𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟐𝟐 : 𝐒𝐮𝐧𝐚.





















𝐋𝐄 𝐋𝐀𝐂 𝐃𝐄𝐒 𝐂𝐘𝐆𝐍𝐄𝐒

𝐒𝐮𝐧𝐚 𝐑𝐢𝐧𝐭𝐚𝐫𝐨

𝐗𝐗𝐈𝐈












— Nul n’a réagi lorsqu’ils ont brûlé mon village. Le savais-tu ?

           Par-dessus mes bras croisés, j’observe le visage tremblant et blafard de la belle agenouillée. Derrière les barreaux de sa cellule, à la lueur de la lune qui filtre à travers les meurtrières du donjon, je distingue ses traits tordus d’effroi.

           Au-dessus de son corset blanc, ses menues épaules dépassent, traversées de clavicules saillantes. De longs cheveux blond doré tombent dans son dos, encadrant un visage d’une incroyable beauté. D’une naïveté touchante.

           Odette. Celle qui ne pense pas.

— Qui… Qui êtes-vous ? souffle-t-elle, ses mains tremblant sur ses genoux.

           Les bras croisés, adossée au mur des cachots, je ne prête aucune attention à sa question.

— Sur votre duché dont vous êtes duchesse, au cœur de vos terres, ils brûlent des villages. Imposant leur pouvoir, poursuivant la politique de terreur de la reine, les soldats viennent et saccagent les villages si un seul villageois a oublié de payer ses impôts ou même si sa bourse était trouée et qu’une malheureuse pièce s’en est échappée.

           Il y a quatre ans, je pétrissais la pâte dans ma boulangerie, au cœur d’un village champêtre. Il était tôt, le soleil n’était pas encore levé. Je chantonnais doucement.

           Quand une odeur m’a attirée à l’extérieur, accompagnée de vives lumières. Leur couleur écarlate a retourné mes entrailles et ma respiration s’est coupée en constatant le triste spectacle extérieur.

           Des flammes ravageaient les lieux.

           Partout, des hurlements et bruits sourds ont retenti. Des soldats cassaient les portes, trainaient hommes, femmes, enfants, vieillards à l’extérieur pour les rouer de coups. Mon regard a aperçu une jeune femme, à l’extérieur. Elle a tenté de fuir. Une main s’est refermée sur son épaule et l’a projetée au sol.

           Quatre hommes l’ont rouée de coups de pied.

           J’ai tenté d’intervenir. Un rire gras a résonné dans mon dos, me glaçant le sang. Un bras s’est enroulé autour de mon ventre et une main a saisi ma jupe, tentant de la relever. Dans un hurlement, j’ai essayé de le faire lâcher prise. Mais, il était trop fort.

           Ce n’est que lorsqu’il m’a projeté dans ma boulangerie, défaisant sa ceinture, que j’ai saisi ma chance. D’un bond, je me suis relevée. Puis, attrapant une poêle en fonte, j’ai attendu qu’il me poursuive. Une fois à ma hauteur, j’ai asséné l’objet sur son crâne, le sonnant.

           Puis, tremblante de rage et de peur, j’ai ouvert la porte du four et j'ai saisi son col. Le projetant dans l’âtre, je n’ai pu y faire passer que son crâne. Mais cela a suffi.

           Il est rapidement mort asphyxié dans une mare d’urine.

           Lorsque je suis revenue à moi, je n’ai plus osé sortir. Mes pensées ont tournoyé vers cette femme rouée de coups à l’extérieur. Et, dans des pleurs et ignorant ma rage naissante contre moi-même, je suis allée me cacher, attendant que les cris se calment. Dès qu’ils se sont amenuisés, je me suis précipitée à l’extérieur. Jaillissant de ma boulangerie en courant, j’ai tracé un sigle dans les airs.

           De la magie.

           Aussitôt, de la fumée a explosé grâce à mon sortilège. Rouge écarlate. Une fusée magique de détresse. Afin de prévenir la résistance.

           Cette dernière est arrivée pendant que je soignais la femme.

           Quelques mois plus tard, elle et moi avons rejoint la résistance. Depuis que je suis allée me cacher au lieu de l’aider, je ne cesse d’être rongée par la culpabilité. Chaque journée, je la passe à me battre. Pour ne plus jamais avoir à fuir.

           Et chaque nuit, je les passe à attaquer.

           À punir les responsables de ce qu’il s’est passé.

— Je… Qui… Qui êtes-vous ? tremble Odette, la duchesse de ces terres en me regardant. Pourquoi… Pourquoi avez-vous mon visage ? 

           Ses épaules tremblent tandis que des larmes ravagent ses traits.

— Oh, ingénu petit cygne blanc… Tu n’es pas mauvaise, n’est-ce pas ? Une simple petite sotte trop occupée à lire des romances et à organiser des bals.

           Accroupi derrière les barreaux, je glisse ma main entre eux et saisis une de ses mèches que je fais tournoyer entre mes doigts. Un rire franchit mes lèvres.

           Elle tremble, ses grands yeux innocents posés sur ses cheveux que je manipule.

— Mais c’est trop facile… Elle ne se sent pas capable d’assumer ses fonctions de duchesse ? Qu’à cela ne tienne ! Elle laisse tout se produire sur ses terres.

— Je… Je ne vois pas de quoi vous parlez…

— Oh que si tu le vois, je gronde en la fusillant du regard, lui arrachant un hoquet de terreur.

           Que je dois être effrayante à ses yeux.

           J’ai son visage. Trait pour trait. Je me suis métamorphosée de sorte à prendre son apparence. Pourtant, mon regard n’est pas doux. Il est froid. Emprunt de malice. 

           Et mes vêtements ne sont que provocation. Un pantalon noir large parant les cuisses d’une dame. Aucun corset, simplement une chemise d’homme, elle aussi sombre.

— Tout le monde sait que tu as laissé des brigands massacrer un village, je tonne. Ils t’ont annoncé ce qu’ils comptaient faire, t’ont demandé l’autorisation de nous attaquer. Ce jour-là, tu recevais un cours de musique… Ils sont venus te parle pendant que tu jouais d’un instrument.

           Mes dents se serrent.

— Et, pour ne pas avoir à interrompre ta petite leçon de piano, tu as levé la main tout en continuant de jouer de l’autre.

           Ma mâchoire se contracte. Les dents serrées, je crache : 

« Qu’il fasse ce qu’ils veulent ! La politique ne m’intéresse pas ! » C’est ce que tu as répondu quand les soldats sont venus demander l’autorisation de massacrer les villageois de tes terres.

           Agrippant son corset, je la tire jusqu’à moi. Son corps percute les barreaux. Des larmes ravagent son visage tandis que, la surplombant, je la regarde de mes yeux dardés de haine.

— La politique ne t’intéresse pas ? Soit, qu’il en soit ainsi ! Tu as besoin que quelqu’un fasse ton maudit travail à ta place ? Tes désirs sont des ordres !

— Non, je…

           L’odeur de brûlé. Sa main soulevant ma jupe. Le feu grignotant les masures. Les hurlements.

           Tout est encore vif dans mon esprit. Malgré ces quatre années.

— TAIS-TOI QUAND JE PARLE !

           Elle sursaute avant de couiner, terrifiée.

— Tu veux être inutile ? Tout juste bonne à errer au gré de tes envies ? À être jolie et élégante ? Qu’il en soit ainsi !

           Brutalement, je la relâche en me relevant. Elle s’effondre au sol. D’un pas brutal, je tourne en rond devant la cellule : 

— Le jour, tu te transformeras en cygne ! Simple oiseau incapable de parole ! Mais la nuit… La nuit, tu redeviendras toi-même. Simplement parce que je veux que tu reprennes ta forme humaine suffisamment longtemps pour pleurer autant que ton peuple pleure ! Et pendant ce temps, moi, avec ton visage, j'administrerai ton duché à ta place !

— Non, je vous en supplie ! Je ferai ce que vous voulez ! s'exclame-t-elle dans de bruyants sanglots.

           Mes yeux s’écarquillent quand un éclat de fureur traverse mon regard. Un sourire venimeux étire mes lèvres.

— Ce que je veux, tu dis ? Mais bien sûr, que tu le feras.

           Je ricane.

— Tu resteras à l’écart, petite sotte, pendant que je gouvernerais à ta place et avec ton visage.

           Tremblotante, elle ouvre la bouche pour protester. Mais, un seul regard suffit à la faire taire.

— Regarde-moi. Je suis la nouvelle Odette. Enfin…, je lâche en penchant la tête sur le côté, moqueuse. Odette signifie « richesse ». La mienne ne m’est pas tombée toute cuite dans le bec, comme à toi… Non, j’ai combattu pour l’avoir.

           Un sourire mesquin étire mes lèvres.

