson courant le long de mon échine. Ce que l’on vient d’entendre n’est pas n’importe quel cri.
Je reconnaîtrais entre mille ce beuglement sourd et grave, tétanisant. Celui dont les légendes parlent, qui menace l'équilibre de notre royaume.
En toute hâte, j’imite les deux autres et plis bagages. Il nous faut quelques instants seulement pour nous en aller à toute vitesse. La main de Shota se glisse dans la mienne, se voulant rassurante.
Cependant le regard que nous échangeons en dit long sur ce que nous ressentons. Car nous connaissons ce beuglement terrifiant.
Le cri de la Bête.
♔
à demain avec
la Bête !
♔
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