𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟐𝟒 : 𝐈𝐰𝐚𝐢𝐳𝐮𝐦𝐢.
















𝐁𝐀𝐑𝐁𝐄-𝐁𝐋𝐄𝐔𝐄

𝐈𝐰𝐚𝐢𝐳𝐮𝐦𝐢 𝐇𝐚𝐣𝐢𝐦𝐞

𝐗𝐗𝐈𝐕













Ils disent que je ne suis que douceur.

Je crois bien que cette sensation délicate est celle précise qui allume le regard que je pose sur mon fiancé. La tête levée, le menton haut, il considère l'assistance d'un regard d'une infinie bonté, couvent la foule s'amassant devant lui d'une œillade chaleureuse et paternelle.

Les multiples chandeliers de cristaux et lueurs magiques projettent des nébuleuses ondoyantes sur le visage de l'homme que j'épouserai bientôt. Ses traits se voient illuminés de la caresse des ondes de lumières.

Pour mon plus grand plaisir.

- Vous le savez... Je ne vous ai pas convié ici pour une raison quelconque. Il n'est pas dans mes habitudes d'organiser des fêtes. Me trompe-je ?

La foule devant lui réagit peut-être. Je n'en sais rien. Mes tympans obscurcissent le moindre son. Tout ce qui ne provient pas de sa bouche n'atteint jamais mon crâne.

Je ne vis que pour l'écouter, lui. Nul autre.

- Ah ! Je vois quelques sourires familiers dans cette assemblée si grande ! s'exclame-t-il tandis que sa large main caresse le bas de mon dos.

Blottie contre lui, je n'ai de yeux que pour son visage rieur. Nul autre ne m'intéresse. Et lorsque des paroles s'échappent de ses lèvres, je les bois, même si leur flot ne peut m'hydrater. Je ne me nourris que de ses pensées.

Un rire doux et niais franchit mes lèvres quand il caresse la naissance de mon postérieur.

- Bientôt, j'épouserai cette si charmante et douce dame qui me tient compagnie aujourd'hui... Et je suis venue vous annoncer que je vous conviais tous au mariage qui prendra alors place.

Le mariage... Depuis que Barbe Bleue a demandé ma main, je n'ai que des étoiles dans les yeux partout où je regarde.

Encore, j'observe le visage de mon époux, plus radieux qu'hier et moins que demain.

Un regard droit et gris comme l'acier d'une lame acérée surplombant un nez creusé à la manière de tranchée. Des sourcils fins, tracés avec précision, ajoutent plus de sévérité à ses iris clairs. Ces dernières parcourent l'assistance tandis que sa bouche remue dans sa barbe bleue taillée avec précision.

Le général Barbe-Bleue, à la tête de la division la plus crainte de l'armée Rouge, a décidé de me prendre pour fiancée.

- À présent, buvez, mes chers ! s'exclame-t-il dans un rire vrombissant. Applaudissez cette nouvelle et buvez à la santé de ce nouveau mariage... Ce beau mariage.

Dans un sourire taquin, il ajoute :

- Puisse-t-il être le bon !

Je continue de le fixer, tentant d'attirer son attention. Seulement, préoccupé par ses invités, il s'écarte soudain de moi, descendant de l'estrade pour rejoindre un groupe de quelques hommes, non loin. Mon regard le suit tandis que mon cœur bat à tout rompre.

Ce n'est pas grave... Il est un homme occupé.

Aussitôt, je fais mine de le suivre. Il se retourne alors, un sourire doux aux lèvres. Ses mains saisissent les miennes avec chaleur quand il m'empêche de faire un pas de plus.

- Oh, ma douce... Nous devons parler entre personnes importantes. Tu comprends ? Je n'aimerais pas que ces jolies oreilles soient salies par des histoires de guerre, chuchote-t-il en caressant mon cartilage dans un mouvement tendre.

Je ris doucement, touchée par son attention.

- Bien sûr, général. Que dois-je donc faire ?

Une certaine fierté m'anime en voyant sa réaction. Dès que je pose cette question, son regard s'attendrit et il sourit avec une infinie douceur :

- Oh ! Tu es trop bonne pour moi... Qu'ai-je donc pu faire pour mériter une telle perle, je le demande !

Mes joues chauffent en entendant de si douces paroles. Embarrassée, je baisse les yeux. Aussitôt, il pince ma joue affectueusement.

- Tu le sais... Je m'estime chaque jour de plus en plus chanceux de t'avoir. Et je veux montrer au monde quelle splendide fiancée j'ai réussi à me dégoter.

Sa main saisit mon épaule qu'il presse avec douceur.

- Alors, laisse-moi te montrer.

- Comme vous le voudrez, mon général, j'approuve à nouveau en gardant les yeux baissés, les joues chauffées par ses compliments. Que dois-je faire ?

- Reste sur l'estrade. Laisse-les te regarder.

- Toute la soirée ?

- Serait-ce un problème ? réagit-il aussitôt, son ton hésitant.

Je n'aime pas la douleur que j'entends dans sa voix. Mon cœur se serre en songeant que ma remarque a pu le blesser. Il me demande de lui faire plaisir et je remets égoïstement en question sa requête.

Je suis celle lui ayant demandé comment je pouvais le servir. Il est de mon devoir de m'exécuter.

Mon cœur me fait mal.

- Non, loin de là, général. Je suis toujours ravie de vous faire plaisir.

Il rit doucement.

- Oh... Tu es réellement une perle.

Soudain, mon cœur ne me fait plus mal. Il ne m'en veut plus.

Alors, tout va bien.

- Bien, conclut-il avec douceur. Je vais donc discuter de choses importantes que tes jolies oreilles ne doivent en aucun cas surprendre. Je te fais confiance pour rester jolie. Tu crois que c'est dans tes cordes ?

- Bien sûr !

- Tu es inestimable.

Là-dessus, il s'en va. Aussitôt, mon cœur se serre. Une chaleur monte en moi, propulsant d'inconfortables volutes dans ma peau qui se muent en une suée désagréable.

Le baiser d'au revoir. Il ne l'a pas fait.

D'ordinaire, pour me saluer, il dépose toujours un baiser sur mes lèvres. Cependant, aujourd'hui, il n'en est rien. Il ne m'a pas embrassé.

Oh non. Ma question a dû le froisser. Il doit avoir mal.

Soudain, je reviens à moi. Mes yeux s'écarquillent et je redresse la tête, affichant un superbe sourire impeccable. Barbe-Bleue m'a demandé d'être jolie. Je ne peux me permettre de le décevoir davantage.

Haussant le menton, j'observe la salle devant moi.

Elle se poursuit à la manière d'un large corridor jusqu'à un cadre me faisant face, sur le mur parallèle à ma position. Ce dernier est si loin que je n'en distingue pas les détails. Les broderies des tapisseries murales se confondent avec les chandeliers. Oui. Je ne vois rien.

À une exception. Le portrait de Barbe-Bleue.

Il l'a conçue de sorte qu'il soit assez grand pour que son visage soit reconnaissable, qu'importe notre position dans la salle. Et, je le vois bien, maintenant. Avec un sourire, je le fixe.

Plus rien n'a d'importance.

Je ne saurai dire combien de convives foulent le sol ocre ni même quelles musiques se jouent entre les murs de dorures et les teintes rougeâtres. Rien n'importe.

Je vais l'épouser.

Soudain, une force me chatouille. Désagréable, quelque chose chauffe ma gabelle, tiraillant ma peau. Un frisson remonte mon échine et je prends une grande inspiration, tentant d'ignorer cette sensation presque douloureuse.

Barbe-Bleue. Je dois me concentrer sur le tableau de Barbe-Bleue.

Oui.

Une inspiration. Une expiration. Son menton levé et fier aggravant le portrait. Une inspiration. Une expiration. Sa stature animée de panache. Une inspiration. Une expiration. Son...

Mes pensées déraillent. Je peine à me concentrer. Quelque chose brouille mon esprit. Une force chauffant mon visage, l'attirant presque dans une direction. Malgré mes tentatives, je ne parviens pas à garder la tête claire.

Je ne saisis plus rien. Que se passe-t-il ?

La force me tiraille. Je dois lutter contre. Je dois regarder Barbe-Bleue. Je dois rester concentrée. Je dois lui obéir. Je dois conserver cette stature impeccable. Je dois être l'immobile trophée sur sa scène. Je dois...

Ma tête se tourne sans même que je ne le réalise.

Un battement de cil. Je regarde ailleurs. Une inspiration. Mes iris sont posés sur les convives. Une expiration. Mon regard trouve celui d'un autre.

Deux perles grises crépitent dans la chaleur ardente d'un regard brûlant. Entre des cils charbonneux affûtant ses prunelles comme une lame en limerait une autre, des pupilles se dilatent, obscurcies de colère.

Ce regard de ténèbres appartient à un visage qui m'est inconnu. Une mâchoire puissante surmontée de lèvres fines pincées en une expression assurée. Tout, dans ses traits durs placés avec harmonie, dans la justesse des proportions de son faciès, témoigne d'une constance et d'une stabilité.

Seules les mèches emmêlées au sommet de son crâne viennent perturber ce paysage fait de rigueur et de fermeté. Pourtant, il garde cette stature puissante et intimidante. Cependant, quelque chose de plus honnête se dessine dans sa silhouette.