— Appelle-moi Odile.

           Comme si cette simple phrase avait insufflé une force nouvelle en elle, Odette redresse soudain la tête.

— Mon père ne te laissera jamais faire !

— Parce que tu crois sincèrement qu’il est encore en vie pour protester ? je chuchote pour toute réponse, fronçant les sourcils en une moue faussement empathique. Oh, ma pauvre chérie…

           Sa lèvre inférieure tremble. Des larmes imbibent ses yeux. Ceux-là s’agitent dans ses orbites tandis qu’elle cherche à tout prix une réponse adéquate.

— Je… Je… Mon fiancé vous tuera !

           M’arrêtant dans mes gestes, j’arque un sourcil en sa direction.

— Son nom.

— Suna Rintarō ! réagit-elle aussitôt dans un sourire victorieux, s'imaginant me faire peur.

— Et c’est qu’elle me le donne réellement, en plus, je soupire face à sa stupidité. Tant mieux, cela dit, ça m’économise des recherches.

           Chacun de ses traits s'affaisse. Son sourire fond telle neige au soleil.

— Il sera le prochain à mourir.

           Là-dessus, je quitte la cellule. Cependant, juste avant d’ouvrir la porte menant aux escaliers du donjon, je m’arrête sur son seuil.

— Voilà quelque chose que je n’ai jamais compris, avec les nobles.

           Jetant un regard par-dessus mon épaule, je chuchote : 

— Pourquoi provoquer le cri du peuple si vos tympans sont trop fragiles pour l’entendre ?











           Le trône est large. Mes bras choient sur ses accoudoirs en une posture négligée. Les jambes écartées, l’un de mes coudes plié, j’observe la coupe d’or que je tiens entre mes doigts. À l’intérieur se trouve un breuvage des plus immondes.

           Ainsi, cela est la boisson préférée d’Odette. Décidément, tout est médiocre chez le cygne blanc.

— Duchesse.

           La silhouette du majordome se tient, debout devant moi. Il arbore un costume trois-pièces gris clair. Ce dernier semble s’harmoniser avec les murs, moulures et autres colonnes faits d’un marbre blanc, presque semblable à de la porcelaine.

— Le comte Rintarō est présent, comme vous l’avez demandé.

— Bien, Ron. Faites-le entrer, je vous prie.

           Ce dernier acquiesce et disparaît quelques instants. Lorsqu’il revient, une silhouette s’articule dans son dos. À peine je l’aperçois que j’éclate d’un rire clair.

— Oh ! Que la pluie s’en aille, il semblerait que le soleil soit arrivé ! je lance avec sarcasme.

           Je n’ai jamais vu quelqu’un montrer davantage son ennui que ce jeune homme. Le plus étrange est que cela ne perturbe en rien la beauté de ses traits.

           Une œillade me suffit à comprendre ce qu’Odette lui trouve.

           Deux iris émeraude brillent au cœur de longs cils, aggravant un regard profondément austère. Ce dernier se dessine sous des sourcils fins marquant une nonchalance résonnant avec la posture droite de ses lèvres fines. Sur ce visage ennuyé se balancent quelques mèches de cheveux châtains mi-longs.

— À quoi vous attendiez-vous ? Ce mariage est arrangé, je ne vais pas prétendre être ravi de traverser plusieurs lieux simplement parce que vous souhaitez me voir, bougonne-t-il, les mains dans les poches de son long manteau.

           Ron, le majordome, tressaille en entendant son ton désobligeant.

           Mes sourcils se froncent en entendant cette entrée en matière : 

— C’est étrange… Il ne me semble pas vous avoir demandé de parler.

           Un éclair de surprise traverse les regards des deux hommes. La Odette qu’ils connaissent n’aurait sûrement pas claqué de telles paroles. Encore moins devant son fiancé.

— Je…

— La ferme, je tonne brutalement, ignorant les sourcils de Rintarō qui se haussent et brisent son expression nonchalante. Déclinez plutôt votre identité, le nom, le titre et tout le tatouin…

— Mais, enfin, duchesse…

           Ron n’a pas pu s’empêcher de réagir verbalement. Je ne lui en tiens pas rigueur. Étant donné son âge, il doit avoir élevé la petite Odette comme sa nièce et se permet plus de liberté avec elle. D’autant plus qu’il ne doit pas bien comprendre ce qu’il me prend.

           Je l’ai compris dès que le cygne blanc, en cellule, a hurlé que son fiancé l’aiderait. Elle est éperdument amoureuse de lui. Et, à en juger par le comportement de l’intéressé, ce n’est pas réciproque.

           Elle ne serait pas du genre à oublier qui se trouve en face d’elle.

— Hâtez-vous, je presse l’homme.

           Il pince les lèvres, visiblement agacé.

— Suna Rintarō. Comte de Cheshire. Dois-je faire une révérence ou vous allez vous en contenter ?

— Continuez sur ce ton et je me lève pour vous en coller une. Que dites-vous de cela ? je cingle en ignorant le sursaut de Ron.

           Un éclat d’amusement traverse le regard émeraude du comte. Quant à moi, je souris pour une autre raison.

           Cheshire… Comme le chat du Cheshire. Il y a peu, il a été destitué de son titre lorsque la Reine Rouge a découvert ses accointances avec ses opposants politiques, un groupe de résistants du nom de la Ligue Rouge.

           Le groupe que j’ai rejoint, il y a quatre ans.

           Rintarō a été nommé à sa place par la reine. Je me souviens d’avoir parlé au chat de la situation. Il m’a dit que ce marmot était apolitique. Il n’a pas d’avis sur ce qu’il se passe en ce moment. Il n’est ni du côté de la résistance, ni du côté de la reine.

           Je ne peux réellement lui en vouloir. J’étais comme lui. À moins d’être en lien avec la résistance, toutes nos informations proviennent de la propagande. Alors, il est compliqué d'adhérer aux actions de la Ligue Rouge quand les médias prétendent que tous les incendies ravageant les villages sont le fruit de la résistance.

           D’un côté, la reine et son armée oppressent le peuple. De l’autre, la résistance serait un groupe terroriste qui le tue.

           Entre la peste et le choléra…

           Nul ne sait que les incendies que l’on incombe à notre organisation sont le fruit des actions de la reine et son armée. Cependant, Suna Rintarō va devoir se résoudre très vite à faire un choix. Il n’est pas dans mes habitudes de tolérer l’attentisme.

— En me mariant à vous, mon père, très ami avec notre chère reine, voulait réaffirmer le pouvoir de la reine sur le comté du Cheshire qui appartenait à la résistance jusqu’à ce que l’ancien comte soit destitué.

— Mazette, vous avez pris des cours de politique depuis notre dernière entrevue  ? remarque-t-il d’un ton nonchalant.

— Il faut bien qu’un de nous deux soit en mesure de diriger le comté. Mon petit doigt me dit que nous n’irons pas loin, avec vous.

           Un hoquet secoue le majordome qui doit se demander ce qu’il me prend aujourd’hui. Je ne fais même pas mine d’être similaire à Odette.

           Je m’en contrefiche. Je n’ai pas le temps de faire du théâtre.

— Duchesse ! résonne soudain la voix d’un homme en armure qui approche avant de s'incliner. Un colonel de l’armée de feu demande à vous voir.

           L’armée de feu… La puissance militaire de la reine est découpée en quatre factions : l’armée d’eau, d’air, de terre et de feu. 

           La dernière est sans conteste la plus brutale d’entre toutes.

— Faites-le venir.

— Duchesse ! s’exclame le majordome, n’y tenant plus. Vous êtes encore en rendez-vous !

— Vous parlez d’un rendez-vous… Il attendra sur le côté, je lâche d’un ton méprisant en observant le comte Rintarō.

           À ma grande surprise, il sourit d’un air amusé. Les mains dans le dos, il se décale d’un pas.

Duchesse, insiste le majordome, visiblement mal à l’aise. Je comprends que le décès brutal de votre père vous chamboule, mais il y a une étiquette à respecter et…

— Et cette étiquette stipule que vous, majordome, et lui, simple comte, êtes plus bas que moi dans la hiérarchie. En d’autres termes, mes ordres ne sont pas à discuter. Mettez-vous sur le côté.

           Mon ton ferme achève de le convaincre. Baissant la tête, l’homme se décale, imité par le comte qui ne semble pas en être affecté.

           Aussitôt, un homme apparaît et avance jusqu’à moi.

           Sa cape écarlate traînant derrière son armure d’argent traversée de reliefs vermeils brille à la lueur du lustre de cristal au-dessus de sa tête. Dans la salle du trône faite de blanc et d’or, il ne ressemble qu’à une tâche de rouille mêlée de sang.

           Écarlate anomalie sur la carte.

