𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟐𝟑 : 𝐊𝐚𝐤𝐚𝐬𝐡𝐢.























𝐋𝐄 𝐏𝐑𝐈𝐍𝐂𝐄 𝐆𝐑𝐄𝐍𝐎𝐔𝐈𝐋𝐋𝐄

𝐊𝐚𝐤𝐚𝐬𝐡𝐢 𝐇𝐚𝐭𝐚𝐤𝐞

𝐗𝐗𝐈𝐈𝐈




















           Les rumeurs du bal forment un écho lointain qui résonne en bourdonnements jusqu’à moi. Je n’y accorde aucune importance, porté par le florilège de dégoûtantes accumulations de richesses autour de moi.

           La chambre de la duchesse est sertie d’or et d’autres préciosités. Par là, un drap brodé de soie est assorti d’un linge de fils d’ambre, là-bas, du marbre croise de l’émeraude, plus loin, un travail d’orfèvre minutieux a été mené avec de l'acrylique.

— La nation meurt de faim, Odette… Et toi, tu décores ta pièce ainsi.

           Depuis une décennie, le royaume rouge est gouverné d’une main de fer par la reine rouge. Son armée, la plus puissante de la carte, entreprend chaque jour un peu plus de terrifier et d’oppresser la population. Les massacres s'enchaînent, toujours plus violents et meurtriers.

           Je crois que tous ceux s’étant engagés dans la résistance se souviennent du jour où ils ont pris la décision de rejoindre la Ligue Rouge et de se battre contre la reine. Régulièrement, j’y pense. Mon esprit erre jusqu’à cette obscure matinée, il y a deux ans.

           De ville en ville, je chantais les nouvelles du royaume. Un luth à la main, je me déplaçais au rythme de mes collègues troubadours et me faisais payer par les passants. Cependant, mon métier se faisait de plus en plus dur.

           Outre la crise économique qui frappe les paysans, les empêchant de me rémunérer, un autre problème a surgi. Je n’ai bientôt plus fait face à des pauvres ne pouvant me payer qu’en maigres légumes malades. À vrai dire, je n’ai plus fait face à personne.

           Les villages étaient vides et je ne comprenais pas pourquoi. Mes pas me menaient vers des masures inhabitées et sur les routes, je ne croisais pas âme vivante.

           Jusqu’au matin où, posant pied dans un petit coin peu connu bordant la capitale, je les ai vues.

           Les charnières.

           Les soldats empilaient les corps des villageois dans des fosses, les arrosant de poudre irisée inflammable. Avec eux, un mage portant une longue robe écarlate a claqué des doigts. Un feu a embrasé la vingtaine de corps entassés.

Oh, ça va… On les a tués avant de les brûler ! C’est déjà ça ! a bruyamment rit l’un des soldats.

           Cachée derrière un arbre, j’ai eu grande peine à respirer les vapeurs noirâtres qui s’élevaient des corps. Tremblante, ne voulant émettre le moindre son pour ne pas être repérée, j’ai scellé ma bouche de mes mains, ignorant les larmes de terreur qui dévalaient mon visage.

           Lorsque l’armée a quitté les lieux, un feu résiduel couvrait les corps qui n’étaient plus que des cendres. Tremblotante, je me suis assise devant la fosse, observant les derniers instants des flammes. Et, dans le silence de cette matinée, j’ai accompagné ces morts une dernière fois, jouant une funeste mélodie de mon luth.

           Les troubadours jouent les mélodies et les paroles que leur confie le royaume. Depuis des années, convaincue de ne rien faire de plus que d’informer le peuple, j’allais de village en village, racontant les dernières nouvelles. Mais, comme je propageais la propagande, je croyais aussi les mensonges de l’État.

           Sincèrement, je pensais que la Reine Rouge ne s’en prenait qu’aux criminels.

           Ce jour-là, dans les cendres, j’ai trouvé une bague. Trop petite pour être celle d’un adulte. Une larme s’est échappée de mes yeux et, me penchant par-dessus la fosse, j’ai tendu la main et l'ai attrapée.

           Depuis, je la porte à mon cou. Pour me rappeler ce qu’il se passe lorsque l’on s’allie au royaume, pour que je n’oublie pas. Même si jamais, je n’oublierai. 

           Les troubadours, dont je fais partie, ont contribué à maintenir un mythe qui empêchait le peuple de se rebeller. Et, lorsqu’ils ont tenté de le faire plus tard, ils étaient trop affaiblis par la dictature. Les mensonges que nous avons chanté ont détruit les civils. Ils les ont trop amochés pour qu’ils trouvent la force de lutter.

           Les soldats n’ont eu qu’à les tuer et à les brûler. En une heure, ils ont décimé des villages entiers.

           Comme nombreux parmi la population, je ne suis pas étrangère à l’instigation du règne de la Reine Rouge. Alors, je refuse d’être étrangère à sa chute.

           J’ai rejoint la résistance dans un unique but : abattre la reine, son armée et les nobles qui la financent généreusement.

— Oh, duchesse Odette… Quelle garce tu fais, je déclare en regardant la chambre de la femme dans laquelle je me suis infiltrée.

           Ces quatre dernières années, les massacres de population les plus violents ont eu lieu sur les terres de la duchesse Odette. Cette dernière est devenue notre principale cible depuis. Nous avons longuement œuvré pour nous emparer de son territoire.

           Certains résistants se sont engagés parmi ses gardes. D’autres, dont moi, ont épousé des nobles aux alentours avant de les tuer, prenant leur titre et leurs terres.

           Ce soir, Odette a organisé un bal. Tous les nobles des régions avoisinantes se sont rendus dans son château. Parmi eux, des membres de la résistance figuraient, prétendant être des ducs, des marquis, des chevaliers…

           Les portes du château se sont fermées, emprisonnant les nobles. Ceux qui ont tenté de fuir se sont vus arrêtés par les membres de la résistance cachés parmi eux.

           Toute la noblesse de la côte ouest du royaume est à présent otage de la Ligue Rouge, la résistance.

— La soirée fut bien longue, je soupire en piochant un chocolat sur la table de chevet de la duchesse. Je crois que j’ai mérité un peu de repos…

— Ça, c’est bien vrai.

           Dans un hurlement, je dégaine la dague à ma ceinture. Me retournant, je cherche l’intrus. Cependant, je ne vois personne. Mes yeux se posent sur la fenêtre.

— Un peu plus à gauche.

           Je m’exécute.

Non, là, plutôt à droite…

           Les genoux arqués, prête à m’élancer, je raffermis ma prise sur mon couteau, parée pour affronter un ennemi invisible. Cependant, bientôt, un mouvement attire mon attention, sur la commode.

           Mes yeux s’écarquillent soudain en réalisant qu’il s'agit de bras… Enfin, plutôt de pattes. De longues pattes arquées et vertes surmontées de trois boudins faisant offices de doigts. Au bout de ceux-là, un corps minuscule et kaki remue dans des croassements.