L'allure d'un coriace. Un bagarreur.

- Prince Hajime ! Quel honneur vous me faites ! s'exclame soudain le général Barbe Bleue en jaillissant dans mon champ de vision.

La main large de mon fiancé se pose sur l'épaule droite de l'homme. De toute évidence, mon futur époux veut lui faire remarquer qu'il a compris son regard insistant sur moi. Cette marque de possessivité allume une certaine flamme en moi.

Je me sens désirée par lui.

Cependant, le dénommé Hajime ne réagit pas. Droit, sa silhouette fine soulignée par le long manteau blanc brodé d'arabesques dorées, il ignore le général à sa gauche. Malgré la présence de ce dernier, le prince me fixe.

Point de défi dans son regard. Seulement, un grand sérieux.

- Enfin, Votre Altesse, rit Barbe-Bleue. Je sais que ma fiancée est jolie, mais vous allez me rendre jaloux. Il fallait vous dépêcher, si vous la vouliez. Elle a accepté d'épouser un rustre comme moi !

Le rire du général ne dupe personne. Il est embarrassé par la situation. Le prince est non seulement plus haut gradé que lui, mais il provient aussi d'une autre nation. En tant que général dans l'armée de la Reine Rouge, il se doit d'être exemplaire avec les hauts dignitaires étrangers.

Mon pauvre fiancé...

- Je vous prie de bien vouloir m'excuser, répond simplement Hajime, se tournant vers mon mari. Ce n'est pas le genre de pensée qui m'animait à l'instant, je vous rassure sur ce point.

- Mais je suis celui présentant ses excuses ! Après tout, je vous ai prêté des intentions que vous n'aviez sûrement pas...

Il lâche un rire, regardant autour de lui les convives qui observent la scène dans un silence de plomb.

- Les femmes de chez vous doivent être plus belles ! Alors pourquoi vous regarderiez la simple fiancée d'un général ?

Le regard d'Hajime se pose sur moi. Mais, je ne lui rends pas.

Mes yeux écarquillés fixent mon fiancé.

Quelques instants, mon esprit se fait blanc. Chaque pensée quitte ma tête. Je crois que je ne réalise pas tout de suite ce qui vient d'être dit.

Puis, je la sens.

Cette épine qui s'enfonce dans mon cœur. Une douleur aiguë le secoue et mes doigts tremblent. Une secousse parcourt mon menton. Je pince aussitôt les lèvres, tentant de la réprimer.

Regarde-moi, Barbe Bleue. Fais-moi signe que tu ne le penses pas. Dis que tu as prétendu cette phrase pour te montrer diplomatique. S'il te plaît, dis-moi que tes paroles sont irrespectueuses mais que tes pensées ne les suivent pas.

S'il te plaît.

Mais, il continue de regarder le prince. Ce même qui me fixe, moi.

- Je ne suis pas sûre que cette discussion soit de bon ton, déclare-t-il soudain d'une voix calme et assurée.

- Oh... Je ne savais pas qu'on ne devait pas parler du physique des femmes de votre cult...

- Si vous le permettez, j'aimerais prendre l'air.

La voix d'Hajime est rude lorsqu'il interrompt brutalement mon fiancé. Sans un mot de plus, il quitte d'ailleurs la salle, le plantant là.

Le général le regarde sans aller, ne m'accordant toujours aucune espèce d'attention. Puis, dans un sourire gêné, il se tourne vers ses invités :

- Ah ! Qu'ils sont étranges, ces étrangers ! Haha !

Je n'arrive pas à me forcer à rire. Habituellement, j'aime le faire lorsque je comprends qu'il fait une blague. Il dit que mon cerveau n'est pas assez développé pour comprendre l'humour, que c'est pour cette raison que je ne ris jamais pour de vrai.

Alors je m'y force.

Cependant, aujourd'hui, je n'y arrive pas. Car mille pensées s'insinuent dans ma tête.

Qu'est-ce qu'elles ont de mieux ? Que dois-je changer pour y arriver ? Je n'ai jamais vu les femmes de son royaume. A vrai dire, je ne sais même pas d'où il vient. Mais, je peux toujours trouver cette information. Le mariage est dans peu de temps. Il me faut élaborer dès maintenant un stratagème pour pallier mes déficits.

Oui. Je ne peux pas lui faire honte.




















Une délicieuse odeur sucrée emplit la cuisine. Les mains enduites de poudres fines aux mille et une couleurs, j'observe l'état dans lequel j'ai mis la pièce.

Il fait nuit depuis quelques heures maintenant et la matinée approche. Il me faut ranger impérativement les reliefs de mes expériences culinaires avant demain.

Sur la table de bois trônant au centre de la pièce, de nombreux récipients s'entassent dans un pêle-mêle odorant. Non loin, sur le plan de travail carrelé, quelques reliefs et taches de lait parsèment la surface illuminée par deux chandeliers. Je mords ma lèvre quand je réalise que mes pas soulèvent des nuages de farine.

- Oh non, elle va me tuer ! J'ai saccagé sa cuisine ! Elle va me tuer !

- Vraiment ? résonne un rire particulièrement doux, comme coulé dans du miel. Ne serait-ce pas une réaction exagérée ?

Dans un sursaut, je me tourne vers l'entrée de la cuisine.

Je reconnais immédiatement le visage du prince Hajime. À la lueur des chandeliers, ses traits se détachent en scintillement mirifique. Les nébuleuses orangées des flammes se reflètent en vacillements sur son visage si droit et résolu.

Un instant, je songe qu'il est beau. Aussitôt, cette pensée m'interpelle.

Quel cruel manque de respect envers Barbe Bleue.

- Bonsoir, votre Altesse, je déclare aussitôt en m'inclinant.

- Nul besoin de ce genre de geste.

Mes sourcils se haussent.

- Désolée, je... Comme les soldats vous ont salué ainsi, ce soir, j'ai cru que c'était la façon de le faire.

- Ça l'est. Et ils me saluent de cette façon. Mais ne vous embarrassez pas de ce protocole, répond-il doucement.

Légèrement interloquée, je ne sais comment rétorquer. Il ne me laisse de toute façon pas le temps d'étayer et poursuit :

- J'ai senti une odeur qui m'est familière et que je ne pensais pas sentir ici. Cela m'a intrigué.

Aussitôt, j'affiche un sourire embarrassé.

Je ne m'imaginais pas me ridiculiser de si tôt devant un prince. Me précipitant à toute vitesse vers le feu, j'étouffe ce dernier hâtivement, louchant vers la mixture bleutée flottant dans la casserole.

- Désolée si ma version de la recette vous a incommodé. Je n'avais pas tous les ingrédients, alors j'ai essayé de... Enfin...

- Ne vous excusez pas, rétorque-t-il alors, observant les épices éparpillées un peu partout dans la cuisine. Vous avez fait avec ce que vous aviez et cela est appréciable. D'autant plus...

Sa voix meurt dans sa gorge quand ses yeux se posent sur le plan de travail. Son regard s'attarde sur le livre ouvert à la page des recettes de cuisine. Aussitôt, mon sang se glace en me souvenant du titre de cette page.

Mes yeux s'écarquillent.

« Partie 2 : comment être aussi belle qu'une moraïade ?

Chapitre 1 : le breuvage pour avoir une aussi belle peau. »

Vite. Je dois attirer son attention. Mais, je ne peux pas me contenter de lui fermer le livre sous le nez. Cela serait d'une prodigieuse incorrection.

- Votre Altesse ! je l'interpelle soudainement, les joues brûlant de honte.

Aussitôt, il se retourne. Mais, mon esprit se fait blanc et j'hésite quelques instants. Cela est plus qu'il ne lui en faut pour se concentrer à nouveau sur le bouquin. Un regard interrogatif plus tard, il reporte son attention sur le livre. Je dépasse immédiatement ma léthargie et m'exclame précipitamment :

- Que diriez-vous de la goûter ?

Il se tourne une nouvelle fois dans ma direction. Cependant, cette fois-ci, il me fixe réellement. Tout d'abord, il se contente de m'observer. Rien ne me permet de deviner ce qu'il se trame dans son esprit.

Ses yeux se plissent alors quand un sourire germe sur mes lèvres.

- Je crois que je serai curieux de le faire, en effet, finit-il par approuver en acquiesçant. Allez-y ! Faites-moi boire ce breuvage, s'il vous plaît.

Je ne sais trop quelle expression faciale je compose en réaction. Mais, ses sourcils se haussent soudainement en une moue navrée.

- Je... Aurais-je dit quelque chose de mal ?

-Quoi ? Non, pas du tout ! Je vais immédiatement vous servir un bol ! je m'exclame en ouvrant un placard à la recherche d'une tasse de porcelaine qui siéra à sa carrure de prince.

Dos à lui, accroupie devant les récipients, je tente de maîtriser mes mains tremblantes. Je ne devrais pas m'emballer pour si peu, mais je ne peux m'empêcher de m'attarder sur ce détail insignifiant.

« S'il vous plaît »... Depuis combien de temps n'ai-je pas entendu ces mots ?

- Ne vous embêtez pas à chercher un récipient précis, je m'accommode d'un rien...

- J'ai pourtant trouvé la tasse idéale ! je m'exclame en me levant, brandissant le récipient que je pose à côté des plaques de cuisson.