Parle, je tonne aussitôt, mes poings se serrant à la vision de cette armure.

           Je la reconnais.

           Je l’ai déjà vue dans les flammes de mon village. Il y a quatre ans.

— Colonel Hans. Nous nous connaissons.

— Pourquoi es-tu ici ? je demande en observant son visage aux traits durs jaillissant du col de son armure.

           Son heaume coincé sous l'aisselle, il me lance : 

Je réitère une demande que vous aviez déjà acceptée par le passé. Un villageois d’un coin perdu à quelques lieues d’ici n’a pas payé la moitié des impôts dus à la reine. Nous demandons l’autorisation de donner l’assaut.

           Mon sang ne fait qu’un tour.

           L’odeur de brûlé. Le feu grignotant les masures. Les hurlements cacophoniques. La main soulevant ma jupe.

— Oh… Une saleté de péquenot qui gagne en une vie ce que votre solde d’un mois représente ose manquer d’argent et ne pas réussir à payer ses impôts, je lâche dans un sarcasme sombre. Quelle ordure fait-il.

Encore une fois, vous partagez notre vision des choses, sourit-il facticement, s'imaginant que je vais accéder à sa requête.

           Odette a la réputation d’être complètement sotte. Elle accède à n’importe quelle demande de nobles ou de hauts gradés, ne voulant pas s'embarrasser de questions politiques.

— Encore une fois ? Vraiment ? je demande dans un froncement de nez faussement amusé.

— Oui, il y a quatre ans, déjà… Vous aviez été si compréhensive.

           Mes yeux s’écarquillent quand un sourire mauvais étire mes lèvres.

           L’odeur de brûlé. Le feu grignotant les masures. Les hurlements cacophoniques. La main soulevant ma jupe.

Ah oui… C’était bien vous, il y a quatre ans…

— Vous vous en souvenez ? rétorque-t-il, une lueur amusée étincelant dans son regard. Vous savez qu’on parle souvent de vous, entre soldats ? La façon que vous avez eue d’accepter, sans même vous arrêter de jouer du piano, d’un simple geste de la main… C’est devenu une légende !

— J’en ai entendu parler, en effet, je poursuis dans un sourire venimeux.

           Ainsi, l’homme qui a demandé puis ordonné l’assaut sur mon village, il y a quatre ans, se trouve juste devant moi.

           Je sens le regard du comte Rintarō sur moi. Perçant, il analyse la moindre de mes expressions faciales. Chaque trait composant mon visage. Le moindre haussement de ceux-là.

C’est donc vous… Celui qui a organisé cela.

— Lui-même, rétorque-t-il, pas peu fier.

— Celui qui a ordonné qu’on coupe la tête des villageois, qu’on tabasse les villageoises et qui a aussi autorisé le viol de ces dernières ?

— Les gardes travaillent si dur… Faut bien leur laisser un peu de liberté pour maintenir le moral des troupes, rétorque-t-il dans un sourire. Mais, vous en faites pas, on le fait aux péquenaudes. Vous êtes noble, vous êtes pure. Vous ne craindrez jamais rien de ce côté-là.

           J’éclate d’un rire cristallin. Les yeux encore écarquillés, penchée en avant sur mon trône, mes ongles s’enfonçant dans les accoudoirs, je m’esclaffe violemment.

           Il me rejoint dans mon rire, visiblement amusé.

           Suna Rintarō et Ron ne disent rien. Eux entendent nettement la rage déformant cet éclat d'hilarité. Ils voient la noirceur se propageant dans mon regard. Mes deux soldats ayant escorté l’homme jusqu'ici, postés de chaque côté de lui, se taisent aussi.

           Seul le colonel Hans n’a pas compris qu’il encourt un grand danger. Que je ne ris pas avec lui mais de lui.

           De ce qu’il s’apprête à subir.

— Ne vous fatiguez pas à envahir ce village, je déclare dans un sourire vibrant, me laissant tomber au fond de mon trône. Vos hommes devraient se reposer, eux qui travaillent si dur… Je vais rembourser la reine moi-même.


C’est vrai ? demande-t-il, son regard s’illuminant. Vous êtes si bonne avec nous !

           L’odeur de brûlé. Le feu grignotant les masures. Les hurlements cacophoniques. La main soulevant ma jupe.

           Acquiesçant, je me lève et dévale les marches du piédestal sur lequel est posé le trône. D’un pas lent, comme si je me baladais, j’avance vers lui.

           Je peux sentir le regard brûlant de Suna Rintarō dans mon dos.

Comme nous le disions… Un mois de votre solde équivaut à une vie de labeur pour un paysan… Votre corps entier vaudra sans doute trop cher. Je ne peux pas utiliser tout cela en remboursement, je déclare calmement sans un regard pour lui, glissant ma main autour du pommeau de l’épée dépassant de la ceinture d’un de mes gardes.

           Ce dernier se laisse faire lorsque je tire l’arme dans un tintement métallique.

           L’odeur de brûlé. Le feu grignotant les masures. Les hurlements cacophoniques. La main soulevant ma jupe.

— Que… Que voulez-vous dire ?

           Souriant au colonel, je chuchote : 

Je pense que la tête suffira.

           L’odeur de brûlé. Le feu grignotant les masures. Les hurlements cacophoniques. La main soulevant ma jupe.

           Sans lui laisser le temps de répondre, j’assène la lame. Le coup est si violent, intensifié par la magie, que l’épée transperce sa gorge aussi aisément que du beurre. Des éclats de sang jaillissent, arrosant mon visage et l’armure des deux gardes.

           Ils ne réagissent pas. Même quand la tête glisse hors du corps et tombe sur le sol, à côté du cadavre qui s’effondre.

Envoyez cela à la reine avec mes hommages.

— Duchesse ! résonne aussitôt la voix du majordome, dans mon dos. Duchesse, vous ne pouvez pas !

           Les gardes, eux, n’opposent aucune résistance. Ils s’exécutent aussitôt, ramassant la tête puis le corps du colonel. Me retournant, l’épée toujours en main et sanguinolente, je considère Ron.

           Les yeux écarquillés de l’homme fixent le cadavre dans mon dos, effaré.

— V… Vous ne pouvez pas ! Vous ne vous rendez pas compte ! La reine va nous attaquer ! Elle ne se laissera pas faire !

           Un rire secoue ma poitrine.

Qu’elle vienne.

           Les yeux de Ron se voilent soudain et chacun de ses traits retombent. Brutalement, un éclair de lucidité vient de le frapper. Les mains tremblantes, il met quelques secondes à saisir la réalité.

— Vous… Vous n’êtes pas ma Odette... Qui êtes-vous ?

— Quelqu’un qui n’apprécie pas vraiment qu’on lui conseille d’être conciliante avec la reine.

           Ses lèvres tremblent.

— Je pense que vous l’avez compris, je ne suis pas du genre à tolérer les débordements. Je vous conseille de faire profil bas, mon cher Ron.

           Son effroi glace son sang, jaillissant en un cerceau de terreur cristallisant son iris. Il est immobile, n’osant même plus respirer. Ses yeux écarquillés me dévisagent.

           M’en détournant, je regarde Suna. Les mains dans les poches, il ne quitte pas son rictus amusé.

— Vous êtes connu pour votre attentiste, cher comte. Je vous conseille de choisir un camp rapidement. Le comté de Cheshire m’appartiendra. Que je doive l’obtenir à travers notre mariage…

           Remuant faiblement le bras, je montre l’épée imbibée de sang.

— …Ou votre trépas.

           Son rictus s'accroît. Une lueur maligne éclaire son regard et il acquiesce malicieusement : 

— Je le prendrai en compte lors de ma décision.

















           Le lac est somptueux, caressé des rayons du soleil. Ils éclatent en colonnes de lumière sur sa surface, formant un lit étincelant et chatoyant.

           Les mains dans le dos, je contemple l’unique cygne qui tourne en rond. Odette. Elle n’ose même pas se ruer sur moi, tétanisée de ce que je pourrais lui faire. Hier, son effroi a été grandiose lorsque je lui ai expliqué, une fois la nuit tombée, comment j’avais tué son cher colonel.

           Observant l’oiseau, j’entends un craquement de brindilles derrière moi. Un sourire étire mes lèvres.

— Votre décision est-elle prise ? je demande abruptement, ne me préoccupant pas de formules de salutation ou de politesse.

           À l’instant où sa silhouette émerge dans mon dos, le cygne bat des ailes, s’agitant. Odette s’agite à la vue de son fiancé, espérant attirer son attention…

            Il ne me suffit que d'un claquement de doigt pour que son long cou devienne mou. Sa tête tombe sur le rivage et son corps reste dans l’eau.

           Elle vient de s’évanouir.