           Je me fige en observant l’intéressée.

— Ne me dis pas que…

— Que je suis une grenouille ? Absolument.

           Dans un hurlement de terreur, je projette mon couteau. Protestant, la ranidae bondit, évitant la lame qui se plante dans le bois. Aussitôt, je m’empare d’une lampe qui traverse la fenêtre dans un bruit d’éclat de verre. L’animal rejoint la commode et, dans un hurlement, je m’empare d’un chandelier.

— WOW ! WOW ! WOW !

           Je me fige dans mon geste. L’objet encore brandi dans les airs, les yeux écarquillés, j’observe le minuscule monstre. Tremblotante, je réalise qu’il me montre ses paumes en signe de paix.

           Quelque chose n’est pas commun dans son regard. Je le comprends soudain. Il ne s’agit pas d’un animal de la reine, finalement. Ses yeux sont différents.

— Tu… Tu es un humain transformé en animal ?

— Oui ! soupire-t-il en levant les yeux au ciel. Et toi, de toute évidence, c’est l’inverse ! Bon sang, t’as déjà tenté la méditation ? On n’agresse pas les gens comme ça, enfin !

           Il pose ses trois doigts sur son torse, écoutant ses battements de cœur. 

— Je te signale que la journée a été stressante ! Je viens de contribuer à capturer tous les nobles de la région. Je monte ici et je tombe sur une créature qui ressemble trait pour trait aux espions de la reine ! Tu admettras qu’il y a de quoi paniquer !

           Ses sourcils se haussent face à mon explication. Soudainement, il se laisse choir sur la commode, s’asseyant. Ses fesses se posent sur le bord et ses pattes arrière tombent dans le vide.

           Je n’avais jamais vu une grenouille adopter une telle posture. Cela a quelque chose de désarçonnant.

Et moi qui pensais que tu étais une véritable noble… Décidément, je vais de déception en déception avec toi.

           Je ne sais trop pour quelle raison cela me vexe. Fronçant les sourcils, je m’indigne aussitôt : 

— Je suis une vraie noble ! Une comtesse, si tu veux tout savoir…

           Qui a ensuite tué son mari pour prendre ses terres et les confier à la résistance, mais cela appartient à une autre histoire. Inutile de le préciser.

           Aussitôt, les yeux de la grenouille s’illuminent. Un sourire étire ses lèvres. Satisfaite, je dodeline de la tête dans un rictus hautain.

— Ça t'en bouche un coin, hein ? Je veux dire qu’une petite pécore comme moi s’avère êt…

— Embrasse-moi.

— Où est le chandelier ? Je vais finir ce que j’ai commencé, je réagis aussitôt, mes poings se contractant violemment.

           La grenouille secoue la tête dans un sourire charmeur, tentant visiblement de calmer mes ardeurs. Sautillant, elle se dresse sur ses pattes et, croisant les bras sur sa poitrine, s’adosse à la boîte à bijoux.

Calmons-nous un peu, belle enflammée…

— Je vais t’enflammer le cul, tu vas le sentir passer, je gronde pour toute réponse, levant le poing, prête à l’exterminer.

Hé ! Hé ! Hé !

           Les mains levées au-dessus de sa tête, il tente de m’apaiser. Au bout de quelques instants, je réalise que je m’apprête à pulvériser un homme que je connais à peine, profitant qu’une malédiction l’empêche de se défendre correctement. 

           Peu fière, je baisse ma garde et me laisse choir sur le lit. Dans mon silence, je l’autorise à poursuivre. Réalisant que je ne vais pas l’exploser sur le champ, il pousse un soupir de soulagement.

           Tombant en tailleur à côté de la boîte à bijoux, la grenouille déclare : 

— La reine m’a transformé quand…

— La reine t’as transformé ? je déclare aussitôt, me redressant vivement. Quand ? Pourquoi ? Grâce à qui ? Comment ? Où ? Que s’est-il passé, après ? Qu…

— Excuse-moi, je n'ai pas lu la notice. Tu peux me dire quel encart du manuel sur ta personne m’explique quoi faire pour que tu la boucles cinq minutes ?

           Aussitôt, je me redresse, brandissant le dos de ma main en le fusillant du regard. Avançant mon menton en un geste provocant, je siffle : 

— Et, tu la vois celle-là ?

— Et toi, tu le vois,celui-là ? rétorque-t-il en pliant deux de ses doigts boudinés, brandissant celui du milieu.


           Dans un bond, je me jette sur la commode. Aussitôt, éclatant d’un rire amusé, il bondit hors de ma vue. Je le regarde fuir, prête à l’attraper et à lui faire passer un sale quart d’heure.

           Perché sur la porte, il rit, se sachant hors de ma portée.

— Dis-moi, tu as déjà tenté des exercices de respiration pour gérer ta colère ?

— Continue et je ne vais ni gérer ma colère, ni gérer ma puissance.

           Même sous forme de grenouille et visés par une malédiction, les hommes continuent à être de sacrés emmerdeurs.

Est-ce que je peux au moins finir mon histoire ? demande-t-il en croisant les pattes, arquant un sourcil outré.

           Je m’efforce d’acquiescer. Cependant, je dois avouer ne pas bien apprécier son petit air hautain et sa façon de se poster en hauteur pour pouvoir littéralement me prendre de haut.

           Quelques instants, il laisse passer le silence. Puis, comme un professeur grondant une élève impertinente, il finit par afficher un sourire satisfait.

— Bien, voilà qui est mieux, je ne m’entendais plus parler… Oh ! On se calme, réagit-il aussitôt en me voyant faire mine de m’élancer.

           Je suis d’avis qu’il faut s’affronter d’égal à égal. Une fois redevenu humain, je vais donc le noyer.

— Je disais donc, reprend-il en s’asseyant à califourchon sur le sommet de la porte, laissant ses pattes tomber de chaque côté, avant qu’on se permette de m’interrompre.

           Je ne rebondis pas sur sa dernière pique, trouvant satisfaction dans l’idée que, dès qu’il sera à nouveau humain, je lui ferais manger de la terre.

— Il y a un an, la Reine Rouge m’a transformé en grenouille. Depuis, j'erre, à la recherche du baiser de noblesse qui me délivrera.

— Le baiser de quoi ? je répète en fronçant les sourcils.

— Le baiser de noblesse.

           Quelques instants, je fouille dans ma mémoire, tentant de me rappeler si ce terme a un jour été évoqué en ma présence. Cependant, j’en suis convaincue... Pourtant, amatrice de contes, je ne l’ai jamais croisé.

           Plissant les yeux, je penche la tête : 

Tu veux dire « baiser d’amour » ?

           Il hausse les épaules d’un air désintéressé avant de prononcer d’une voix morne : 

Mais, oui. Que suis-je bête. J’étais présent quand la Reine Rouge m’a expliqué la malédiction, mais c’est sans doute la brute qui veut se battre avec une grenouille qui a raison.