Il se décale sur le côté pour me laisser passer. Adossé au plan de travail, juste à côté de moi, nos hanches se frôlent. Je prétends n'en avoir rien remarqué, même si mon cœur bat anormalement vite dans ma poitrine. Aussi, la façon qu'ont ses yeux de détailler mes moindres mouvements n'apaise en rien la chaleur emprisonnant mes entrailles.

Je tente de ne pas y penser, commençant à converser :

- Alors, je le rappelle, je n'ai pas les mêmes épices que chez vous... Le goût ne sera pas le même. Mais, j'espère qu'il fera l'affaire !

- Pour ce genre de breuvage, quand l'odeur est bonne, le restant suit généralement, me rassure-t-il doucement.

Sa remarque a pour effet de me détendre quelque peu. Je ne suis pas simplement en face d'une personne qui va goûter ma cuisine. Il s'agit d'une adaptation d'une recette de chez lui.

La tension est à son comble.

Lorsque je lui tends la tasse, il se contente de la saisir dans un remerciement. Faisant encore face aux plaques de cuisson par peur de bouger, de frotter par mégarde sa hanche qui est si proche de la mienne, j'attends patiemment. Mais, il ne remue pas. Adossé contre le plan de travail, il attend.

Angoissée, je finis par chuchoter :

- C'est si chaud ?

- Que voulez-vous dire ? répond-il en fronçant légèrement les sourcils.

- Je vous vois hésiter à boire... La boisson doit être brûlante.

Pour toute réponse, il remue la tête.

- Je ne vais pas boire sans vous. J'attendais que vous vous serviez une tasse.

Mes yeux s'ouvrent comme des soucoupes. L'idée ne m'était même pas venue à l'esprit. Je me retourne immédiatement, m'éloignant vers le placard où je pourrais trouver une tasse.

Cependant, à l'instant où je m'y accroupis, la voix du prince retentit :

- Alors, c'est ainsi que les choses se passent ici, hein ?

Me tournant vers lui, je l'interroge du regard.

- Vous ne songez même pas à vous servir. Vous réagissez immédiatement dès qu'il parle. Comme si vous étiez une employée et non une épouse.

Mes épaules se haussent.

- Je suppose que les habitudes ont la vie dure...

- Vous n'êtes pas née noble, n'est-ce pas ? me demande-t-il en contemplant son breuvage.

Encore accroupie, je pousse un long soupir. Qu'importe combien je tente de le dissimuler... Lorsque je chasse le naturel, il revient au galop.

- Vous devez vous demander ce que nous faisons ensemble, je chuchote doucement, mon cœur se serrant.

- Je mentirais si je le niais.

Me levant, j'observe mes mains, n'osant regarder le prince dans les yeux. Le vestige de son regard cuisant, lors de la cérémonie de fiançailles, reste gravé en moi.

Il a immédiatement compris que je n'avais rien à faire là.

- Je lui dois tout... Il m'a sauvée d'un incendie, m'a ramenée ici, s'est occupé de moi et a décidé de m'épouser... Je veux dire, j'étais une paysanne sans le sou au bord de la mort et je suis à présent une noble... Ou bien une caricature mal réalisée d'une gueuse se croyant aristocrate, je soupire dans un sourire embarrassé.

Penchant la tête sur le côté, le prince ne répond rien. Il ne me regarde pas non plus.

- Vous n'êtes pas le seul à vous le demander... Je me pose cette question chaque jour. J'ai la sensation de regarder de l'huile et de l'eau, la laideur et la beauté, l'idiotie et l'éducation, la pauvreté et la richesse.

- L'obscurité et la lumière, conclut-il sombrement.

J'approuve d'un signe de tête.

Un silence prend place entre nous. Nullement embarrassant, quoique légèrement pesant, il se pose en un drap sur cette soirée calme.

Finalement, Hajime finit par chuchoter :

- Je suis d'accord avec vous. Je ne comprends pas cet alliage d'obscurité et de lumière, d'idiotie et d'éducation, de pauvreté et de richesse, de laideur et de beauté...

- Il est généreux.

- Non, il est chanceux, me corrige-t-il en avalant une gorgée de sa boisson. Et il vous a aveuglé.

Un frisson désagréable parcourt mon échine. D'un geste dédaigneux, le prince referme le livre de beauté dans un claquement.

- La lumière, l'éducation, la richesse, la beauté... Réalisez-vous seulement que vous êtes celle des deux qui présentent ces attributs ?

Mon cœur cogne violemment. Il me semble que le monde s'arrête.

Les yeux du prince viennent de se planter dans les miens. Happant mes iris dans les limbes de son regard, Hajime me détaille calmement, mais intensément.

Je déglutis péniblement.

- Aucun de ces livres ne vous aidera jamais.

- Je... Je voulais juste plaire à mon époux. Qu'il ait un beau mariage avec une épouse... aussi belle qu'il l'aimerait.

Ses sourcils se haussent légèrement, marquant les paroles que j'ai prononcées à l'instant

Soudain, il se redresse. La tasse fumante à la main, il fait le tour de la table de bois, s'approchant de moi d'un pas lent.

- Vous voulez savoir comment être plus attrayante ? Comment avoir un mariage idéal ? Pourquoi boire cette boisson ? me demande-t-il soudainement.

La franchise de ses questions me désarçonne. Je ne bouge pas, le voyant s'approcher. Mon cœur bat de plus en plus vite à mesure que la distance réduit entre nous.

Ma gorge est sèche. Je frissonne.

- Je... Oui...

- Alors, laissez-moi faire.

Sa main se pose sur ma joue.

Mon souffle se coupe.

Je frissonne au contact de sa large paume. Celle-ci est chaude et douce. Une dense chaleur se dégage dans mon visage là où nos peaux se caressent.

J'entends le claquement de la tasse qu'il pose derrière moi, sur le plan de travail. Mon dos est appuyé contre ce dernier et je réalise que, s'il ne me soutenait pas, je me serais sans doute effondrée tant mes jambes sont flageolantes.

Ses yeux profonds fixent mon visage. Nous sommes si près que je peux sentir son souffle contre mon nez.

Il se dégage de lui une chaleur brûlante.

Soudain, un linge mouillé touche ma peau. Usant de sa manche qu'il a imbibé d'eau, il frotte le maquillage enduisant mon visage. Je me raidis en le voyant faire.

Je ne suis même pas craintive qu'il me voit sans produit. Je sais qu'il ne me jugera pas. Autre chose me taraude.

- Vous allez salir votre manche !

- Et vous, c'est vous que vous salissez en restant avec lui, déclare-t-il pour seule réponse, continuant de désincruster les plis de ma peau.

Je frissonne à ce toucher.

Il est d'une profonde douceur. Inhabituelle. Comme s'il craignait que je me brise, il use d'une grande précision, de fermeté, mais aussi de tendresse dans ses moindres gestes.

Bientôt, sa manche se trouve maculée de produit. Mais, il ne semble pas s'en soucier. La main posée sur ma joue, il me contemple quelques instants.

- J'en étais sûr, vous êtes magnifique.

Un sourire étire mes lèvres, mais je remarque aussitôt qu'une ombre voile ses traits.

- C'est simplement dommage que vous ne réalisiez pas que vous êtes davantage que cela.

Il laisse ses yeux tomber sur sa manche.

- En arrivant dans ce château, je vous ai vu expliquer aux servantes comment s'occuper du jardin pour qu'il demeure intact. Ce n'était que quelques phrases, anodines...

Sa paume reste sur ma joue. Il fronce légèrement les sourcils, formulant les pensées qui le travaillent.

- ...Mais, elles m'ont suffi à découvrir votre façon de parler, votre gestuelle, la gentillesse de votre ton, la douceur de votre prévenance et votre attrait pour les plantes.

Je frissonne.

- Un instant. Un fragment de vous. Et déjà beaucoup plus que votre physique. Beaucoup plus qu'une poupée de chiffon que l'on pose sur une estrade pour être contemplée toute une soirée.

Ces quelques paroles semblent anodines. Mais, je comprends soudainement ce qu'il ne me paraissait pas évident, ce soir. Je réalise que la brûlure de son regard n'était pas un reproche envers moi.

Il ne tolérait pas que l'on m'ait mise dans cette position.

- Vous êtes belle. Cela est indéniable. Mon regard a été attiré par vous dès que je vous ai vu.

Ses yeux glissent un instant sur mes lèvres avant de remonter à mon regard.

- Mais vous êtes bien plus. Et je vous avoue que je suis curieux de découvrir ce que vous cachez de vous.

Mon cœur bat à vive allure. Il sourit faiblement.

- Vous vouliez donc savoir comment avoir un mariage idéal ?

J'acquiesce doucement sans parvenir à parler. Ma gorge est si sèche qu'aucun mot n'en sort.

- La réponse est simple. Changez d'époux.

Mes mains tremblent presque tant mon cœur bat avec vigueur.

- Et vous vouliez savoir pourquoi boire cette boisson ?

Je n'ai même plus la force d'acquiescer, plongée dans une étrange transe soporifique.

- Parce que mon pays est connu pour le goût somptueux de ses breuvages. Et rien de plus.

Là-dessus, il saisit la tasse posée derrière moi. Le breuvage est encore chaud, je le sens à l'instant où il pose le récipient sur ma lèvre.