— Comment avez-vous su qu’il s’agissait de moi ? Je veux dire… Je marche dans votre dos, vous ne me voyez pas mais comprenez directement que j’avance vers vous…

           Aujourd’hui, le ton de Suna est plus léger, moins hostile. Je ne lui accorde même pas un regard lorsqu’il se place à ma droite.

— Je ne suis pas friande des bavardages inutiles. Répondez simplement à ma question.

           Pour toute réponse, il éclate de rire.

— Vous ? Non friande de discussions soporifiques ? Contrairement à la vraie… Vous n’avez même pas fait l’effort de prétendre être elle.

— Mon visage suffit pour que son armée m’obéisse, je rétorque dans un haussement d’épaule, nullement effrayée qu’il ait découvert le pot-au-roses.

           Si besoin est, je le décapiterai aussi.

— Allez-vous un jour me montrer votre vrai visage ? J’avoue être curieux de savoir à quoi il ressemble.

— Pendant que la population est martyrisée et meurt de faim, voilà votre unique questionnement… Et ils disent que de vous deux, Odette est la superficielle, je déclare en haussant un sourcil dans un rictus amusé.

           Il éclate de rire. Surprise, je me tourne vers lui.

— Je suis des vôtres. Mais je suppose que l’aviez déjà compris.

— Et qu’est ce qu’il vous fait dire cela ? je réponds, légèrement intriguée.

— Le fait que ma tête soit encore rattachée au reste de mon corps.

           C’est à mon tour de rire doucement.

— Si nous nous épousons, mon comté est officiellement rattachée « votre » duché. Et un très large territoire appartiendra à la résistance, admet Suna en regardant le lac.

— Sukuna et sa dulcinée, accompagnés de la marraine, vont de villages en villages pour soigner l’épidémie d’intoxication au mercure. C’est en propageant cette maladie que la reine a affaibli assez la population pour empêcher des soulèvements populaires. Ça combiné au fait qu’un peu partout sur la carte, des villages gagnent leur indépendance avec l’aide du roi Gojo et de la sirène Ursula…

— Si le duché le plus grand du royaume et le comté où se trouvent les ressources les plus précieuses s’allient, il ne sera plus qu’une question de jours avant que la résistance ne gagne.

           J’acquiesce. Il a compris pour quelle raison ce mariage était crucial.

           S’il avait été fait avec la véritable Odette, partisane de la reine, la Résistance aurait été en danger. Cependant, s’il est exécuté avec moi, Odile, la Ligue Rouge a en réalité étendu son territoire.

           Sans que personne ne le sache.

Me révéler votre plan si facilement… Ce n’est pas une très bonne idée, vous ne croyez pas ? déclare Suna lorsqu’il me voit hocher la tête. Et si je décide de m’en servir contre vous ?

— Essayez et vous verrez.

— Serais-je prête à trahir mes valeurs et à tenter le diable, simplement par curiosité de votre réaction ? 

           Me tournant vers lui, je découvre son rictus joueur. La situation l’amuse plus qu’autre chose. Le menton levé, il observe le lac, son expression ennuyée de la veille ayant entièrement déserté ses traits.

— Décidément, vous êtes bien étrange, je murmure. Et inconstant.

— Tellement inconstant que je me rendrais finalement au bal masqué que vous organisez demain.

           Un soupir franchit mes lèvres. J’avais effectivement oublié que cette abrutie d’Odette avait eu une telle idée.

           La nuit, comme elle devient à nouveau humaine, je peine à garder son visage. Demain, devant les nobles qui seront invités, je vais donc devoir m’économiser.

           J’ouvrirai le bal sous ses traits, sans masque. Puis, lorsque les convives seront entraînés par la musique, je reprendrais ma véritable allure et, dissimulée sous un masque, je prétendrai être une invitée comme une autre.

Quel est le code couleur pour demain ? demande Suna Rintarō dans un sourire espiègle. Dois-je porter du rouge, au cas où vous me blesseriez ? Ou du blanc, pour que tout le monde assiste mieux à la scène ?

— Bouclez-la.

           Il rit de plus belle. De toute évidence, lui qui est nonchalant et profondément ennuyé par chaque situation ne l’est pas lorsqu’il s’agit de mes actions.

           Ce gars-là m’a l’air complètement fêlé.

— Je dois avouer que je ne m’attendais pas à ce que vous preniez les devants aussi vite… Je songeais que tôt ou tard, quelqu’un infiltrerait le duché… Mais en prenant la place de la duchesse, en tuant son père puis un colonel, et cela, en l’espace de deux jours ?

           Ses sourcils se haussent.

Tout cela me semble presque… personnel.

           Mon regard se pose sur le visage de l’homme. Tout sourire a déserté ses traits. 

           Finalement, j’ai la sensation de ne voir son véritable visage que maintenant. Lui et son air nonchalant.

— Vous étiez là-bas, il y a quatre ans, n’est-ce pas ? demande-t-il. C’est votre village qu’ils ont massacré ?

           Mon sang se glace dans mes veines.

           Suna Rintarō… Voilà un bien singulier personnage. Ses rires forcés, ses expressions faciales outrancières, que d'ingrédients pour tenter de m’attirer dans ses filets. Je ne doute pas qu'il fasse partie de la résistance. Je sais qu’il défend réellement cette cause.

           Mais, il ne me considère pas comme son allié. Et je ne le vois pas comme tel non plus.

           Ses expressions ennuyées, ses rictus à peine marqués, sa nonchalance… Voilà sa véritable personne. Tout le reste n’est qu’un écran de fumée. La façon qu’il a de rire avec moi depuis que notre conversation a commencé n’était qu’une manière de détendre l'atmosphère, d’essayer de m’attirer dans ses filets.

           Hélas, ce genre de stratagème ne fonctionne pas avec moi.

— Je vous conseille vivement de surveiller votre langue, monsieur le comte.


           Pour toute réponse, un éclat de défi allume son regard. Il a bien compris que sa bonhomie factice ne fonctionnerait pas sur moi.

           Il ne rit plus.

— Et, cessez vos pitreries, je poursuis, satisfaite de le voir me montrer son véritable visage. Nous sommes bien clairs. Vous êtes un pion dans mon jeu et j'en suis un dans le vôtre. Nous ne sommes pas amis. Tenons-nous-en à cette relation.

           Il ne fait plus mine de sourire. Son apathie habituelle reprend le dessus. Seule une lumière traverse son regard.

— Vous êtes plutôt coriace.

— C’est plutôt vous qui êtes ignares des choses de la manipulation, je réponds dans un soupir ennuyé.

           Jetant un dernier regard au cygne endormi, je conclus notre entrevue : 

— Nous ne sommes pas intimes, gardez cela en tête.

           Sa main saisit la mienne, habillée d’un gant noir. Je me retourne, surprise.

           Ses iris se plongent aussitôt dans les miennes. Me fixant avec intensité, il ne cille pas une seule fois lorsqu’il se penche en avant. Puis, à travers le tissu, il embrasse mes phalanges. Ses yeux restent ancrés dans mes pupilles.

— Mais naturellement, madame la duchesse.

           Là-dessus, il quitte les lieux.





















           Une douce mélodie entrainante retentit dans la salle tandis que les convives tournoient à ce rythme. Il leur a fallu un certain temps, mais une centaine de nobles se trouvent maintenant dans la large salle du trône, valsant en rythme tandis que les serveurs slaloment entre eux.

           Malgré son masque, j’ai rapidement repéré Suna. Ses yeux émeraude brillent presque lorsqu’ils me croisent. Et il n’a de cesse de lancer des regards dans ma direction.

           Mon masque glissé à hauteur du front, à l’aise dans le corps d’Odette, j’observe la scène depuis mon trône.

           Soudain, je me lève. Aussitôt, les visages se tournent dans ma direction et la musique s’arrête. Le silence ne met que quelques secondes à se faire, planant sur les convives. J’avoue être grisée par cette obéissance.

— Mes très chers convives. Je suis touchée par votre venue et vous remercie d’avoir fait le déplacement.

           Certains acquiescent avec empathie. Beaucoup dévisagent d’un air réprobateur ma tenue.

           Odette ne porte que des tenues simples, élégantes, mais raffinées, d’un blanc censé rappeler sa pureté. Son père étant mort, beaucoup s’attendaient à le voir porter du noir. 

           Cependant, je pense que personne n’avait parié sur une robe dont la jupe est si large qu’elle dépasse du piédestal, chutant en foisonnement de tissu autour de moi à la manière d’un lac de ténèbres. Mes gants, couvrant mes bras, sont surmontés d'extravagantes épaulettes et mon col monte dans une beauté dramatique jusqu’à mon menton.

           Pas un centimètre de ma peau n’est visible. Et pourtant, tout est vulgaire lorsque l’on considère cette tenue comme un accoutrement de deuil.