— Qui c’est que tu traites de brute ?

— On est deux dans cette pièce et je ne parle visiblement pas de moi. Fais un effort, au bout d’un moment, je ne vais pas toujours tout t’expliquer, rétorque-t-il d’un ton désinvolte. Elle est lente d’esprit, ma parole !

           Contractant la mâchoire, je m’efforce de me calmer. Tu le tueras quand il sera humain. Tu le tueras quand il sera humain. Tu le tueras quand il sera humain.

           Cette pensée m’apaise.

La reine n’a jamais été friande de l’amour… Je veux dire, les massacres, les prisonniers politiques, les lettres de cachet… Tout cela, à part arranger la noblesse, ça ne fait pas grand-chose. Et sûrement pas un cadre idéal pour un dîner romantique.

— Donc, le seul moyen de briser cette malédiction, c’est que tu sois embrassée par une noble. Parce que la vraie richesse pour elle n’est pas l’amour mais le titre. En d’autres termes, tu…

           Ma voix meurt soudain et mes yeux s’écarquillent. En prononçant cette phrase, je réalise enfin pour quelle raison il a pris le temps de m’expliquer tout cela. 

           Mes muscles se raidissent. Je tourne lentement la tête vers la grenouille. Cette dernière m’offre un sourire ravageur, une écharde coincée entre les dents à la manière des danseurs de salsa glissant des roses dans leur bouche.

           Il n’espère quand même pas…

Non…

— Si.

— Non ?

— Si.

— Non !

           Aussitôt, il recrache l’écharde, abandonnant son air charmeur.

— Allez, un petit geste… Pour la bonne cause…

— Mais quelle bonne cause ? je m’exclame, ahuris. Tu n’es qu’une saleté de grenouille qui a le culot d’être, en plus, malpolie !

           Il dodeline de la tête.

— Malpolie, malpolie… Ça reste à relativiser…

— Tu m’as traité de brute ?

— Parce que tu te définirais comme un modèle de douceur ? réagit-il aussitôt, arquant un sourcil interloqué.

Je n’irai pas jusque-là.

           Il marque mes paroles d’un geste de la main, approuvant mes dires. Je roule aussitôt des yeux.

Écoute, soupire-t-il finalement. Je veux juste être humain. Depuis que la résistance enferme ou tue des nobles, c’est une galère sans nom d’en trouver. Toi, t’es des nôtres… Fais un geste, s’il te plaît.

           Des nôtres ? je répète mentalement, interloquée par cette dernière phrase.

           Pinçant les lèvres, je médite quelques instants sur cette parole. Mes doigts se portent machinalement à la bague pendue à mon cou, réfléchissant. S’il a été puni ainsi par la reine, il y a fort à parier qu’elle ne voulait pas simplement l’exécuter, mais jouer un peu avec lui. Un tel ressentiment, elle le nourrit souvent à l’égard des personnes œuvrant contre elle.

           Oui. Il doit être un résistant, un membre de la Ligue Rouge. Comme moi.

— Je n’arrive pas à croire ce que je vais faire…, je soupire en secouant la tête.

— C’est une sage décision.

— Au lieu de me balancer des inepties, tu pourrais juste me remercier, je gronde en lui lançant un regard mauvais.

Je te remercierai une fois le sort levé.

           Dans un frisson, je tends la main. Aussitôt, la grenouille bondit sur ma paume. Les yeux clos et les sourcils froncés, je ne la regarde pas tout de suite, tendant d’ignorer ses pattes visqueuses sur ma peau.

           Quand j’ouvre les paupières, un frisson de dégoût me parcourt. Juste devant mon nez, elle se trouve. Quelques pétéchies brunes parcourent sa chair luisante et verte. Ici, je remarque bien plus de détails.

           Son œil droit est en réalité rouge et traversé d’une cicatrice… Et sa peau est faite de reliefs rugueux.

— Bon, allez, je m’encourage toute seule, fermant à nouveau les yeux pour ne pas avoir à le regarder. Ça va bien se passer. Rapidement et c’est réglé.

           Une bulle de dégoût naît dans ma gorge. Un instant, l’idée de partir en courant me traverse. Mais, je ne peux pas laisser un frère d’armes dans une telle situation.

           Alors, sans réfléchir davantage, je plaque mes lèvres aux siennes.

           À peine ai-je le temps de me dire qu’elles sont visqueuses, le baiser est fini. Aussitôt, j’ouvre les yeux, prête à assister à la transformation. Cependant, sur ma main, la grenouille n’a pas évolué d’un iota. Elle m’observe simplement de ses yeux globuleux.

           Mes sourcils se froncent.

— Quoi ? Faut attendre que le soleil se lève ou quelque chose comme ç…

           Brutalement, ma main disparaît. La grenouille bondit tandis que j’écarquille les yeux, me tournant vers mon épaule. Là, je réalise que ma robe est soudain trop large pour moi. Si large que je flotte dedans. À vrai dire, ma peau ne touche plus aucun des pans du tissu.

           Soudain, mon souffle se coupe. Mes pieds ont quitté mes chaussures.

           Violemment, j’agite les jambes, sautant hors de ma trop grande robe. Cette dernière s’effondre tandis que je me rue vers le sol. Il me semble soudain loin, comme si je le regardais depuis un étage.

           J'atterris avec souplesse sur le carrelage, observant autour de moi. Seulement, la chambre me paraît changée. Comme si, en une fraction de secondes, les meubles avaient complètement changé de place. À ma droite se trouve maintenant une sorte d’imposante colonne de bois.

           Oh… Il ne s’agit pas d’une colonne de bois, mais du pied du lit… Pourquoi le pied du lit est-il plus grand que mon corps entier ?

— Tu n’es pas une noble de sang, n’est-ce pas ? Tu t’es mariée, mais tu étais roturière ? demande la voix de la grenouille, dans mon dos.

           Me retournant, je croise immédiatement son regard. Debout juste devant moi, elle n’a pas changé d’un iota. Son corps est toujours vert, rugueux et luisant.

           Enfin… Quelque chose est tout de même différent.

Je… Pourquoi tu fais ma taille ? je demande soudain, écarquillant les yeux. 

— Alors… Surtout, ne panique pas…

           Baissant les yeux, j’aperçois deux pattes vertes jaillissant de mon torse. Celui-ci est aussi luisant et clair, comme la grenouille devant moi.

           Avec horreur, je regarde mes mains. Mais elles ne sont que trois doigts boudinés malachites.

— Je… Qu’est-ce qu’il se passe ?

           Levant le nez, je croise un regard, juste derrière la grenouille. Je réalise qu’il s’agit d’un autre amphibien. Ce dernier semble tétanisé de peur. D’abord, je me demande ce qui lui prend. Puis, je réalise avec horreur qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle ranidae…

           Un miroir. Je suis devant un miroir.