Un frisson me parcourt. Mes yeux se plantent dans les siens. Il me regarde avec calme et sérénité. Mais, tapie au fond de ses pupilles, une noirceur remue, attirante et profonde.

Il ne rompt pas notre contact visuel. Même lorsqu'il lève la tasse. Je le fixe aussi, avalant une gorgée en tentant d'ignorer les battements assourdissants de mon cœur.

Bientôt, il éloigne le breuvage de mes lèvres.

- Alors ? demande-t-il dans un sourire doux.

- Je... C'est très bon.

Ses yeux louchent sur ma bouche. D'un geste vif, mais délicat, il essuie la commissure de celle-ci. Son doigt caresse ma peau, emportant les résidus de la mixture.

- C'est bien ce que je pensais, chuchote-t-il d'une voix à peine perceptible.

Je frissonne et il recule. Le cœur battant la chamade, peinant à réaliser ce qu'il vient de se produire, je le regarde s'éloigner tranquillement.

Atteignant le plan de travail, il lance :

- Je vais vous aider à nettoyer tout cela, vous qui craigniez d'être houspillée par la gouvernante.

Il saisit le livre de beauté qu'il lance dans la poubelle. Puis, se tournant vers moi, il lance dans un sourire :

- Qu'est-ce que je fais, après ça ?





























Aujourd'hui, tout me semble différent.

Les rayons du soleil sont plus doux. Les odeurs émanant du petit-déjeuner sont plus appétissantes. Les couleurs sont plus chatoyantes. Les sons sont plus mélodieux

J'ai peiné à dormir, cette nuit. Pourtant, ce matin, je me sens en pleine forme.

Je ne sais trop pour quelle raison, le moment que j'ai passé avec le prince Hajime hier m'a considérablement apaisée. Je n'ai cessé de me répéter les quelques phrases de douceur qu'il répétait, tournoyant dans mon lit.

- Comment va ma splendide fiancée ? s'exclame une voix claironnante quand les grandes portes de la salle de banquet s'ouvrent.

Les têtes se tournent toutes vers le général Barbe-Bleue, debout dans leur encadrement. Le dos droit, un sourire fier accroché aux lèvres, il détaille l'assemblée devant lui.

La plupart des invitées d'hier ont été conviées à demeurer plus longtemps dans le château. Le prince fait partie des personnalités ayant accepté l'invitation, la route étant longue.

Assis au bout de la table, il accorde d'ailleurs un regard particulièrement méprisant à Barbe-Bleue.

Mon cœur se serre soudain. Je n'avais pas réfléchi si loin... Cependant, hier, j'ai accepté les compliments d'un autre homme que mon fiancé et les insultes de cet homme envers ce même fiancé... Cela était incorrect de ma part.

Alors, si cela était mal, pourquoi ai-je ressenti tant de bien en le faisant ?

- Alors ? Que se passe-t-il ? Ma petite fiancée est-elle soudain muette ?

- Navrée, général, je reviens brutalement à moi en me levant. Je crois que je suis encore un peu endormie.

Un éclat traverse le regard de mon fiancé. Une lueur que j'ai déjà vue auparavant. Mais, je crois que c'est la première fois que je prends le temps de me demander ce que j'en pense.

Et je crois que je n'aime pas ce que je vois.

Cette espèce de trace de colère ou de frustration qui l'anime parce que je n'ai pas été assez réactive.

- Enfin... Comment puis-je en vouloir à cette petite tête de linotte ? Ne t'excuse pas !

Sa main se pose sur mon épaule. Ses doigts se referment sur ma peau. Trop de pression se dessine dans son geste. Je sursaute presque.

Il me fait mal. Et, il le fait exprès.

Mon regard se pose sur le prince, assis au bout de la longue table. Ses yeux, eux, se trouvent sur la main de Barbe Bleue enfoncée dans ma chair.

Une ombre traverse son visage.

- Mes amis..., s'exclame le général à l'intention de l'assemblée, ne me lâchant pas, leur montrant bien que je suis une propriété coincée entre ses griffes. Ne croyez pas que ces petites vacances ne sont qu'un séjour de détente.

Devant moi, une vingtaine de visages sourient. Je crois que c'est la première fois que je les vois, que mon regard se pose ailleurs que sur les traits de Barbe-Bleue.

Quelques yeux luisent de malice et me détaillent, oppressant. J'ai l'impression d'être un bout de viande que mon fiancé brandit devant une foule d'acheteurs, un trophée qu'il avance avec mépris.

Un objet.

Et dans cette marre, seul un regard est différent. Il n'y a guère qu'une personne qui ne me fixe pas comme un aliment alléchant, mais un être humain.

Le prince.

- Aujourd'hui, nous allons ranger nos armes. La Reine Rouge nous paye grassement pour défendre ce pays et nous ne nous en sortirons pas toujours à coup d'épées.

Hajime n'est pas payé par la Reine Rouge... Il est un dignitaire étranger. Barbe-Bleue agit comme s'il n'était pas présent. Il ne s'adresse qu'aux nobles servant la monarque.

Je suppose qu'il veut lui faire payer son comportement d'hier.

- Par binôme, on va s'affronter dans une quête d'énigme !

Soudain, Barbe-Bleue me lâche. Comme si je n'existais pas. Ses doigts s'écartent et il me double, ignorant complètement ma présence.

Déboussolée, je l'observe me devancer :

- Alors ? Qui veut être avec moi ?

Mes yeux s'écarquillent.

Nous organisons cette retraite dans notre château pour célébrer nos fiançailles. Je croyais qu'il partagerait son équipe avec moi lors des épreuves. À vrai dire, il en avait convenu ainsi.

Je suppose qu'il n'a pas aimé mon moment d'égarement de ce matin. J'aurais dû lui répondre plus vite.

- Alors, alors ? Qui sera l'heureux élu ?

Barbe-Bleue hésite devant le panel de choix s'étalant devant lui. Toutes les silhouettes sont debout, cherchant à attirer son attention. Un brouhaha se forme tandis que les soldats tentent d'obtenir son attention.

Il est le plus haut gradé, le nouveau bras droit de la reine... Bien évidemment, les soldats cherchent à se faire bien voir.

- Mon choix ne va pas être facile... Après tout, je ne peux pas me permettre de prendre une tête de linotte !

Quelques regards me sont lancés. Je baisse le mien, embarrassée.

« Enfin... Comment puis-je en vouloir à cette petite tête de linotte ? Ne t'excuse pas ! »

J'aurais dû être plus attentive et réagir tout de suite... J'ai fait une erreur alors que je m'étais juré que cela n'arriverait pas. Je n'ai pas agi correctement. J'aurais dû...

- J'aimerais faire équipe avec la maîtresse de maison, résonne soudain une voix claire et chaude.

Mes yeux se posent sur le prince qui vient de se lever. Les voix se taisent et le silence se fait. Tous se tournent vers lui.

De son côté, il me regarde en s'inclinant légèrement :

- Enfin, si elle est d'accord.

- Je le suis, répond aussitôt Barbe-Bleue, tentant de reprendre la main face au prince qui fait comme s'il n'existait pas, s'adressant directement à moi.

Cependant, Hajime l'ignore, continuant de me regarder.

Je respire difficilement face à son regard intense. Une chaleur se répand en moi et mon souffle se coupe.

Un sourire finit par étirer mes lèvres lorsque je souffle :

- D'accord. Je ferai équipe avec vous.

Il me sourit à son tour. Je me sens plus légère. Mais cette sensation disparaît dès que mon regard croise celui de Barbe-Bleue.

Brille dans ses yeux une noirceur sans pareil. Une que je ne lui avais jamais connue.

Une pierre tombe dans mon estomac.

J'ai un très mauvais pressentiment.

































Mes mains tremblent sur mes genoux. Le dos droit, la tête haute, je tente de réprimer les soubresauts de mon torse. Cependant, rien ne parvient à calmer le torrent d'émotions qui me bouleverse.

Mes doigts s'agitent sans que je les contrôle.

- Allez, vas-y, vas-y, vas-y...

Sautillant sur mes pieds, je tente de rassembler mon courage. Le menton tremblant, je fixe la porte devant moi. Mobilisant mes forces mentales, je tente de rassembler mon énergie et de toquer. Seulement, même cette surface me donne envie de fuir.

Un panneau noir, gravé de reliefs représentant un pêle-mêle de combattants. Un dessin martial évolue le long du bois, représentant la torture puis la lente agonie des ennemis de Barbe-Bleue. Sur la porte de son bureau, il a fait graver ses plus sombres victoires.

Mon cœur bat à tout rompre.

- Vas-y, vas-y, vas-y, je répète en boucle, tapotant des doigts sur mes cuisses pour me donner une impulsion.

Il y a quelques minutes maintenant, je déambulais dans le jardin, attendant que le jeu d'énigmes ne commence. Une servante s'est arrêtée à ma hauteur, un plateau d'argent dans la main où était disposé un rouleau.

Je l'ai saisi d'une paume tremblante. J'avais compris le contenu du message avant même de le lire. Cependant, je l'ai quand même déplié, réprimant un hoquet.

Ce dernier était couché en lettres noires, hâtivement inscrites.