           Cependant, ils mettront cela sur la bêtise légendaire de l’ingénue Odette.

— Comme vous le savez fort bien, j’avais organisé ce bal en l’honneur de l’hiver. La neige est tellement belle, à cette période de l’année…, je déclare dans un sourire benêt. Il faut remercier mère nature ! Sinon, nous n'en aurons peut-être plus !

           Bon sang, je joue si bien les abruties que cela en devient vexant.

— Malheureusement, cette fête sert aussi à pleurer la mort d’un être qui m’est cher.

           Les visages s’abaissent dans l’assistance. Quelques airs graves traversent des visages et d’autres m’adressent des moues compatissantes. Je souris timidement à cette vision.

           Cependant, je ne peux m’empêcher de penser à cette fameuse mort. Elle a été rapide. 

           Passant derrière la père d’Odette, habillée en servante, j’ai tendu le bras, le projetant dans les escaliers. Dans un cri, il a basculé en avant. Longtemps, il a tournoyé sur lui-même, se cognant aux marches avant d'atterrir sur le sol. Mort.

           Oh, que sa chute a été longue… Il me semble qu’elle a commencé un mardi et s’est finie un jeudi.

           À cette pensée, j’éclate de rire. Aussitôt, ma main se plaque sur ma bouche et j’enfouis mon visage dans mes paumes, prétendant pleurer abondamment. Mon corps se secoue et tous n’y voient que du feu, confondant mes gloussements avec des sanglots violents. Il me faut quelques secondes pour reprendre contenance.

           Le public se montre particulièrement patient.

— Je… Je suis désolée… C’est juste que sa mort a été si brutale… Je ne sais pas comment faire sans mon papounet, je déclare en espérant avoir bien fait passer Odette pour l’infinie abrutie qu’elle est.

           Posant la main sur le cœur, je croise par inadvertance le regard de Suna. Il me fixe comme si son regard était aimanté par moi. Un éclat d’amusement traverse ses yeux. Fasciné par mon numéro, il me dévisage.

Je… Faisons la fête. Fêtons sa mort, je lâche dans une formule si stupide que tous les invités échangent un regard mal à l’aise.

— Vous avez raison, ma petite ! tente de me sauver une vieille dame. Fêtons la vie qu’il a eue pour honorer sa mort !

           Cette correction de formulation semble apaiser tout le monde. Ils applaudissent en acquiesçant. Je n’ai pas d’autre choix que d'approuver les dires.

           Bon sang, certains devraient apprendre à se taire. Je n’ai même pas eu le temps de me délecter correctement de leur gêne. J’aurais aimé les voir hésiter à applaudir après mon injonction à nous réjouir du trépas du décédé duc.

           Qu’importe. Ce qui est fait est fait. Alors, là-dessus, je lève la main.

— Je déclare le bal ouvert !

           Sur ces paroles, la musique reprend. Les convives retournent aussitôt à leur danse, trop heureux de se faire des relations et se fichant éperdument, en réalité, du trépas du duc.

           Je les observe quelques instants. Mon regard croise celui de Suna.

           Il ne me quitte pas des yeux. Encore adossé à une colonne, il finit par hausser un verre dans ma direction. Puis, sans rompre notre contact visuel, il l’apporte à ses lèvres et le vide.

           Lassée par son manège, je tourne les talons.






















           Ma véritable nature ne transparaît pas sous ce masque. Habillée d’une sombre robe, moins extravagante que celle d’Odette, j’évolue parmi les convives. Tous dansent dans la bonne humeur, insensibles au deuil de la femme.

           Avec attention, je les observe à travers le masque.

Je te reconnaîtrai entre mille, chuchote soudain une voix, dans le creux de mon cou. Même si tu portes ton vrai visage et même si tu le caches sous un masque…

           Le torse de Suna frôle mon dos et ses paroles éclatent en un souffle brûlant sur mon cou. Je le reconnaîtrai aussi entre mille.

           Discrètement, il s’est glissé derrière moi.

— Ce regard, cette façon de marcher comme si tu possédais tout alors que tu n’as rien…, murmure-t-il de sorte à ce que seule moi puisse l’entendre. Voilà ce qui, fondamentalement, fait la différence entre toi et Odette.

           Dos à lui, je ne bouge pas. Le regard droit, j’ignore l’air s'épaississant. Je peine à respirer, les vapeurs denses de cette atmosphère pénétrant difficilement mes poumons. Cependant, je garde la tête haute.

           Fière. Telle Odile. Tel le cygne noir.

Ne te fige pas ainsi, comme si le moindre geste pouvait fissurer ta splendide silhouette.

— Jamais je ne te confèrerai tel pouvoir, je réponds d’un ton cassant, mon regard s’assombrissant.

Ça reste à démontrer.

           Mon sang ne fait qu’un tour. Brusquement, je me retourne. Aussitôt, je me retrouve nez-à-nez avec lui. Un sourire victorieux étire ses lèvres et son regard s’illumine.

           Sa main saisit la mienne. L’autre se pose dans le creux de mon dos.

— Quelle étrange façon de m’inviter à danser… Mais, j’accepte de bonne grâce.

Ma mâchoire se contracte. Il espère me voir fuir. Je ne battrai pas en retraite.

           Brutalement, je fais un pas de recul, l’emportant avec moi dans la danse. Un éclair de défi traverse ses yeux. Nous bougeons hâtivement. Le tempo s’intensifie comme pour se calquer sous nos pas. Nos gestes sont précis, nous formons une harmonie parfaite.

           Lorsque je remue, il agit en miroir. Chacun de nos pas se coordonne en une symétrie parfaite.

           Je m’enroule. Mon dos se presse à son torse. Sa paume se pose sur ma hanche pour me stabiliser. Elle est brûlante.

— Assurément, vous dansez comme vous vous battez.

— Allez vous faire foutre.

— Tout ce que vous voudrez, ma fiancée.

           Lorsque je me déroule, mon regard se fait perçant. Un rictus narquois étire ses lèvres. Je vais le tuer.

— Je vous déconseille de persister avec cet air goguenard.

— Oh… Aurais-je touché votre égo ?Aurais-je froissé le verre ? Serais-je parvenu à un tel exploit ? chuchote-t-il, ses yeux riants.

— Je ne suis pas fragile, je ne suis pas du verre.

— Ce sera à moi de m’en rendre compte, siffle-t-il en perdant immédiatement son air rieur, me faisant tourner sur moi-même dans une gracieuse pirouette.

           Nous deux le savons. Notre collaboration finira dans le sang. Je suis une résistante qui veut détruire la noblesse. Il est un noble qui n’agit que par intérêt.

           Mes dents se serrent quand je crache : 

— Je vais vous…

           Brutalement, la musique s’arrête. Les corps s’immobilisent. Nous observons autour de nous, cherchant l’orchestre du regard pour comprendre ce qu’il se passe. Mais, ce dernier dévisage quelqu’un d’autre, à l’autre bout de la pièce.

           Bientôt, des hurlements d’effarement traversent la salle. Je me tourne vers le trône, imitant les musiciens pour découvrir ce qu’ils fixent avec tant d’horreur.

           Aussitôt, je soupire.

— Il commence à me faire chier, celui-là, je grommelle tandis que ma mâchoire se contracte.

           Debout devant le trône, le majordome nous fait face. Le corps tremblant, il tient au bout de son bras un bien macabre spectacle. 

           Le visage tranché d’Odette. 

           Ses yeux sont révulsés et sa bouche, violacée. Ses traits s'affaissent sur sa mine blafarde. Elle nous observe dans son regard mort.

           Mon sang ne fait qu’un tour. Il l’a tuée.

— La femme qui vous accueille ce soir est une imposture ! hurle-t-il en montrant la tête décapitée de la femme. Elle a tué la véritable Odette, notre beau cygne blanc ! Elle est le cygne noir ! Et elle est à votre poursuite.

— Je vais le…

           Suna m’interrompt dans mes paroles, enroulant son bras autour de ma taille et me retenant. Aussitôt, je tente de me débattre. Mais il chuchote contre mon oreille : 

Tu vas te faire lyncher si tu y vas.

           Ma mâchoire se serre.

           Le dos collé à son torse, je tourne la tête sur le côté et crache : 

— L’armée de la reine ne me fait pas peur. Une centaine de nobles, encore moins.

           Il hésite un instant. Puis, un soupir franchit ses lèvres : 

— Je couvre tes arrières.

           Je secoue la tête dans un gloussement.

Tu te prêtes trop d’importance.

           Ignorant son rictus, je me défais de sa prise. Aussitôt, avançant vers la foule de noble traversée de cris, je fends celle-ci, marchant jusqu’à la scène où se tient le trône. La place qu’occupe la majordome et la tête tranchée d’Odette. Mon regard est d’ailleurs rivé sur eux.