— Alors, comme je le disais, inutile de paniquer…, reprend l’autre. Mais il semblerait que tu sois une grenouille.

           Un spasme parcourt mon corps malachite. Avec horreur, j’observe mes propres yeux globuleux s’écarquiller, dans le reflet de la glace.

Voilà, c’est bien, approuve-t-il devant ma réaction. Surtout, reste calm…

           Sa voix meurt quand je hurle de terreur.



























— Sérieusement ? T’as pas jugé utile de me révéler cette information fondamentale ? je hurle en frappant dans une plume plus haute que mon corps.

           Sous mes pattes, les graviers sont particulièrement douloureux. Cependant, je n’y prête pas la moindre attention, trop occupée à avancer. Il me faut à tout prix mettre le plus de distance possible entre moi et la grenouille me suivant.

           Cette dernière, plus habituée que moi à évoluer dans un corps d’amphibien, n’a aucun mal à me talonner. Et il ne semble pas vouloir me laisser tranquille.

Mais comment je pouvais me douter que tu n’étais pas née noble ?

— Je ne sais pas… Peut-être le fait que je fasse partie de la résistance ! je hurle en me tournant vers lui, serrant mes six doigts en le fusillant du regard.

           Maintenant que nous faisons la même taille, je distingue particulièrement facilement les expressions traversant son visage. Ce dernier garde des mouvements humains. C’est particulièrement déconcertant.

— Mais, il y a des anciens nobles dans la résistance !

— Et bah, pas moi ! Et regarde où j’en suis ! je m’exclame en me tournant brutalement vers lui, écartant les bras pour mieux montrer mon corps malachite.

           Planté devant moi, il cesse de bouger pour m’observer. Son œil rouge, barré d’une cicatrice, glisse le long de ma silhouette tandis que l’un de ses doigts boudinés se pose sur ses lèvres en une moue pensante.

           Il affiche un sourire.

— Si tu savais combien le vert fait ressortir tes y…

           Sa phrase meurt dans un claquement sonore. Abattant ma main sur sa joue, je secoue ensuite cette dernière énergiquement.

— Ravie de constater que, même sous une forme amphibienne, mes gifles demeurent puissantes, je crache tandis qu’il remue la mâchoire, encaissant la douleur.

           Reprenant mon chemin, je fuis le château, repérant le lac bordant ce dernier. La surface luit sous la lueur de la lune. Je ne sais trop pour quelle raison, instinctivement, je m’y dirige.

           J’entends qu’il me suit aussitôt, me talonnant.

— Attends, ne pars pas si vite. Reste avec moi.

— Et pourquoi je resterai avec toi ? je crache animalement, continuant de me déplacer sur mes deux jambes et ignorant les véritables grenouilles du lac qui m’observent avec des yeux gros comme des soucoupes.

— Tu vas me faire croire que tu sais où tu vas, là ?

           Je me fige soudainement. Me retournant, je le découvre, assis sur un rocher. Il me regarde avec empathie. Lui plus que quiconque peut comprendre ce que je vis actuellement, brutalement coincée dans un corps d’amphibien, forcée d’abandonner le cours de l’existence humaine que je menais.

           Son œil rouge me fixe quelques instants, m’observant retrouver mon calme. Je prends de profondes inspirations et demande : 

Qu’est-ce que je peux faire ?

— Me suivre. Il reste une chance. Maigre, mais elle existe.

           Fronçant les sourcils, j’attends qu’il précise sa pensée.

Derrière ce lac se trouve une rivière. J’en remonte le cours depuis des semaines et je comptais à l’origine aller jusqu’à son bout pour croiser une sage qui aurait pu m’aider… Je me suis arrêté en voyant les carrosses de la noblesse, croyant détenir ma chance.

           La suite, je la connais bien.

Tu es en train de me dire qu’on pourrait simplement aller jusqu’à la demeure de cette femme, au bout de la rivière, et qu’on redeviendrait humain sur ses conseils ? je demande en me redressant, mon cœur s’emballant face à cette lueur d’espoir.

À pas de grenouilles, c’est à une sacrée trotte d’ici… Mais, je pense qu’on peut y être plus rapidement en se laissant porter par les flots.

           N’osant me réjouir, je lance : 

— Comment peux-tu être sûr qu’elle nous aidera ?

           Pour toute réponse, il laisse échapper un rire.

— Mama Odie est un bout de femme énigmatique, tout en questions. On ne peut jamais trop cerner ce qu’il y a derrière sa caboche bien pleine. Mais, une chose est sûre… C’est une résistante. Une vraie de vraie.
































— Tu n’as pas l’air bien stable, fait remarquer la grenouille en me regardant dans un rictus.

           Pour toute réponse, je le fusille du regard.

           Assise sur une planche de bois plate, les six doigts solidement serrés autour des bords de ce radeau de fortune, je tente de ne pas tomber dans l’eau. 

           Devant moi, debout sur le morceau ligneux, l’autre ne semble pas connaître le même problème. À l’aide d’une brindille qui, à côté de lui, paraît aussi large et épaisse qu’un sceptre, il nous oriente.

           En remarquant mes yeux traversés d’animosité, il pince les lèvres : 

— Laisse-moi deviner… Tu es encore en colère parce que je t’ai changé en grenouille ?

— Si je n’étais pas sûre de tomber dans la rivière et d’être emportée par son courant, je t’égorgerais avec mes dents.

           Les yeux de l’amphibien s’écarquillent à cette menace. Il ne rétorque rien, bien conscient qu’il n’est pas dans une position lui permettant de le faire.

           Les étoiles et la lune brillent au-dessus du lac, éclairant le courant qui nous porte. À l’aide d’une brindille, la grenouille nous aide à ne pas percuter un rocher de plein fouet. De longues minutes, nous conservons un silence froid et morne.

           Il finit par le briser : 

— Et elle a un nom, l’élégante dame ?

— Seuls les gens en qui j’ai confiance connaissent mon nom…

— …En d’autres termes, personne, finit-il à ma place en levant les yeux au ciel. Ou, je connais cette phrase qui se murmure dans la résistance. Donne-moi ton surnom. Je veux juste savoir comment te dénommer.

           Je ne réagis pas tout de suite. Mon regard se pose sur les arbres de la forêt, autour de nous. Ils filent rapidement à mesure que nous progressons le long de la rivière.

La Grande Faucheuse.

           Brutalement, notre radeau de fortune se secoue. Je bascule en avant, me serrant de toutes mes forces à bord du bout de bois. Me retournant, je constate qu’on vient de taper légèrement un rocher.

           Je fusille l’autre du regard : 

— Bordel, tu n’es pas censé nous guider sereinement et nous éviter ce genre de choses ?

           Mais, la bouche entrebâillée, les bras le long du corps, la brindille traînant dans l’eau, il ne réagit pas. Notre radeau, coincé entre le rocher et le courant, n’avance plus. Cela ne le fait pas réagir.