« Viens dans mon bureau immédiatement. »

Barbe-Bleue. Il n'a pas signé. Mais, j'ai directement su que cela venait de lui.

Seulement, il y avait quelque chose dans la noirceur de son écriture, dans sa façon de hâter les mots sur le papier, de les précipiter le long du parchemin... Quelque chose de tétanisant. Une menace sous-jacente. Un avertissement qui m'a fait froid dans le dos.

Je dois entrer. Il m'a demandé de le faire. Alors, je dois le faire. Comme une bonne épouse le ferait.

Alors, pour quelle raison mes pieds ne bougent plus ? Qu'est-ce qui paralyse mon corps de la sorte ? Pourquoi ai-je l'impression que si je rentre, je n'en sortirai plus ?

Et pourquoi, malgré tout cela, je continue de penser que je dois y aller ?

- Vas-y, vas-y, vas-y, va...

Soudain, la porte s'ouvre. Un cri de stupeur franchit mes lèvres quand le panneau s'arrache presque de ses gongs. Dans l'encadrement, la figure hirsute de l'homme s'articule.

Debout, ses larges épaules dépassent du cadre. À la manière d'un ogre jaillissant de sa tanière, ses yeux injectés de sang enfoncés dans ses orbites, il s'élève dans les airs. Semblable à un sommet de noirceur, il avale chaque rayon de soleil.

Il n'a pas changé depuis hier. Pourtant, tout m'apparaît différemment.

- Au lieu de répéter que tu vas entrer. Entre réellement.

Sa voix n'est pas grave. Elle est caverneuse.

Ses yeux ne sont pas d'acier. Ils sont de mercure.

Ses traits ne sont pas symétriques à la manière d'une beauté superbe. Ils le sont comme un mensonge trop parfait.

Et le bleu de sa barbe n'est pas celui de l'éther. Il s'agit des profondeurs abyssales des eaux.

Il est beau. Comme les flammes ardentes se prétendant étreinte réconfortante. Et il est dangereux. Aussi, comme les flammes ardentes se prétendant étreinte réconfortante.

Il va me faire du mal. Un mal terrible.

- Qu'attends-tu ? tonne sa voix cassante lorsqu'il s'impatiente. Entre !

Ses doigts fondent en ma direction telles les létales serres d'un vautour.

À l'instant où il avance sa main, tentant de me saisir brutalement, une autre attrape mon bras. Je suis tirée en arrière. En un battement de cil, la distance entre Barbe-Bleue et moi s'agrandit. Aussitôt qu'il s'éloigne, ma respiration s'apaise.

Juste devant moi se matérialise une épaule. Celui qui m'a tiré en arrière, m'arrachant aux griffes de mon fiancé, vient de se placer entre nous. Une douce volute tendre éclate dans ma poitrine en reconnaissant son odeur épicée.

Le prince Hajime.

- Non, elle n'entrera pas.

Sa voix est brutale. Son ton est ferme. Déployée entre nous, sa silhouette est un bouclier. Il fait rempart de son corps.

Les pupilles de Barbe-Bleue se dilatent dans ses yeux, assombrissant son regard injecté de sang. À la manière d'un félin choisissant sa proie, ses cervicales se figent et ses paupières s'écarquillent. Il s'arrête sur le prince, une lueur vorace allumant ses prunelles.

Un sourire malicieux étire soudain ses lèvres. Il a choisi une nouvelle cible. Plus amusante que moi, sans doute.

Un frisson court le long de mon échine. Monstrueux, il se dessine sous le soleil froid de l'hiver. Je tremble de terreur en découvrant ce qui était pourtant là, devant moi, depuis le début.

Barbe-Bleue est un monstre.

Dans la façon qu'ont ses orbites de former des puits où s'enfoncent ses yeux malicieux. Dans sa peau grisonnante où se perd quelconque spasme de vie.

Comment n'ai-je rien vu ? Que s'est-il passé pour que je me trompe à ce point ? Pourquoi la vérité me saute-t-elle aux yeux, maintenant ? Que s'est-il produit ?

Barbe-Bleue m'a secourue lorsque les flammes grignotaient ma maison. Ses bras se sont glissés sous mon corps et il m'a soulevée de terre. Depuis, je n'ai fait que tout accepter. Éternellement redevable, je me suis enfoncée dans la stature d'une personne que je ne suis pas.

Une femme soumise et frêle. Une innocente statue qu'il modèle selon son bon vouloir. Comment cela a-t-il pu arriver ?

Et pourquoi l'illusion se dissipe-t-elle maintenant ?

- J'en étais sûr..., ricane Barbe-Bleue dans un regard sombre. J'ai vu dès le début comment tu la regardais... Tu veux me la voler, c'est ça ?

Il sourit, dévoilant ses dents noircies par le manque d'hygiène en campagne.

- Mais, tu ne me la voleras pas. Elle est à moi.

- Elle n'est à personne, gronde le châtain pour seule réponse, son bras se glissant près de mon corps pour me cacher derrière lui.

Le nez de l'ogre se fronce lorsqu'il penche la tête sur le côté moqueur. Un spasme parcourt mon échine et je me tasse un peu plus derrière le châtain.

- À personne, hein ? Et comment vivrait-elle, sans personne ?

- Heureuse.

- Oh, je vous en prie, Votre Majesté ! Cette fausse modestie et cette candeur factice ne vous sied guère, rétorque aussitôt Barbe-Bleue. Vous savez qu'elle n'y arrivera pas seule...

Il parle de moi. En ma présence. Sans me regarder.

Je réalise maintenant qu'il l'a toujours fait.

- Je suis convaincu qu'elle vivrait mieux seule qu'ici, gronde le prince.

Aussitôt, le sourire mesquin du général se fane. La remarque du châtain a emporté son côté joueur. Je ne suis plus une chose qu'il parie, un objet qu'il remporte en concourant contre un prince.

Je suis la cause d'une blessure d'égo.

- J'ai été trop patient par diplomatie...

- Je ne vous ai jamais demandé de l'être, rétorque aussi le prince. J'entends les nouvelles sur votre façon de traiter les civils. Je sais qui vous êtes. Feindre une bonhomie en m'invitant à vos fiançailles... Cela ne changera rien à ce que je sais de vous.

Pour toute réponse, Barbe-Bleue éclate de rire. Une hilarité froide qui me tétanise.

- Ça suffit. Éloignez-vous de mon épouse.

- Non seulement elle n'est pas à vous, mais elle n'est pas votre femme. Et je ne reçois pas d'ordre d'un vulgaire général.

Une pierre tombe dans mon estomac.

La hiérarchie... Voilà le talon d'Achille de mon fiancé. Jamais il n'a pu concevoir de ne pas être le principal atout du royaume. Il n'est le général que depuis peu de temps. Avant, Kento Nanami assumait ce poste. Et je l'entendais régulièrement hurler de frustration quand il recevait les louanges de la reine.


Il y a une semaine, Nanami s'est avéré être un traître. Une alliance de résistants existe, la Ligue Rouge, et attaque la reine depuis des années pour fragiliser son pouvoir. Il était parmi eux depuis le début.

Cela ne fait que peu de temps que Barbe-Bleue a pris sa place en tant que bras droit de la reine. Et il complexe sans arrêt lorsqu'il s'agit de son grade.

Sa lèvre tremblante, maintenant, me le prouve.

- Un vulgaire général ? répète-t-il dans un grondement rauque.

- Un vulgaire général.

Ma main attrape le manteau blanc du prince, tentant de le reculer. Je ne veux pas qu'il reste près de Barbe-Bleue pendant une de ses crises de colère. Et, s'il continue de le narguer de son grade, je suis sûre que cela éclatera.

- Je vous conseille de surveiller activement votre ton, Iwaizumi, dit-il en utilisant le prénom du prince pour signifier tout son manque de considération pour lui. Sinon...

- Sinon quoi ? l'interrompt ce dernier. Sinon quoi, Stéphane ? Vous allez me provoquer en duel ?

Un léger rire franchit les lèvres d'Hajime.

- Oh, je demande à voir... À vrai dire, je pense que tous vos soldats demandent à voir cela.

La réaction de Barbe-Bleue est immédiate. Il l'a piqué à vif.

- Vous m'en croyez incapable ? Mais je vous battrai aisément en duel, mon cher !

- Nous savons tous les deux que ce n'est pas vrai. Et vous commencez à vous ridiculiser devant la dame.

Un frisson me parcourt tandis que mon cœur bat à tout rompre. Tout cela prend un tournant dangereux. À mesure de leurs paroles, l'air s'échauffe et s'épaissit.

Barbe-Bleue sourit soudain. Cela est de très mauvais augure.

- Vous savez quoi ? Le gagnant la remporte.

- Pardon ?

- On s'affronte en duel ce soir. Cadre intime. Aucun spectateur.

Il a peur d'échouer. Sinon, tous auraient été conviés au spectacle. Il ne veut pas perdre contre lui devant ses hommes. Il redoute une défaite.

Le prince Iwaizumi Hajime doit être un combattant aguerri.

- Celui qui gagne... Il repart avec e...

Un bruit sourd retentit quand la tête de Barbe Bleu percute le mur derrière.

Sursautant, je bondis en arrière. Le cœur battant à tout rompre, les yeux écarquillés, je mets quelques instants avant de réaliser ce qu'il vient de se produire si vivement devant mes yeux.