           Tout autour, des hurlements retentissent, certains convives se précipitent jusqu’aux portes. Ils essayent de fuir.

           Mais il est trop tard.

           D’un geste de la main, je ferme toutes les portes. Elles claquent une à une, provoquant d’autant plus de cris. Ma magie se propage dans la salle, la transformant en prison. Les verres des fenêtres se muent en acier. 

           Plus personne n’a accès à l’extérieur. Et ils le comprennent aussitôt.

           Leurs hurlements vrillent mes tympans.

           Cependant, lorsque je grimpe sur scène, ils se taisent peu à peu. Les nobles me dévisagent quand je me retourne. Dans un sourire venimeux, je contemple leur visage inquiet.

Mes très chers convives, je me vois dans l’obligation d’écourter cette soirée. Je suis navrée, je comptais vous laisser danser encore un peu, mais notre cher majordome n’a pas très bien compris mes ordres.

           Ce dernier tremble, les yeux écarquillés, en me voyant à quelques centimètres de lui. Sans doute s’imaginait-il, comme il ne voyait personne ressemblant à Odette, que j’étais partie.

           Ce bouffon n’a même pas imaginé que j’avais simplement repris ma véritable apparence.

— Navrée par le spectacle qu’il vous a imposé… Voyez-vous, je ne comprends pas pourquoi il a tué sa protégée. Soit, il voulait vous faire comprendre que je n’étais qu’une imposture… Mais il suffisait de la libérer, vous ne croyez pas ?

           Son teint blêmit. De toute évidence, une autre motivation a justifié son meurtre. Mais, cela ne m’intéresse pas. Odette est morte. Cela ne fait que précipiter de quelques heures mon plan initial.

Ainsi donc, mes chers convives, je n’ai pas pu me présenter correctement et aimerais corriger cette faute de bienséance.

           Dans un sourire, je retire mon masque. Dans l’assistance, le regard de Suna s’illumine. J’ignore sa réaction.

Je me présente donc. Je suis une sale péquenaude de merde que vous avez essayé de brûler vive lorsque vous avez accepté de financer une armée qui massacre des populations sans rien dire. Moi et mes chers péquenauds puant la bouse du dur labeur, nous formons une joyeuse bande de petits lutins dont vous entendez parler à travers l'appellation « Ligue Rouge ».

           Des hoquets de terreur retentissent face à cette révélation. J’accueille ces réactions d’un sourire profondément doux et enchanté.

           Mais ce dernier retombe brusquement lorsque j’annonce : 

Et vous, mes chers, vous êtes nos otages.

           Brusquement, des cordes tombent du ciel. Le long de ces dernières, des silhouettes glissent. Effarés, les nobles observent des silhouettes entièrement vêtues de noir et cagoulées descendre jusqu’à eux, telles des vautours approchant leur cadavre.

           Eux tous forment une ombre s’abattant sur les nobles. Un cerceau de ténèbres parsemé d'éclats écarlates. 

           La branche armée de la Ligue Rouge.

           Un à un, il saute au sol depuis le plafond, dégainant un sabre, prêt à endiguer une quelconque protestation. Les nobles se blottissent entre eux, terrifiés par la tournure que prennent les évènements. 

N’ayez crainte, je suis le même crédo que votre chère et tendre reine.

           Un noble se redresse, avançant vers un membre de la Ligue Rouge d’un air intimidant. Le mercenaire abat le plat de sa lame sur son crâne. Il s’effondre de tout son long, inconscient.

           D’autres hurlements retentissent.

— « Faites ce que je vous dis, encaissez en silence et tout se passera bien. »

           Ils tremblent tous. Je suppose que laisser les paysans essuyer cette politique de terreur est une chose. Mais se voir contraint de la respecter aussi en est une autre.

           Dans un rire, j’ajoute : 

— …Ou pas.

           Là-dessus, ignorant les cris de terreur, je tourne les talons. Ma robe traîne comme une ombre dans mon sillage et je souris en passant devant les gardes, reconnaissant les visages de membres de la Ligue Rouge qui ont infiltré les hommes du duché depuis plusieurs années.

           Un peu partout, la résistance est en marche. Grâce au coup que nous venons de porter à la noblesse, immobilisant et rendant captif plus de la moitié de ses représentants, nous avons pris une avance considérable.

           Il n’est question que de semaines avant que la reine ne capitule.

























— Que comptes-tu faire, à présent ?

           La nuit touchera bientôt à sa fin. Je profite du spectacle qu’est le jardin, baigné de ses lueurs diaphanes. Les chemins de pavés encadrés de coins de verdure, les arcades traversées de roses… Tout cela revêt un caractère mirifique sous l’astre d’argent.

           Suna se place à ma droite, sur le balcon. 

Les nobles n’ont plus accès à leur trésorerie. Nous allons la voler. Elle servira à financer la reconstruction des infrastructures et autres villages pillés par la reine. Le reste reviendra de droit aux paysans de chacun.

— Il ne leur restera que des clopinettes, comprend-il dans une mine sombre.

— Malheureusement, avec les différentes purgations de l’armée, il y a moitié moins de villageois qu’avant le règne de la souveraine. Il faudra distribuer moins de parts, alors elles seront plus grosses.

— Je croyais que la plupart des massacres n’avaient pas réellement eu lieu ? Kento Nanami se faisait passer pour un commandant de l’armée opprimant le peuple, mais il mentait sur la population qu’il tuait. En réalité, il la déplaçait simplement.

           Je souris doucement. Les nouvelles sur le fait qu’un grand nom du royaume rouge s’avère être l’un des quatre fondateurs de la résistance ont secoué le palais. La reine l’a fait propager en espérant gagner de la sympathie.

           Elle n’a fait que prouver au peuple qu’elle n’avait pas un gouvernement fiable, que son entourage était fragile. Cette dernière semaine, la Ligue Rouge a constaté une hausse brutale de ses adhérents.

— J’aimerais te dire qu’il en a protégé beaucoup… Mais, pour lui qui faisait semblant, le reste de l’armée agissait réellement. Les arrestations abusives, les relations avec des mercenaires, les pendaisons sauvages et même les génocides sur des minorités…

           Une larme mouille mon regard. Ma gorge se serre.

Nous nous tournons tous vers l’avenir et voyons la lumière au bout du tunnel parce que cette femme ne sera bientôt plus là pour nous terrifier… Mais, nous sortons véritablement de dix ans de cauchemar qu’il sera compliqué de réparer.

           Un silence prend place. Il ne réagit pas tout de suite. Cette trêve instaurée entre nous a quelque chose de rassurant. D’apaisant.

           Mais, il finit par poser la question qui le hante : 

Que s’est-il passé, il y a quatre ans ?

           Mes yeux s’abaissent sur mes mains. Celles-ci tremblent. Il l’a remarqué aussi.

           Il ne dit rien.

— Tu as besoin d’éléments de pression pour le moment où tu vas te retourner contre moi ? je demande dans un rire.

— Je pense que tu commences à comprendre que ça n’arrivera pas. J’ai accepté qu’on serait allié. Tu devrais faire de même.

           Me tournant vers lui, je croise ses iris d’émeraude réduits à l’état d’anneaux par ses larges pupilles dilatées.

           Je ne sais trop ce qui me le fait comprendre. Mais à l’instant où je contemple son visage, caressé des lueurs de la lune, je réalise qu’il dit vrai.

           Nous ne serons jamais ennemis.

— Ils ont attaqué le village, c’est tout. Avec leur technique habituelle. Tuer les hommes, les vieillards. Tabasser les enfants. Tabasser ou violer les femmes.

           Il se tend.

Celui qui s’est occupé de moi… Il n’avait pas pour projet de me tabasser.

           Je ne regarde pas Suna. Je ne veux pas voir sa réaction. J’aimerais dire que je m’en fiche. Mais cela n’est pas le cas. Ce n’est pourtant pas lui qui importe, là. C’est moi. Mon histoire.

           Pour la première fois de ma vie, je parle à quelqu’un de cette nuit-là.

— C’était mon premier meurtre… Cela a changé quelque chose en moi.

           Un sourire étire mes lèvres. Factice.

           Histoire de garder la face.

— Il était encore plus hideux, lorsque je l’ai sorti du four… Sa peau avait fondu et ses sourcils, ses cils, sa barbe… Tout avait disparu !

           Une larme coule sur ma joue. Je n’arrive pas à continuer mon faux rire. Il voit clair dans mon jeu.

C’est étrange comme ça ne m’a même pas apaisée. Ça ne m’apaisera jamais. Car même s’il n’est pas arrivé à ses fins avec moi… Il l’a fait avec d’autres.

— Il ne le fera plus.

— Il l’a fait.