           Soudain, une ombre traverse son œil rouge. D’un ton hargneux, il lâche : 

— C’était donc toi !

— Quoi, moi ? je grogne avec véhémence. Je ne sais même pas qui t’es !

— Kakashi Hatake ! Moi, j’ai le courage de donner mon vrai nom !

           Mon sang ne fait qu’un tour en entendant ce nom. Sans me soucier davantage du risque de tomber dans l’eau, trop portée par ma colère, je me lève en un bond.

           Face à face, nous nous observons en chiens de faïence, prêts à se sauter dessus. Quelques instants, nous ne disons rien, nous contentant de nous faire face dans ce silence pesant. L’air s’épaissit tandis que le radeau tape régulièrement contre le rocher.

           Soudain, il éclate : 

— Tu m’as piqué des armes ! 

— Tu m’as piqué des hommes !

— T’as sauvé des otages sans me le dire et je me suis pointé le lendemain, mobilisant troupes et main-d'œuvre, pour rien !

— T’as attaqué des postes de garde sans l’indiquer au siège ! J’ai attaqué les mêmes postes le lendemain en les croyant occupés par l’armée de la reine, sauf que c’étaient tes hommes dedans ! 

— Tu m’as piqué ma promotion de capitaine !

— Tu l’as eu un mois après ! Et je ne t’ai rien piqué du tout ! J’avais juste de meilleurs résultats que toi !

— C’est très facile, quand on triche !

           Mes yeux s’écarquillent, je me tends brutalement, prête à me jeter sur lui.

           Kakashi Hatake… Bien sûr, que ce nom ne m’est pas étranger. Cela dit, je n’avais jamais rencontré celui qui a été mon plus grand rival dans la résistance. Par action interposée, on se livrait une guerre sans merci.

           Nous deux étions sergents, quand nous avons respectivement entendu parler l’un de l’autre. La Ligue Rouge, le groupe de résistance, nous avait assigné un petit groupe d’intervention.

           C’était à celui qui aurait les meilleurs résultats.

           Rapidement, nos performances ont défrayé la chronique. Les combattants se murmuraient des anecdotes sur l'héroïsme de nos actions. On vantait notre acharnement et notre engagement sans bornes.

           La vérité était que nous voulions chacun être meilleur que l’autre.

— Je n’arrive pas à croire que je rencontre enfin la peste qui m’a coupé l’herbe sous le pied…

           Je ne rétorque rien.

           Il y a environ un an, j’ai enchaîné les actions de grande ampleur sans qu’il riposte. D’abord réjouie, j’ai songé qu’il peinait à se démarquer. Puis, la nouvelle est tombée.

           Kakashi Hatake avait été capturé et exécuté.

           La nouvelle m’a ébranlée. Bien plus que je ne l’ai alors admis. Bien plus que je ne le déclarerai jamais. Mais, j’ai été choquée. Tellement secouée que j’ai envoyé une lettre à Petit Jean, cheffe de la Ligue Rouge.

           J’ai demandé à être démise de mes fonctions de capitaine. Je ne voulais plus diriger un groupe, obtenir des performances, repousser toujours plus loin le danger pour une rivalité débile.

           Cela avait coûté la vie à un homme.

           Elle a refusé. Envoyant pour toute réponse un ordre de mission. J’ai été défaite de mon poste de cheffe d’équipe et assignée à celui d’une autorité supérieure. Je n’allais plus donner des instructions, mais les suivre.

Tu ne peux pas savoir comme je t’ai maudite, souffle-t-il en donnant un coup de brindille dans le rocher. 

           Notre radeau repart immédiatement. Je m’agrippe aussitôt à la planche de bois.

— Moi aussi, je t’ai maudit, je te rassure, je peste dans un croassement rauque que je ne contrôle pas.

— Que c’est élégant.

           Je me retiens de rire face à cette remarque. De toute évidence, il a appris à manier ses réflexes amphibiens. De mon côté, j’appréhende l’idée que ma langue jaillisse de ma bouche quand une mouche passera à ma droite.

           Il donne quelques coups de brindille dans l’eau pour nous rediriger.

— Alors ? Pas trop déçue que je sois en vie ? demande-t-il dans un rictus malicieux.

           Mes épaules se haussent. Il rit devant ma réaction : 

— T’as eu de meilleures nouvelles, je suppose !

           Je secoue la tête doucement.

— Non… Je crois que c’est la meilleure que j’aie entendue depuis un moment.

           Il ne répond rien, continuant de ramer.


































           Grognant, je me retourne en fronçant les sourcils… Que le matelas est dur, ce matin. Et que le soleil est violent !

           Soudain, mes yeux s’écarquillent.

           Le bal. Les nobles pris en otage. Mon tour dans la chambre de la duchesse. La grenouille. Le baiser. Le radeau. Kakashi Hakate.

           Je me souviens de tout.

— Enfin réveillée, la Belle au Bois Dormant ? résonne la voix de mon rival à l’autre bout du morceau de bois.

           Le soleil est haut, au-dessus de nos têtes. Il illumine la forêt environnante ainsi que la forêt qui semble soudain moins impressionnante. Quelques biches marchent entre les épais troncs. Autour de nous, des fleurs colorées marquent le rivage. Des écureuils courent parmi elles.

           Il doit être environ midi.

Tu as ramé toute la nuit ? je demande en bâillant, encore groggy par les vapeurs du sommeil.

Il faut bien que quelqu’un tienne la barre quand l’autre se tourne les pouces.

           Haussant les sourcils, je le fusille du regard.

— Il faut surtout bien que l’un assure quand il a transformé l’autre en grenouille.

           Pinçant les lèvres, il acquiesce d’un air embêté : 

— Bon, d’accord… Un partout.

— Tu veux dire un à zéro ? je le corrige aussitôt.

           Haussant la brindille, il lève les bras en l’air dans une posture consternée.

J’en étais sûr ! rugit-il, ne pouvant réprimer un croassement.

— De quoi ?

— Déjà à l'époque, tu avais un problème avec les points ! Tu ne sais pas les compter !

           Absolument outrée, j’ouvre la bouche, ne trouvant pourtant rien à répondre. Face à cette réaction, Kakashi offre un sourire malicieux. Son œil écarlate se plisse et il se dandine d’un pied sur l’autre : 

Ah ! C’est étrange quand on te met face à la réalité ! Ça te coupe le sifflet, hein ?

           Prenant une inspiration, je m'efforce de me calmer. Me levant sur mes deux pattes, je croise les deux autres sur ma poitrine. Ignorant le radeau peu stable ainsi que ma peur de tomber dans l’eau, je lâche : 

— J’ai éliminé dix-huit postes de garde, toi, dix-sept. J’ai libéré cent quatre-vingt-cinq otages et toi, quatre-vingt seulement. J’ai mené vingt assauts concluants dont une unique défaite. J’ai…

— Moi, je n’ai eu aucune défaite ! rétorque-t-il aussitôt. Et j’ai fait tout ça en ayant moins d’hommes que toi…

           Je me redresse aussitôt, ma poitrine se gonflant. Absolument outrée par cette dernière remarque, je ne contrôle pas un croassement : 

Moins d’hommes !? Tu m’as piqué deux hommes !