Le prince vient d'envoyer son poing dans le nez du général.

Mon fiancé glisse le long du mur, sonné ou assommé. Je ne le vois pas bouger et il s'effondre lentement. Un picotement parcourt mes doigts en remarquant son air hagard.

- Vous...

- Oui, je l'ai assommé d'un coup de poing.

- Comment est-ce possible ? je m'exclame, contemplant la figure hirsute de l'ogre inanimée.

- La colère. Probablement.

Lorsqu'il se retourne, le prince laisse voir une profonde colère tournoyant dans ses prunelles. Cette dernière disparaît dès qu'il me regarde.

Aussitôt, ses yeux s'adoucissent.

- Navré, ma chère. Je ne voulais pas vous voir assister à cela.

Levant la main en ma direction, il me présente des doigts habillés d'un gant blanc.

- Me permettrez-vous de vous emmener en promenade ?

- Je..., j'hésite, mon corps tremblant encore face à la silhouette inanimée de Barbe-Bleue. Et quand... Quand il se réveillera et ne me verra pas avec lui ?

- J'aimerais précisément vous parler de cela.

Mon cœur bat à tout rompre et je sens mon estomac se tordre d'angoisse. Je n'ai pas la force du prince. Barbe-Bleue va forcément chercher à me faire payer ce qu'il vient de se produire.

Pourrais-je même survivre à ce qui m'attend ? Va-t-il me frapper au point que je m'évanouisse ? Continuera-t-il ses coups sur mon corps inanimé ? Comment...

- Hé.

La voix douce du prince me tire de mes songes lorsque ses mains se posent sur mon visage. Saisissant ce dernier en coupe, il hausse mon regard pour plonger le sien dedans. Aussitôt, ses prunelles douces et grises m'apaisent.

Un sourire étire ses lèvres. Tendre.

- Il ne vous arrivera rien. Pas tant que je serais là.

- Et lorsque vous partirez ? je demande aussitôt, ma gorge se serrant.

- Soit je pars avec vous, soit je pars après vous.

Un frisson me parcourt.

La même douce chaleur se répand dans mon être tandis que je découvre son regard assuré. Je le sais, il ne me ment pas. Et la sincérité dans son regard apaise quelques vieilles plaies suintant mon esprit.

- Alors ? Acceptez-vous de marcher avec moi un peu ? J'aimerais m'entretenir avec vous.

Mon regard dévie sur la figure de Barbe-Bleue. Étendu au sol, il gît inconscient. Sa posture est identique à celle qu'il adopte lorsqu'il boit énormément et rentre au château.

Pour la première fois, je réalise que je hais cette vision. Non pas, car il semble mal en point. Mais, parce qu'il s'est mis tout seul dans un tel état.

- Vous promettez que vous ne me laisserez pas ici ? Lui et ses soldats... Ils seront trop forts pour moi.

- Jamais, vous m'entendez ?

Ses mains saisissent les miennes. Ses paumes sont chaudes.

- Jamais, je ne vous laisserai.

Un frisson court le long de ma colonne vertébrale.

- Alors, je vous suis.





































La neige tombe en pétéchies de givre sur les bosquets de fleurs. Partout, ses larmes de flocons s'étalent à la surface des pétales écarlates. Les roses tanguent sous la morsure du froid. Mais, elle ne tombe pas.

Je me revois encore, tremblante dans ses flammes, mais ne m'effondrant pas.

- Que s'est-il passé ? je chuchote dans la fraîcheur de l'hiver, une buée jaillissant de mes lèvres à ces paroles.

- Que voulez-vous dire ?

À ma gauche, le prince marche en emboitant mes pas. Nos silhouettes avancent parmi les chemins pavés constituant le jardin. L'atmosphère entre nous est douce malgré la fraîcheur paralysante de l'hiver.

Sur ma tête, le couvre-chef du prince me protège. Il ne m'a pas laissé le refuser et me l'a confié.

- C'est juste que... Je ne comprends pas, je chuchote dans un souffle à peine audible.

Aucun soldat n'est visible autour de nous. Pourtant, je n'ose même pas parler à haute voix, effrayée à l'idée que l'on m'entende.

- Je veux dire... Il est monstrueux. Je le vois. Il... Il...

À ma gauche, je peux sentir le regard doux du prince sur moi. Une certaine empathie habite ses prunelles quand il m'observe me débattre avec mes propres paroles et pensées.

- Il est méchant, il... Il...

Brutalement, mes pas s'arrêtent. Je saisis ma tête dans mes mains, frustrée. L'envie de hurler, de frapper, d'expier ma frustration s'enlise en moi et je ne peux que me taire.

Me réfréner. Encore et toujours.

- Les mots me manquent, je n'arrive pas à les formuler. Je n'arrive pas à parler. Je... Je ressens tout sans le comprendre, sans le dire. Et...

Un hoquet me prend. Mes dents se serrent. J'aimerais hurler. Les émotions s'amassent en moi et cherchent une porte de sortie.

Il me faut faire quelque chose. N'importe quoi.

- Merde, je n'arrive même pas à le formuler ! Je n'arrive pas à parler ! Je ne comprends rien ! Je...

Un hoquet de surprise me traverse quand la main d'Iwaizumi saisit soudain mon épaule. Doucement, il m'attire jusqu'à lui, me blottissant contre son torse. Je ne lutte pas et me laisse faire.

Ma tête se pose sur son épaule et mes yeux se ferment.

Enfin, il me semble que je trouve le repos. Son odeur épicée insuffle en moi, calmant celle écœurante de la peur qui me suit depuis des années. Sa chaleur balaye la morsure de l'hiver et mes muscles se détendent un à un.

Soudain, quelque chose caresse mon visage. Une larme.

- J'ai l'impression d'avoir passé les dernières années à courir.

- Tu l'as fait, en un sens, chuchote-t-il, son menton posé sur ma tête et sa main caressant mon dos.

- Je... Il est monstrueux. Et je n'ai rien vu. Et maintenant que je le sens, ma langue me fait mal quand je le dis. J'ai honte d'affirmer que je le trouve écoeurant. Je me sens salie. Coupable...

Mes pleurs s'épuisent dans son épaule. Il me maintient contre lui. La neige chute sur nos silhouettes liées. Cependant, il n'en a que faire.

- Pourquoi je n'arrive pas à le dire ? Il est monstrueux... Monstrueux, monstrueux, monstrueux...

Pourquoi mon cœur se serre quand je prononce ces mots ? Pourquoi j'ai envie de les ravaler ? Pourquoi une partie de moi me hait, car je me montre enfin sincère ?

La main du prince continue de caresser mon dos.

- Tu as été envoûtée.

Quatre mots.

Sept syllabes.

Comme les dernières paroles d'une quête impossible, la solution à une énigme que nul ne saisissait, le salut d'une âme prisonnière. Une seule phrase.

Salvatrice.

- Tu as été envoûtée, répète-t-il face à mon silence. C'est un sort de magie noire d'une brutalité écœurante qui dépossède une personne d'elle-même. Elle devient amie ou amante de son bourreau et est convaincue qu'il ne lui veut que du bien.


Un hoquet me prend. Une autre larme coule sur mon visage. Je tremble dans l'étreinte d'Iwaizumi. Mais, il me garde contre lui. Il ne me lâche pas.

Jamais il ne le fera.

- En... Envoûtée ? je répète tandis que ma poitrine se contracte.

- Il est devenu ton monde. Tu n'as plus vu aucun de ses défauts. Tu aurais tout fait, absolument tout, pour lui plaire. Tu étais prête à sacrifier ta personne, ton existence, ta personnalité...

- Il... Comment il a pu me faire ça ?

Ma question jaillit de ma gorge dans un couinement. Je sais pourtant qu'elle n'appelle pas de réponse. Elle n'en trouvera jamais.

L'être humain sait simplement se montrer effroyable.

- Il m'a volé des années de ma vie.

- Je sais.

- Il m'a soumise.

- Je sais.

- Il a effacé celle que je suis.

- Je sais.

La voix d'Iwaizumi est douce. Presque autant que son étreinte, sa chaleur ou même la main caressant mes omoplates. De toutes mes forces, je m'accroche à lui, trouvant réconfort dans ses bras forts.

Bientôt, je recule. De quelques centimètres à peine, j'éloigne mon visage du sien. Nous ne nous séparons pas. Mais, ses mains se posent naturellement sur mes joues. Ses pouces essuient les larmes gisant sur mes pommettes.

- Je... Est-ce que tu sais pourquoi je me défais de tout cela, maintenant ? je demande tandis que ma voix déraille à cause des sanglots. Que s'est-il passé pour que je me rende compte soudainement de ce qu'il se passe ?

Un éclat traverse son regard. Fugace. Presque imperceptible, il se voit aussitôt avalé par l'obscurité de ses yeux.

Cependant, je l'ai surpris.

- Iwaizumi ? je l'appelle.

Ses joues rougissent quand je prononce son prénom.

- Je... Je ne suis pas sûr que... Enfin...

Cela est étrange de voir un prince si fort et un combattant aguerri balbutier devant moi de la sorte. Il ne m'en faut pas plus pour comprendre qu'il a la réponse à ma question.

Et, surtout, que cela l'embarrasse.