           Il ne rétorque rien, comprenant que rien ne peut atténuer une telle chose. Sa main se lève, s’approchant de la mienne pour en atténuer les spasmes. Mais, hésitant, il finit par la reculer.

           Je ne sais pas trop ce qu’il me prend alors. J’enroule mes doigts aux siens. Suna semble surpris, mais il se laisse faire.

           Son pouce caresse le dos de ma main en des gestes apaisants. Sa paume est chaude. La chaleur humaine m’avait manquée.

           Nous ne parlons plus. Cela n’est pas nécessaire.

           Le silence prononce mille mots qu’on ne veut pas entendre, mais que l’on s'accorde à ressentir.

           Les yeux levés vers le ciel, nous contemplons la lune se couchant. 

           Les heures passent sans que nous bougions. Main dans la main et en silence, nous observons le soleil se lever lentement à l’horizon. 

           La nuit noire revêt une teinte bleutée qui apparaît bientôt plus claire, rosée. Lorsque l’éther adopte une couleur pastel, nous réalisons que nous avons passé plusieurs heures ici, nous tenant compagnie en silence.

— Que vas-tu faire aujourd’hui ? demande-t-il doucement d’une voix rauque. La Ligue Rouge compte juger les nobles. Vas-tu y participer ?

— Cela fait quatre ans que je prépare ce moment. Mais, je crois que j’ai besoin d’une pause. Je vais juste aller au marché.

— Laisse-moi t’accompagner.

           Son regard est doux, mais je n’y décèle aucune trace de pitié. Un brin de compassion, soit, mais surtout une certaine affection, confortée par le fait que je me sois autorisée à être vulnérable devant lui.

           Alors j’acquiesce.

— D’accord. Viens avec moi.



























           Aux premières heures du matin, le marché est relativement calme. Nos silhouettes progressent le long des rues pavées. Suna et moi ne parlons pas beaucoup.

Ils ne savent pas qu’ils seront bientôt libres de tout cela, fait remarquer l’homme, un sourire doux étirant ses lèvres tandis qu’il observe les villageois.

           Le visage du comte s’illumine en regardant des bambins courir, juste à sa droite. Cette matinée est encore sombre, vestige de la nuit disparaissant. Cependant, une atmosphère douce y règne.

           Il y a quelque chose d’attrayant dans la façon qu’il a d’épier le peuple l’entourant. Il le fait avec délicatesse. Comme s’il craignait de le briser en se montrant trop insistant.

           Mon cœur s’accélère en voyant son visage si doux.

— La résistance, hein ? je finis par lui demander dans un sourire malicieux. Qu’est-ce qui a pu perturber les plans de l’éternel attentiste…

— Tu veux dire, outre tes menaces de mort ?


           Je ris doucement, acquiesçant. Il hausse les épaules en me voyant faire. 

— Je n’ai jamais adhéré au travail fait par la Reine Rouge. Il m’a fallu du temps pour comprendre que tout n’était que propagande… Mais je suppose qu’après que mes parents soient morts dans un massacre imputé à la Ligue Rouge, même si je savais qu’il s’agissait en réalité de l’armée royale… J’avais du mal à franchir le pas.

— Mes condoléances.

           Je dois m’avouer surprise par cette révélation. Mon jugement hâtif sur Suna s’est révélé complètement faux. Il n’a pas intégré la résistance par appât du gain, en espérant que son comté s’agrandirait au travers d’un mariage avec une duchesse. Il attendait juste l’opportunité de dépasser son traumatisme.

           Comme si le sujet précédent n’avait pas été évoqué, il s’approche soudain d’un bijoutier. Le vieil homme et ses mains branlantes s’affairent autour de l’étal enseveli sous les bijoux. Mille et une pierres s’étalent devant nous.

           Suna observe avec soin les objets, attendant que le vieillard termine avec une dame posant énormément de questions. Surprise de le voir observer les bagues de fiançailles, je fronce les sourcils : 

— Si tu cherches les chevalières, elles sont plutôt à droite.

— Non. Je viens de réaliser que je n’ai jamais trouvé de bague de fiançailles appropriée pour toi.

           Un instant, je ne remue pas. Mon esprit se fait blanc, le temps de réaliser ce qu’il vient de dire. Puis, mes sourcils se froncent.

Suna… 

— Mmm ? 

           Il ne fait même pas attention à moi. L’index posé sur la bouche en signe de profonde réflexion, il observe silencieusement les étalages.

Rassure-moi… Tu sais qu’avec l’évolution de la situation, on ne va pas se marier ? je demande doucement, commençant à me demander si les neurones du châtain fonctionnent.

— Et pourquoi pas ?

           Se tournant vers moi, il plonge son regard dans le mien. Aussitôt, mon cœur s’emballe. La bouche sèche, je le regarde tandis qu’il me fixe avec insistance, sans ciller ni sourciller.

           Ma gorge se serre. Je ne sais pas quoi dire. La cadence de mon organe vital est telle que je ne m’entends plus penser. Hébétée, je le regarde.

           Et pourquoi pas ?

           Médusée, je ne dis mot. Suna maintient mon regard quelques secondes de plus avant de sourire tendrement.

— Je dois avouer que te voir bouche bée était sacrément satisfaisant. Toi qui as d’ordinaire une si belle répartie.

           Soupirant, je lève les yeux au ciel et affiche un faux sourire, prétendant être agacée d’avoir cru si facilement à sa blague. Mais en réalité, je dois bien forcer mon rictus.

           Car je crois que je n’y ai cru que pour une unique raison…

           Je voulais que cela soit vrai.
































           La journée avec Suna a été aussi douce que rapide. Ils disent qu’on ne voit pas le temps passer lorsque ce dernier est agréable. Je le ressens pleinement.

           Ces heures m’ont fait énormément de bien.

— Je suppose que nous allons devoir rentrer au château, maintenant, je marmonne sans conviction, songeant aux jugements déprimants qui nous y attendent.

           Suna m’observe longuement.

           La nuit est tombée sur nous, posant son voile sombre dans les jardins du palais. La lueur diaphane éclaire nos visages et les reliefs de notre dîner.

           Ce soir, nous avons mangé sur une large nappe, se délectant des mets déposés en pêle-mêle autour de nous. Cette surprise du châtain a égayé encore davantage ma soirée.

           Toute la journée, après chaque activité, j’ai soupiré la même phrase. Tant de fois que j’ai la sensation d’être une boîte à musique gravée de deux uniques notes.

« Je suppose que nous allons devoir rentrer au château, maintenant. »

           La première fois, en concluant notre tour du marché, Suna m’a observé. Son regard a analysé ma mine déconfite et, brusquement, il a saisi ma main et m’a tiré à sa suite. Le voyant prendre une direction opposée au château et bousculer quelques personnes sur son passage, j’ai éclaté d’un rire ingénu.

           Nous sommes arrivés près de la rivière, sur une barque. Nous avons flâné sur cette dernière tandis que le soleil se faisait plus intense encore, illuminant les terres couvertes de neige sans parvenir à faire fondre cette dernière.

           Nous étions seuls dans le lac. Avant que je n’utilise mes pouvoirs, ce dernier était gelé. Je l’ai fait fondre rien que pour nous et nous nous sommes laissés porter par le flot stagnant de sa surface.

           Puis, cette phrase a à nouveau franchi mes lèvres.

« Je suppose que nous allons devoir rentrer au château, maintenant. »

           Qu’à cela ne tienne. M’attrapant par la main, il m’a traînée jusque dans la forêt où nous avons découvert un coin infesté de chats sauvages vivant en harmonie. Ces derniers nous ont couverts d’affection.

           J’ai appris que Suna les nourrissait souvent et qu’ils le considéraient donc comme leur père. Cette information m’a touchée.

           Après cela, il a tenu à m’emmener manger dans une taverne où l’on danse du matin au soir. Occupée à engloutir mon déjeuner, j’ai refusé la demande d’un homme qui a tendu sa main vers moi pour m’inviter à une valse.

           De toute façon, les yeux noirs de Suna avaient déjà suffi à l’éloigner.

           Après cela, nous nous sommes infiltrés dans une bibliothèque à l’abandon. Je suis montée sur ses épaules pour tenter d’attraper un livre en hauteur. Cependant, tanguant maladroitement, j’ai fini par basculer. Ses bras m’ont attrapé et il s’est glissé sous moi, atténuant ainsi ma chute de son corps.

           Étalée sur lui, je me suis alors vivement redressée.

           J’ai d’abord paniqué. Mais, lorsqu’il a éclaté de rire, grognant que pour une soldate, j’étais bien maladroite, je n’ai pas pu m’empêcher de l’imiter. Nous sommes restés allongés sur le sol longuement.