           Haussant les sourcils, il passe l’un de ses doigts sur le bout des deux autres, comme pour observer ses ongles qu’il n’a pas : 

— Est-ce ma faute s’ils déploraient ta façon de superviser tes troupes ? Les pauvres petits avaient besoin d’un mentor !

— Pauvres petits ? Ils ne voulaient simplement pas d’une femme plus haut gradée qu’eux ! Ils ne supportaient pas mon autorité et se sont barrés après que j’ai parié mon poste dans un combat d’épées, seule contre eux deux en même temps et qu’ils aient perdu ! Ils avaient juste honte !

— Sérieusement ?

           Ses traits sont brutalement retombés. Visiblement atterré, il m’observe un temps. Je suppose qu’il ignorait tout de ses charmantes recrues.

           Satisfaite, je contemple son air bouche bée. De toute évidence, c’est lui qui ne trouve plus rien à répondre à l’autre, maintenant.

— Tes rares victoires, tu ne les dois qu’à la misogynie de tes hommes ! Chapeau, le capitaine !

           Il hausse les épaules.

— Je suis sûr que j’aurai quand même gagné. Même sans eux.

— On est tous seuls, là. Et si on commence à compter les points, je te rétame avec six longueurs d’avance.

           Un éclat traverse son regard. Fugace, une lueur de défi éclaire vivement sa prunelle écarlate. Un sourire malicieux étire ses lèvres : 

Tu es bien sûre de ce que tu proposes ? Je ne suis pas connu pour faire dans la dentelle.

— Tu n’es pas connu tout court, je crache dans un sourire provocant. Mon surnom, lui, fait écho dans le royaume tant je tétanise l’armée rouge et les nobles.

           Son rictus croît.

— Je prends cela pour un oui…

— Évidemment, je réponds, mon cœur battant à tout rompre et des fourmillements parcourant mes doigts. Je vais te démonter.

— N’y compte pas trop.

           Cependant, je ne lui laisse pas le temps de s’épancher davantage. Ignorant ma peur du courant, je plonge soudain dans l’eau. Dans mon dos, j’entends son éclat de rire.

Tu vas perdre ! hurle-t-il tandis que je nage à toute vitesse.

           N’y compte pas trop.




































— Un point pour la jolie dame ! j’ai hurlé en revenant de ma nage, un poisson énorme et quelques plantes sous le bras.

           Le regard de Kakashi s’est alors assombri et j’ai compris qu’il prenait cela pour un conflit personnel. Silencieusement, il s’est affairé autour des plats tandis que, sautant à l’eau, j’ai continué mes affaires.

Tu veux dire, un point pour le ninja ?

           D’un sourire satisfait, il a brandi les tranches du crustacé entremêlées de fleurs, de feuilles et de quelques herbes aromatiques, formant un plat luxueux. J’ai salivé un instant à cette vision.

           Cependant, mon regard s’est aussitôt fait moqueur : 

— Je veux surtout dire, un point pour la dame !

           Haussant les sourcils, ses yeux se sont écarquillés en constatant que notre radeau avait doublé de volume. Tout en nageant, j’avais accroché un autre morceau de bois pour nous offrir une plus large surface.

           Aussitôt, il s’est empressé d’attraper tous les végétaux passant à proximité du navire.


— Un point pour moi ! s’est-il exclamé, fort fier, quelques instants plus tard.

— Ou pour moi !

           Debout à côté des amas de feuilles soigneusement tissés par lui pour créer deux matelas confortables et douillets, ses sourcils se sont haussés en découvrant la nouvelle annexe que j’avais réalisée.

           Un bassin accroché au radeau nous permettant de nous prélasser dans de l’eau chaude pendant le trajet.

— T’as vu, je l’ai même fait en bois magique pour que l’eau reste chaude et agréable ! 

           Il s’est aussitôt jeté sur des brindilles qui passaient par là. Et ce n’est que quelques minutes après qu’il a posé fièrement les pattes sur ses hanches.

— Un point pour Kakashi et son système de rame automatique ! Plus besoin d’éviter les rochers ni de patauger ! On peut rester les six doigts en éventails !

— Alors un point pour moi aussi, parce qu’on ne craint plus de tomber dans l’eau grâce aux rampes autour du radeau ! Elles sont faites de bois et renforcées de tête de fleur pour un côté esthétique et plus confortable…

— Tu m’énerves !

           La compétition a duré ainsi quelque temps encore. De nouveaux plats, des annexes, des murs, un toit… Le ciel a commencé à s’assombrir et nous nous sommes écroulés, essoufflés.

           Cela doit faire plusieurs heures que nous observons le plafond de feuilles, bien contents de l’avoir construit maintenant que de la pluie tombe. Nous ne parlons pas, trop éreintés.

— Hé… La Faucheuse…

— Mmm ?

— Je crois que j’ai gagné, déclare Kakashi dans un sourire épuisé.

           J’éclate de rire en secouant la tête, refusant ses paroles.

Arrête, depuis que j’ai disparu, t’as pu prendre de l’avance. Laisse-moi gagner ça.

           Mon sourire retombe quelque peu et j’observe le plafond. Mes yeux mi-clos luttent contre les vapeurs du sommeil. Je me sens bien, là.

           Loin des soucis du royaume.

Je suis contente que tu sois en vie. Vraiment.

           Du coin de l'œil, je le vois se tourner sur le flanc. Je fais de même. Nous nous observons, face à face, un sourire épuisé aux lèvres.

— T’avais plus personne contre qui te battre ?

— Il y a un peu de ça…

           Il rit doucement.

— Mais surtout, prendre ça comme un jeu contre un opposant imaginaire… Ça allégeait le combat. Il me semblait moins lourd, ce fardeau qu’est la résistance.

           Son regard s’adoucit. Une véritable tendresse l’allume quand il chuchote : 

— Toi aussi, tu m’as manqué.

           Mon cœur rate un battement. J’ouvre la bouche, ne sachant quoi répondre et mes yeux s’écarquillent. Il réalise soudain ce qu’il vient de dire.

           Il se redresse : 

— Attends ! Ce n’est pas ce que…

           Un craquement effroyable retentit, le faisant taire. Mon cœur remonte jusqu’à ma gorge que je réalise avec effroi quand nous nous éloignons.

           La planche de bois vient de craquer, juste entre nous.

— KAKASHI !

— NON !

           Je tends la patte. Il fait de même. Mais, c’est trop tard. Mon radeau percute violemment un rocher, me projetant dans l’eau. Le silence se fait quand le bassin se referme autour de moi. Abyssal, il avale tout sur son passage.