- Iwaizumi, s'il te plaît... Je peux tout entendre. J'essaye simplement de comprendre.

Son expression se fait plus douce. Comme si mes mots avaient caressé délicatement sa joue, son regard s'attendrit.

Il finit par chuchoter :

- Il ne peut y avoir qu'une seule raison pour laquelle le charme s'est soudain dissipé.

- Laquelle ?

Ses joues rougissent de plus belle. Mais, il répond :

- Tu as trouvé ton véritable amour.




































La première fois que j'ai posé pied au sein du château de Barbe-Bleue, ce dernier m'a tendu une clé.

Il y avait quelque chose de vil dans l'éclat qui a allumé son regard, ce jour-là. Une noirceur mesquine et méchante a allumé ses prunelles lorsqu'il m'a tendu son trousseau. Derrière lui, les soldats qui nous accompagnaient ont affiché un sourire goguenard et mesquin.

- Tu n'as donc jamais su ce qu'il se trouvait derrière cette porte ? demande Iwaizumi avec douceur.

Les sous-sols du château sont particulièrement sombres. Les pierres verdoyantes et crasseuses ne se voient illuminées que de flammes blanches et timides qu'un sort embrase sur notre passage. À mesure que nous avons descendu les étroits escaliers ou contourné les couloirs escarpés, elles sont apparues à notre passage avant de s'éteindre au moment où nous les dépassions.

À présent immobile devant une porte circulaire de bois flotté, seules deux lueurs faiblardes posées de chaque côté de celle-ci nous permettent de l'inspecter. Et les détails qu'elles montrent font froid dans le dos.

- Il m'a simplement tendu le trousseau en disant que j'étais chez lui, mais que je pouvais déambuler comme je le souhaitais, je déclare en observant le large cercle de métal à ma main où une dizaine de clés pendent. À l'exception d'une seule. Une que je pouvais avoir, mais que je n'avais pas le droit d'utiliser.

Iwaizumi ne répond pas tout de suite. Son regard suit le mien.

- Il voulait tester ta loyauté.

- À quoi bon ? J'étais envoûtée, de toute manière, je chuchote tandis que mon cœur se serre.

La réalité est encore plus cruelle. Et le prince la formule d'un ton sombre :

- Alors, cela l'amusait juste de te donner des ordres en te voyant y obéir.

J'acquiesce doucement, le cœur gros.

- Je dois ouvrir cette porte.

Ma main tremble autour de la clé. Elle est la plus petite de toutes, dépassant à peine de mes doigts refermés autour d'elle. Sa surface rouillée lui donne l'air d'avoir été façonnée dans du bronze, tandis que les autres, d'une couleur étincelante, sont astiquées plus souvent.

Fidèle à l'envoûtement, lorsque Barbe-Bleue m'a interdit de toucher à cette clé, j'ai obéi. Ainsi, je ne l'ai même jamais nettoyée, contrairement aux autres.

Ma main tremble tant que je n'arrive pas à insérer la clé dans la serrure.

- Allez, allez, allez, je m'impatiente, mon cœur battant à tout rompre.

Iwaizumi pose sa main autour de la mienne. Aussitôt, mes spasmes s'évanouissent. Me tournant vers l'homme, je découvre son visage, tout près du mien.

Son torse frôle mon dos tandis que son bras droit suit la continuité du mien, se ponctuant de nos mains liées. L'autre paume, elle, a trouvé refuge sur mon épaule, massant doucement celle-ci.

Il est tout près. Son nez frôle le mien et je peux sentir son souffle sur mes lèvres. L'air se fait brûlant autour de nous. Comme si la fraîcheur des sous-sols n'était qu'une illusion.

Ses yeux dérivent un instant sur mes lèvres.

- Tu peux le faire, chuchote-t-il en les fixant, sa main encore fermée autour de la mienne.

J'acquiesce tandis que mon cœur bat à tout rompre. Ma gorge est sèche et je n'arrive pas à me défaire de la vision de son visage, tout proche de moi. Je ne veux pas tourner la tête, comme aimantée par sa présence.

D'un même geste, sans se quitter du regard, nous tournons la clé dans la serrure. La porte tressaute sur ses gonds et, sans que nous la poussions, s'ouvre.

Un grincement sinistre retentit.

Enfin, nous tournons la tête. Debout sur le seuil, mon dos plaqué à son torse, j'observe la salle venant d'apparaître sous nos yeux. Un frisson parcourt ma colonne tandis qu'une vague d'appréhension grimpe en moi.

Que cache-t-elle ?

- Vois-tu quelque chose ? chuchote-t-il à mon oreille, son souffle brûlant échouant contre ma peau.

Mais, je me contente de secouer la tête.

Rien. Le vide abyssal. Un sol poisseux et des murs décrépits. Aucune ombre, car aucun meuble. Seulement une pièce vierge de toute trace. Poussiéreuse puisque non entretenue.

Précautionneusement, je pose un pied dans la salle. Aussitôt, Iwaizumi m'imite, sur ses gardes. Me penchant dans la pièce, j'observe le lieu. Cependant, je dois très vite me rendre à l'évidence.

Chacun de mes muscles se détend quand mon cœur se serre soudain.

- Il n'y a rien... Il n'y a jamais rien eu...

Quelque part, je crois que j'aurais aimé découvrir qu'il me cachait quelque chose. N'importe quoi. Mais la vérité est qui lui était inutile de cacher quoi que ce soit à une femme complètement docile qui acceptait tout sans broncher.

Debout au milieu de la pièce, je regarde autour de moi. Le plafond. Les murs. Le sol.

Rien. Il n'y a rien.

Mes yeux humides se posent sur Iwaizumi. Une larme a coulé sur sa joue. Je sais qu'il comprend ma douleur et la ressent aussi. Mes doigts tremblent au bout de mes doigts.

- C'était vraiment juste par plaisir de me voir obéir.

Ma voix s'étrangle sur ce dernier mot. Une larme coule entre mes cils.

- La satisfaction de m'arracher à mon libre arbitre.

Le prince craque.

Iwaizumi fond sur moi. Aussitôt, mon visage se loge dans le creux de son épaule. Il me sert avec force, sa main se posant sur l'arrière de mon crâne.

Et, enfin à l'abri dans la chaleur de son étreinte, j'éclate en sanglots.

- Je sais, chuchote-t-il d'une voix apaisante. Je sais...

Ma poitrine se secoue et je m'accroche de toutes mes forces à lui. Je n'arrive pas à parler tant les larmes sont abondantes. Cependant, je trouve un certain réconfort dans ce flot continu de peine.

Elle me quitte enfin.

- Pleure, murmure-t-il avant de poser ses lèvres sur mon front. Tu en as besoin.

- Je ne lui appartiens pas, je hoquète contre lui.

- Tu n'appartiens qu'à toi.

J'acquiesce avec énergie.

Me reculant, je plante mes yeux larmoyants dans les siens. Des larmes d'émotion dévalent aussi ses joues. Aussitôt, je pose ma main dessus, les essuyant. Mais, il m'en empêche, plaçant ses paumes par-dessus mes doigts.

Mes sourcils se froncent en le voyant faire.

- Arrête de t'occuper des autres. Ce sont tes pleurs qu'il faut tarir et tes plaies qu'il faut panser.

Son front se pose sur le mien. Je ferme les yeux, savourant notre chaleur et ce contact si doux.

- Je ferai ce que tu veux. N'importe quoi. Demande-le-moi.

Ses paumes glissent sur mes hanches, me gardant contre lui. Je soupire dans ce contact si doux.

- Mon armée est à toi. Mon royaume est à toi. Mon titre est à toi. Mon cœur est à toi. Dis-moi ce que tu veux et je te le donnerai.

Ses doigts s'enfoncent légèrement dans mes hanches. Et je ne peux m'empêcher de me dire qu'il ne s'agrippe pas à moi à la manière de quelqu'un cherchant à me posséder.

Non. Il s'accroche simplement.

- Laisse-moi te traiter comme tu le mérites, s'il te plaît.

Une larme coule sur ma joue. Cette dernière est différente.

Je suis libre.

- Dis-moi quoi faire et je le ferai, chuchote-t-il.

Je ne perds pas une seconde de plus.

- Embrasse-moi.

Mes yeux s'ouvrent quand les siens s'écarquillent. Je peux entendre son cœur battre à tout rompre et voir ses pupilles se dilater. Il déglutit péniblement. Ses iris dévient sur ma bouche pulsante. Une passion dévorante progresse dans son regard.

Tendrement, ses lèvres se posent sur les miennes.


Dans un geste d'une infinie douceur, sa bouche vient caresser la mienne avant de s'ouvrir. Nos langues se mêlent quand ses mains glissent sur mes hanches, me gardant contre lui. Je fonds dans cette étreinte.

Mes doigts caressent ses cheveux. Les siens s'enfoncent dans mes hanches. Il laisse un goût épicé sur mes lèvres. Je ris contre lui, soudainement plus légère. Ses paumes caressent le bas de mon dos.

Au bout d'un moment, nous nous écartons.

Doucement, Iwaizumi pose son front contre le mien et un sourire infiniment doux étire ses lèvres. Les yeux plissés par l'euphorie, il me couve de chaleur..

- Alors ? Dois-je en conclure que tu acceptes de t'enfuir avec moi ?

- Laisse-moi une ultime soirée ici, avant cela.