           Puis, nous avons flâné en ville. À un moment, il a disparu. Mais, il s’est matérialisé rapidement devant moi à nouveau, des paniers pique-nique à la main.

« Ce matin, j’ai demandé à un marchand de les préparer pour ce soir. »

           Je souris doucement en me remémorant cette journée. Grisée, je me tourne vers lui.

— Merci pour aujourd’hui, Suna.

— Parce que tu crois que c’est fini ? demande-t-il, allongé sur le dos, prenant appui sur ses coudes pour se redresser.

           Se levant, il saute sur ses pieds avant de me tendre la main. Encore assise, je lève les yeux jusqu’à sa silhouette debout. Derrière sa tête se découpe la lune ronde, formant un cadre autour de son visage doux.

           Mes sourcils se froncent tandis que je lève timidement ma paume vers la sienne.

Tu me dois une danse. On ne l’a pas finie hier.

           Un sourire étire mes lèvres et je saisis sa main. Aussitôt, il me tire à lui.

Sans musique ? Es-tu sûr que ça ne te gênera pas ? je demande.

— Je peux chanter, au pire.

— Là, c’est moi que ça gênera.

           Il éclate de rire.

           Tourbillonnant sur moi-même, mon dos se colle à son torse. Puis, je me déroule dans un mouvement gracieux. Sa paume se pose sur ma hanche, se stabilisant.

           Pas à pas, nous nous déplaçons. Tout proches l’un de l’autre, au rythme de nos battements de cœur, nous évoluons. Son nez frôle le mien et, malgré l’obscurité pénétrante, je distingue chaque détail des mille et une pépites d’émeraude formant ses iris.

           Son regard… Je pourrais m’y perdre des heures durant.

           Un pas, nous nous éloignons. Je roule sur moi-même. Mon dos se presse à son torse. Sa main se pose sur ma hanche, me stabilisant. Mais, il ne me relâche pas.

           Surprise, je tourne la tête. La sienne, penchée par-dessus mon épaule, est déjà tournée vers moi. Ses yeux louchent sur mes lèvres et son nez frôle le mien.

           L’air est brûlant entre nous. Si épais qu’il peine à pénétrer nos poumons.

           Ma bouche pulse, irrésistiblement attirée, l’appelant. 

           Puis, dans un geste d’une infinie tendresse, ses lèvres se posent sur les miennes. Mes yeux se ferment, savourant ce contact. Il est doux sur ma langue, apaisant le moindre de mes tourments.

           Ma paume glisse sur sa joue. Je me retourne quand ma bouche s’ouvre, invitant sa langue. Cette dernière touche sa jumelle, entamant une valse soutenue.

           Mes mains attrapent son haut, l’attirant toujours plus vers moi. Ses bras me plaquant contre lui, refusant la moindre distance. Nous fondons l’un en l’autre, emportés par ce baiser.

           Bientôt, nous nous séparons, à bout de souffle.

           Son front se pose contre le mien. Nous respirons difficilement. Ses lèvres rougies m’appellent à nouveau. Mais, je me contente de les regarder.

— Tu es sûre que tu veux rentrer au palais ? demande-t-il doucement, ses mains caressant mes hanches.

— Pas le moins du monde.

— Alors pars avec moi.

           Son sourire doux tremble tant il peine à prendre sa respiration.

— Quoi ?

— J’ai un château au comté. Avec un lac, un marché, une bibliothèque et tout ce qu’il faut ! J’avais prévu d’emmener les chats avec moi. Allons dans la forêt récupérer les chats puis…

           Ses mains saisissent les miennes.

— Vivons ensemble !

           Un sourire étire mes lèvres et ma poitrine se gonfle de bonheur. Pour la première fois depuis des années, je crois que j’ai envie de vivre. Pour de vrai. Pas de survivre que dans le but d’une vengeance.

           Je suis résistante. Mais, je suis aussi une femme. Et ce que j’ai renié durant des années par peur de souffrir à nouveau m’attire irrésistiblement.

           En toute hâte, Suna fouille ses poches avant d’en sortir un minuscule baluchon. De ce dernier, il fait jaillir un anneau serti d’une pierre éblouissante, bleu comme le ciel.


           La bague qu’il regardait avec tant d’insistance au marché, ce matin. Il l’a finalement achetée.

— Je ne te demande pas de m’épouser. Pas tout de suite. Enfuis-toi juste avec moi. Je ne veux que ça.

           Je ne réfléchis pas une seule seconde.

           Vivement, j’acquiesce, des larmes de joie parcourant mon visage.

— Oui ! Oui !

           Grisé, il s’empresse de se mettre à genoux. Embarrassé, je lui dis de se lever, mais il ne m’écoute pas. Tendrement, il passe l’anneau à mon doigt avant de regarder ma main comme s’il s'agissait là du plus beau trésor du monde.

           Aussitôt, je l’imite. Et mon cœur se soulève à cette vision.

           Il se lève. Je me jette à son cou. Mes bras s’enroulent autour tandis que je lui offre un baiser.

           Ses mains se posent dans le bras de mon dos.

           Et, contre mes lèvres, je le sens sourire.





































           Une délicieuse odeur m’a tirée de mon sommeil. M’étirant longuement, je sors du lit en riant. L’un des chatons me suit à la trace en poussant de multiples miaulements.

           Quand j’arrive dans la cuisine, Suna est en train de disposer quelques assiettes garnies de mets sur la table de bois vernie. Il rit doucement.

Tu ne pourras jamais te faire discrète, avec lui qui hurle tous les matins quand tu arrives.

— Il a mangé, ce matin ? je demande en saisissant la boule de poils que je pose sur le plan de travail, commençant à gratter ses oreilles et sa frimousse.

           Suna secoue doucement la tête.

— Comme d’habitude, tant que tu n’es pas réveillée, il refuse.

           Je ris tendrement, embrassant la boule de poils et m’empresse de la nourrir. Disposant sa nourriture dans un plat, tandis que résonne le concert de hurlements qu’il pousse.

           Quand je lui tends sa gamelle, Suna m’observe avec un sourire doux.

— Je vais finir par être jaloux. Tu l’embrasses toujours avant moi.

           Pouffant de rire, je fais le tour de la table et atteins sa hauteur. Aussitôt, les bras de Suna s'enroulent autour de moi, me pressant contre lui. Mon visage vient se loger dans le creux de son cou que j’embrasse.

           Sa large main caresse mon dos.

— Bien dormi, mon cœur ?

— Comme un bébé. Comme chaque jour depuis que je suis ici, je chuchote.

           Il semble satisfait.

— Et toi ? Tu es tellement matinale.

— J’aime bien l’idée que tu dormes calmement pendant que je te prépare à manger. Me réveiller avant toi est le meilleur moyen de passer une bonne journée.

           Touchée, je hausse la tête en souriant. Il dépose aussitôt un baiser sur ma bouche. Mais, je me recule.

           Ses sourcils se froncent en voyant ma réaction.

C’est mon haleine du matin, et je…

— Et je m’en fous.

           Dans un rire, je ne le repousse pas quand il s’approche à nouveau. Ses lèvres se déposent brièvement sur les miennes et j’atteins la table.

           Il me suit, s’asseyant avec moi.

— Qu’est-ce qu’on a au programme aujourd’hui ? je demande en piquant dans mon assiette, faisant de mon mieux pour ignorer la patte que tend notre maine coon vers la table.

Mon oncle vient nous rendre visite. Il a hâte de te revoir.

           Mes sourcils se froncent.

— Me revoir ? Je ne l’ai jamais vu.

— Bien sûr que si, tu as combattu avec lui.

           Je mets quelques secondes avant que la réalité ne me frappe. Mes yeux s’écarquillent en réalisant que je ne connais qu’un seul Cheshire dans la résistance.

— Non !

— Si, rétorque-t-il dans un sourire.

Non !

           Je marque un bref temps d’arrêt.

Non ! j’insiste.

           Mais il conserve son sourire.

— Le chat du Cheshire ?

           Il ne répond pas, son silence servant à prouver mes dires.

Bon sang, je crois que j’ai peur de découvrir le restant de l'arbre généalogique.

           Il éclate d’un rire doux. J’avale une autre bouchée, encore estomaquée. Cependant, ma stupeur ne dure pas bien longtemps. Car je réalise bientôt que je vais sans doute rejoindre ce fameux arbre.

           Un sourire étire mes lèvres.

— À quoi tu penses ? demande-t-il.

— Rien… Je…

           Mes yeux s'imbibent de larmes.

J’ai trouvé une famille.

           Ses yeux se mouillent rapidement. Sa main se pose sur la mienne.

Et moi aussi, j’ai trouvé une famille.












































































j'espère que cette adaptation
du lac des cygnes
vous aura plu...

vous aimez bien Kakashi de
naruto ?

rendez-vous demain
pour le voir !
































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