           L'obscurité est totale. Je ne vois rien. Seulement la lumière de la surface qui s’éloigne tandis que je m’enfonce, emportée par le courant.

           Je me débats furieusement, tentant de regagner l’air. Mais, non habituée à mon corps de grenouille, je ne parviens pas à faire grand-chose. La peur me gagne vite. Des larmes jaillissent de mes yeux globuleux.

           Soudain, une masse noire tombe dans l’eau. Ma vision trouble ne me permet pas de voir de quoi il s’agit. Mais, elle fond dans ma direction.

           Kakashi. C’est lui.

           Sa patte se tend vers moi. Mes trois doigts se déploient. Il m’attrape. Je ferme les yeux. Je suis sauvée.

           Brutalement, il me tire contre lui. Mon corps se loge contre le sien et nous jaillissons de l’eau dans un bond. Fendant la surface à toute vitesse, nous perçons cette dernière.

           L’air pénètre mes poumons quand le vent fouette nos corps liés. Solidement accrochée à Kakashi, je me crispe, craignant de le lâcher et de retomber dans la rivière.

           Mais, soudainement, nous nous arrêtons. Mes pieds ne touchent pas terre. Il me semble que je vole encore. Pourtant, nous ne bougeons plus.

Je sais que lorsque t’es humaine, t’as l’allure d’une princesse, mais ça ne veut pas dire que je compte te porter comme ça toute ma vie non plus, grommelle la voix ennuyée de Kakashi.

           Mes joues chauffent violemment quand mes yeux s’écarquillent. Accrochée au cou de la grenouille, je ne remue pas. Mais, ça fait quelques instants que lui attend que je le relâche.

           D’un bond, je m’exécute.

Ah bah enfin…

           Essoufflée, j’ignore sa remarque. Mes pieds foulent l’herbe, savourant cette sensation et mes six doigts palpent mon corps, comme pour m'assurer que je suis encore en vie. J’ai vraiment cru que j’allais mourir.

           Encore sous le choc, je peine à prendre ma respiration. Kakashi le remarque : 

Ça va ?

           Je n’ai pas le temps de répondre.

— Grâce à toi, oui ! s’exclame une voix chaude et solaire, derrière nous.

           D’un même geste, nous nous tournons vers la forêt. Aussitôt jaillit de cette dernière une silhouette haute auréolée d’une fine lumière jaune.

           Jetant un œil derrière moi, je réalise que notre radeau n'est pas allé plus loin que nous. Nous avons atteint la fin de la rivière.

           À nouveau, je regarde cette vieille dame vêtue d’une longue robe blanche s’agitant au rythme de son pas dansant. Les larges créoles dorées pendant à ses oreilles suivent d’ailleurs ce mouvement, amusant le serpent ornant ses épaules. Il se frotte contre sa joue. M’attardant sur le foulard blanc entourant son crâne et les verres noirs cachant ses yeux, je réalise que je reconnais cette description.

           La magicienne aveugle qui vient en aide aux résistants.

           Mama Odie.

Enfin, vous êtes arrivés à moi ! déclare la femme d’un ton joyeux. Venez donc, mes petits. Il me semble que nous avons des choses à nous dire.

           Kakashi s'exécute aussitôt et, saisissant ma main, s’élance derrière la magicienne.










































           Les nouvelles ne sont pas réjouissantes.

Ainsi donc, nous sommes condamnés, je conclus d’une voix sombre, baissant les yeux. 

           Dehors, il fait nuit. Comme hier, lorsque Kakashi et moi nous sommes rencontrés.

— Condamné, rit la femme de sa voix grave. Voilà un mot bien fort.

           Je ne soutiens même pas le regard de la magicienne trônant sur le siège de bois. Cette dernière, entourée de lucioles formant un essaim de lumière et conversant avec quelques écureuils, nous observe avec empathie.

           À ma gauche, Kakashi est navré.

— À partir du moment où il a transmis sa malédiction, vous n’avez qu’une journée complète, un tour de cadran pour trouver un noble et l’embrasser.

— Mais nous n’aurons jamais le temps de retourner là-bas ! Et même si nous l’avions… Les aristocrates ne voudront jamais embrasser deux grenouilles…

           Mon cœur se serre et je me laisse choir sur le sol, m’avouant vaincue. La patte de Kakashi se pose sur la mienne. Haussant les épaules, je croise son œil écarlate.

— Je suis navré… Je n’aurais jamais dû t’embarquer là-dedans.

           Sa culpabilité me fend le cœur. Je secoue aussitôt la tête.

Non, ne te flagelle pas…

           Il baisse les yeux. Prenant son visage en coupe, je le force à me regarder. Ses iris sont baignés de larmes.

           Je hais cette vision.

Qu’importent les titres, je chuchote doucement. Tu es, de loin, la personne la plus noble que j’ai jamais rencontrée.

— Mais, je t’ai condamné.

— J’étais déjà condamnée ! je m’exclame en ignorant la douleur dans ma voix. Une vie de résistance… Qui se serait soldée sans nul doute par une exécution !

           L’un de mes trois doigts caresse la joue du ninja. Il ferme les yeux, se laissant aller dans ce toucher.

— Je ne me suis jamais autant amusée qu'aujourd'hui.

— Moi aussi.

           Un sourire tendre étire mes lèvres.

— Maintenant, je dois juste m’habituer à ce corps de grenouille, je ris, provoquant un gloussement triste chez lui aussi.

           Cependant, je vois que mes paroles ne l’apaisent en rien. Et, je hais l’idée qu’il se voit comme la main m’ayant condamnée.

           Ne sachant que faire, je le serre dans mes bras. Aussitôt, ses pattes me ramènent plus encore contre lui. Mon visage se loge dans le creux de son épaule.

           Nous demeurons un instant comme ça.

Mon premier câlin de grenouille.

           J’éclate de rire.

— Moi aussi !

           Puis, haussant la tête, je le regarde dans un sourire. Un éclat de tristesse traverse toujours son regard.


— Je te le promets, Kakashi. Tout va bien.

           Et, comme pour sceller cette promesse, je pose un baiser sur sa tempe.

           Soudain, un éclat de lumière jaillit entre nous.

           Aveuglant, il grandit à toute vitesse, nous avalant soudain. Je ne vois plus rien, éblouie par la violente lueur. Serrée contre Kakashi, je ne réagis pas, hébétée par ce qu’il se passe.

           De toutes ses forces, il me maintient près de lui.

           Soudain, je réalise que ce ne sont pas trois doigts boudinés qui sont posés sur mon dos. Mais cinq doigts fins et chauds. Contre mon torse, des tissus se plissent. Une chaleur se répand en moi, provenant de celle d’un corps plus grand et fort que le mien.

           Bientôt, la lumière se dissipe.