Sa main saisit la mienne et il dépose un baiser sur mes phalanges. Dans ce geste, son regard ne quitte pas le mien.

- Mais tout ce que ma princesse désire, ma princesse l'obtient.







































Barbe-Bleue m'ignore lorsqu'il entre dans son bureau.

Le dos droit, le menton levé, je me tiens docilement devant la bibliothèque. Face aux livres, conformément à ses ordres, j'observe les reliures des grimoires.

- Ainsi donc, le gentil prince t'a abandonnée ici.

Il y a une heure, une servante m'a amené un autre plateau d'argent. L'écriture de Barbe-Bleue sur la nouvelle missive était encore plus noire, plus hâtive, plus révoltée.

« Immédiatement. Viens. Et si tu hésites. Tu le paieras. »

Naturellement, j'ai accepté.

À la manière d'une enfant punie, j'observe le coin de la pièce. Debout, le dos droit, j'applique docilement les instructions qui m'ont été données.

- Tu as bien fait de m'obéir... Mais je vais devoir te faire payer, tu le comprends ?

Je ne réponds pas. Le siège de son bureau ploie sous sa masse.

Brutalement, sa main frappe la table. Mais, je ne sursaute pas.

- Compris ?

- Oui, mon général.

Il émet un rire satisfait. Puis, quelques bruits résonnent tandis qu'il remue les affaires sur son bureau. Le regard droit, contemplant les livres, je lutte contre l'envie d'esquisser un sourire satisfait.

Il farfouille le capharnaüm des débris se trouvant dans son bureau.

- Bien. Tu fais bien de m'obéir. Je pense que tu te doutes de ce qui t'at... ARGH, C'EST QUOI CA ?

Je souris en entendant son cri de douleur.

Me retournant, je le découvre, plié en deux sur sa chaise. Sa main tient l'autre tandis que, malgré sa mâchoire contractée et ses dents serrées, il laisse pleuvoir une pluie d'insultes.

Quelques gouttes de sang glissent sur sa chaire, maculant les feuilles éparpillées sur son bureau et, surtout, couvrant le trousseau de clés abandonné parmi elles.

- MAIS QU'EST-CE QUE ÇA FAIT LÀ, ÇA ?

- Ma fiancée a tenu à te rendre les clés et te remercie de nous avoir accueillis dans ton humble demeure, résonne une voix, dans mon dos.

Dans l'encadrement de la porte, Iwaizumi se tient. Les bras croisés sur sa poitrine, son regard malicieux se pose sur Barbe-Bleue. Je ne peux m'empêcher de me sentir fière.

Ensemble, nous allons le mettre en échec.

- Je... Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries ? rugit Barbe-Bleue en fusillant le trousseau de clés du regard.

Là, il l'aperçoit. Le clou qui est soudé à la clé interdite. L'organe jaillissant du métal rouillé.

Celui-là même qui a tranché sa peau, à l'instant.

- Mais qu'est-ce...

- Tu sais que si une plaie ouverte touche de la rouille, une réaction se produit dans le corps ? je demande soudain, un sourire doux étirant mes lèvres. Après cinq ou dix jours, chaque muscle commence à se contracter. Cela est douloureux, mais ce n'est rien comparé au moment où ta propre cage thoracique s'affaisse sur elle-même.

Tremblotant à cause de la douleur, ne bougeant pas, Barbe-Bleue me fusille du regard.

- De quel droit tu me tutoies ?

- Elle fait ce qu'elle veut. Toi, en revanche, tu n'es pas en position de tutoyer une princesse, gronde Iwaizumi en le fusillant du regard.

Barbe-Bleue s'effondre sur son siège, tremblant à cause de la douleur. Cependant, il se contente de me lorgner avec noirceur.

- Alors, tu vas partir avec lui... Petite pute.

Aussitôt, le prince se redresse. Mais, je lui fais signe de s'arrêter.

- Laisse, je souris. Ce n'est pas grave. Après tout, on en dit des choses débiles lorsqu'on a très mal...

Tirant un tabouret, je m'assois devant le bureau. Un sourire aux lèvres, j'observe les gouttes de sueur noyant le front de l'homme.

- Quand des crampes au niveau des mâchoires nous empêchent d'ouvrir la bouche...

Il tente de rétorquer. Mais il n'y arrive pas.

- Quand des spasmes musculaires dans le dos, l'abdomen et les extrémités nous secouent avec violence.

Il sursaute, de la bave coulant sur son menton.

- Quand on peine à avaler, qu'un mal de tête nous gagne et qu'on transpire abondamment...

Une autre goutte de sueur coule depuis son front. Je souris doucement.

- Comme je l'ai dit... Savais-tu que le contact d'une plaie avec de la rouille peut occasionner de graves symptômes ? De la rouille, comme... Disons, une clé dont une épouse sotte ne s'est jamais occupée ni entretenue car son connard de mari le lui a interdit ?

Barbe-Bleue ne peut plus parler. Mais son regard noir est sans équivoque. S'il le pouvait, il me tuerait.

Seulement, ses muscles sont immobiles.

- C'est tellement dommage que tu m'aies interdit de toucher à cette clé.

Il fulmine. Je le vois. Je chéris cette vision, savoure chaque parcelle de son être en souffrance.

Quelques secondes passent. Barbe-Bleue est pris de violents spasmes. Nous le contemplons un temps. Iwaizumi met fin au silence :

- Le tétanos survient en cinq à dix jours... Mais, parfois, quand de la magie s'en mêle, qu'un clou créant une plaie, par exemple, a été attaché à une clé à l'aide d'un sort... La puissance énergétique est si forte que les symptômes sont immédiats. Mais bon, je ne t'apprends rien.

Il sourit doucement.

- Après tout, tu t'y connais en magie.

Je me lève sur ses paroles, n'accordant pas un regard de plus à sa silhouette agonisante. Le regard d'Iwaizumi me suit tandis que je le rejoins.

Une fois à sa hauteur, il pose une main sur le bas de mon dos.

- Le carrosse nous attend, princesse.

Je ris en entendant mon titre. Tournant la tête, je dépose un baiser hâtif sur ses lèvres.

Aussitôt, ses joues rougissent.

Et, le cœur battant la chamade, je lui emboite le pas quand nous quittons le manoir.





































Barbe-Bleue était le bras droit de la reine. Plus personne ne la protège à présent.

Ce soir, la résistance lancera un Coup d'État.

- Inquiète ?

Les mains d'Iwaizumi glissent sur mon ventre tandis que son torse se colle à mon dos. Un sourire étire mes lèvres et il dépose un baiser sur mon épaule.

Debout sur le balcon du palais royal, j'observe la ville mirifique s'étendant à perte de vue.

- Ton royaume est magnifique, Iwaizumi.

- Ça tu me l'as déjà dit cent fois. Et je commence à croire que c'est parce que tu n'oses pas me parler de ce qui te travaille.

Il dit vrai.

Depuis que nous sommes arrivés au palais, je contemple le paysage s'offrant à nous. Tout n'est que glace à perte de vue. Les maisons de givre grimpent sur des routes semblables à des draps duveteux. Le long de la colline au sommet de laquelle se trouve le château, je ne distingue que d'imposants manoirs blancs.

Et pourtant, prodigieux, des cerisiers en fleur percent çà et là l'océan de neige. Leurs pétales roses forment des taches de douceur sur la parfaite élégance de la ville.

- Tu as raison... Ton royaume est magnifique, mais je ne peux m'empêcher de penser au mien.

Me retournant, je croise le regard d'Iwaizumi. Un sourire doux étire ses lèvres quand il les dépose sur les miennes.

- Et bah voilà... N'hésite jamais à me dire ce qui te tracasse, chuchote-t-il. J'ai besoin de le savoir.

Son front se pose sur le mien et je ferme les yeux, savourant ce contact chaud et réconfortant.

- En ce qui concerne l'avenir de ton royaume, j'ai envoyé un messager me rapporter des nouvelles sur ce qu'il s'était produit.

- Merci tellement, Iwaizumi.

- Je n'allais pas laisser ma fiancée angoisser !

Je ris doucement et il me tire à l'intérieur.


- Maintenant, si tu le veux bien, j'ai préparé un dîner en amoureux pour essayer de te détendre.

Je me laisse guider, riant doucement.

- Qu'est-ce que j'aime ton rire, chuchote-t-il en posant un baiser sur ma tempe.

Je ferme les yeux, savourant ce moment.







































Iwaizumi est un excellent cuisinier.

J'ouvre la bouche, prête à le complimenter lorsqu'on toque à la porte. Détournant les yeux de la table parsemée de bougies, je fronce les sourcils.

- Entrez, lance Iwaizumi.

La porte s'ouvre sur un homme en uniforme. Nous nous redressons aussitôt.

- Vous venez nous parler du Coup d'État ? je demande, mes mains tremblantes.

Le soldat acquiesce.

Iwaizumi et moi échangeons un regard. Il saisit ma main avec douceur avant de se tourner vers le nouvel arrivant :

- Parlez, je vous prie. On vous écoute.











































































JOYEUX RÉVEILLON !

j'espère que cette adaptation
de barbe-bleue
vous aura plu...

vous aimez bien Michael Kaiser
de blue lock ?

rendez-vous demain
pour le voir !




































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