           Peu à peu, l’obscurité tamisée revient.

           Deux yeux d’une profondeur abyssale me regardent. L’un est noir, comme de l’encre versée sur une feuille. L’autre est écarlate, semblable à une perle de sang. Cependant, la cicatrice barrant cette paupière est à présent blanche, striant une chair rosée.

           Juste au-dessus de ce regard, quelques mèches de cheveux d’argent forment un pêle-mêle soyeux. Il se poursuit en une crinière argentée qui brille à la lueur chaleureuse des lampes à huile au-dessus de nos têtes. Un fin sourire adoucit encore davantage son visage aux traits superbement symétriques.

           Sa large main se glisse sur ma joue lorsqu’il murmure doucement : 

Que tu es belle.

           Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Son autre main est posée sur ma hanche tandis qu’il louche sur mes lèvres.

           Puis, tendrement, il m’embrasse.

           Le baiser est doux et chaud. Les yeux clos, je savoure la chaleur qui coule en moi tandis qu’il scelle nos bouches ensemble dans un geste d’une tendresse infinie.

           Nous nous séparons. Il sourit doucement et, taquin, chuchote : 

— C’est moi qui t’ai embrassée, alors un point pour moi.

— C’est moi qui ai levé le sort, alors deux points pour moi.

           Il pouffe doucement.

— Si tu veux…

— La noblesse n’est pas affaire de rangs sociaux et cela, la Reine Rouge ne le comprendra jamais, résonne une voix dans notre dos.

           Nous retournant, nous découvrons le sourire doux de Mama Odie. Fièrement, elle nous regarde. Et, même si elle ne peut pas réellement nous voir, j’ai la sensation que ses yeux sont tournés sur nos mains jointes.

— Vous ne compreniez pas votre propre noblesse lorsque vous vous êtes rencontrés. Mais, au contact de l’autre, vous avez réalisé que vous n’avez rien à envier à ces gens qui profitent du malheur d’autrui pour prospérer.

           Aussitôt, ma main se pose sur mon cou. Mes yeux s’écarquillent quand je réalise que le pendentif ne s’y trouve plus.

Que se passe-t-il ? Que cherches-tu ? demande Kakashi en me voyant paniqué.

— Quelque chose dont elle n’a plus besoin.

           Le sourire de Mama Odie est doux et chaleureux.

— Quelque chose qui lui expliquait pourquoi elle se battait. Mais aujourd’hui, elle sait que cela fait partie de ce qu’elle est… 

           Se redressant sur son trône, elle s’éclaircit la gorge.

— Vous vous êtes transformés en grenouille car dans un monde si bouleversé, vous ne compreniez pas trop qui vous étiez. Parce que vous n’êtes pas que des résistants… Vous êtes tellement plus.

           Le pouce de Kakashi caresse le dos de ma main.

— Mais vous l’avez oublié. Et, quand vous êtes tombés amoureux l’un de l’autre, vous avez bien été forcé de constater que vous étiez plus, que vous pouviez être plus…

           Mon cœur bat à tout rompre.

Et d’ailleurs, si vous ne l’avez pas vu, l’autre l’a fait et c’est bien tout ce qui compte. Car dans le reflet des yeux de l’autre, vous avez aperçu celui que vous étiez avant tout cela. 

           En effet.

           Je n’ai pas seulement trouvé l’amour. Je me suis aussi retrouvée.











































Je vais tuer ce coq de malheur…

           Se retournant dans les draps, Kakashi grommelle cela tandis qu’il pose un avant-bras sur son front. Ses muscles saillants ressortent sous les lueurs du soleil. La couverture chutant sous ses pectoraux laisse voir la naissance de son torse travaillé. Quelques cicatrices les ornent.

           Et la pensée qu’à présent, nous avons tout le temps de les découvrir, m’apaise.

— Tu es déjà levée, chérie ? demande-t-il en plissant les yeux.

Le coq de malheur dont tu parles doit être le seul de son espèce qui fait la grasse matinée. Il est midi, je te signale.

— Oh…

           Le ninja laisse sa tête retomber en arrière. Je ris doucement, gagnant le lit et m’allongeant à côté de lui. Aussitôt, il se retourne, passant son bras autour de mon corps.

           Je secoue la tête.

Ah non ! Il n’est sûrement pas l’heure d’aller se recoucher ! Je te signale qu’une réunion d’urgence de la Ligue Rouge a été convoquée !

— Et alors ? soupire-t-il. Ils me croient mort.

           Bien que cela ne fasse pas longtemps que nous vivons ensemble, Kakashi et moi avons largement eu le temps de prévenir Petit Jean, la cheffe de la résistance, qu’il est encore en vie. Mais, cette dernière a prévu de garder ce secret encore un temps.

           Me haussant sur les coudes, je pince les lèvres. Entre ses yeux mi-clos, il me voit faire : 

— Laisse-moi deviner… Tu n’as pas envie d’y aller non plus ?

— Depuis l’assaut du duché, on détient la majorité des terres. La Reine Rouge n’a quasiment plus rien. L’unique rempart restant est Barbe Bleue, mais on a une infiltrée là-bas…

— Alors tu as l’impression que le plus gros est déjà fait et tu as la flemme d’y aller ?

           Honteuse, j’acquiesce doucement.

           Il éclate d’un rire grave. Je tapote sa poitrine, lui ordonnant d’arrêter. Mais il ne m’écoute pas, franchement hilare.

— C’est facile, pour toi ! Tu peux te la couler douce en attendant qu’on te réquisitionne !

— Me la couler douce ? Je m’ennuie quand tu n’es pas là, je te signale.

           Soupirant, je secoue la tête.

— Je suis sincère !

           Me redressant, je fais mine de quitter le lit. Mais aussitôt, il attrape mon bras, me ramenant contre son torse. Je crie de surprise, tombant contre lui. Ses bras s’enroulent autour de moi et il me serre contre son torse nu.

           Gloussant, je chuchote : 

— Tu ne peux à ce point pas supporter de passer la journée sans moi ?

— Tu n’as pas idée.

           Ses yeux s’illuminent quand il plante son regard dans le mien.

Tu sais quoi ? Je mets un masque et je viens avec toi.

— T’es sûr ?

           Pour toute réponse, ses lèvres se posent sur les miennes. Aussitôt, je fonds dans notre baiser, ma bouche remuant. Lorsque nos langues s’emmêlent, il me fait basculer sous lui. Je ris tout en l’embrassant, grisée.

           Les bras encore enroulés autour de son cou, je le laisse se détacher lentement. Nos yeux s’ouvrent quand le baiser s’arrête avec douceur. Il m’observe avec amour.

           Et, dans un soupir ivre de joie, il chuchote : 

— Je t’aime.










































































j'espère que cette adaptation
du prince grenouille
vous aura plu...

vous aimez bien Iwaizumi de
haikyuu ?

rendez-vous demain
pour le voir !








































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