𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟐𝟏 : 𝐍𝐚𝐧𝐚𝐦𝐢.












𝐌𝐔𝐋𝐀𝐍

𝐊𝐞𝐧𝐭𝐨 𝐍𝐚𝐧𝐚𝐦𝐢

𝐗𝐗𝐈













           Par-delà les villages et les forêts verdoyantes, le Royaume Rouge abrite de bien curieuses falaises. Là-bas, le soleil n’est plus qu’un anneau flottant sans bouger dans l’océan de ténèbres tenant lieu de ciel. Sa partie inférieure est avalée par l’horizon, un dédale de montagnes ensanglanté.

           Nul ne sait à quoi ressemble l’astre dans son entièreté. Les pas des hommes ne peuvent les mener assez loin pour le découvrir.

— Vous n’êtes pas ici pour faire les marioles, mais pour tenir lieu de chair à pâté ! Vous obéissez au pas et tout se passera bien ! Mais si un poil se hérisse, qu’une respiration se coupe, qu’une voix déraille… Oh, je vous garantis le cachot.

           Le superviseur Stanislas ne semble pas bien commode. Malgré sa silhouette trapue et chétive, ses jambes se déplaçant à la manière de pattes de fourmis, sa voix se fait particulièrement forte.

           Nous devons être une centaine, debout en face de lui. Le dos droit, les mains dans le dos, nos avant-bras posés parallèlement l’un contre l’autre. La tête baissée en signe de soumission, les yeux rivés sur les cendres noires constituant le sol sous nos pieds, nous l’écoutons tandis qu’il passe dans les rangs.

           Du coin de l’œil, je l’aperçois marteler violemment ses paroles de mouvements de tête insistants : 

— Si vous êtes ici, c’est que votre profil est intéressant ! Nous n’acceptons pas n’importe qui dans ces rangs… Alors, vous qui êtes accueilli dans les plaines sanglantes, tâchez de faire honneur à ce lieu !

           Le Royaume Rouge est une dictature gouvernée d’une main de fer par la Reine Rouge. Tandis que sa population meurt de faim, elle engrange des sommes astronomiques en détournant les recettes originellement destinées aux paysans. Cet argent ne sert qu’à une seule chose.

           Financer sa forme martiale.

           Huit armées. La terre. L’air. L’eau. Le feu. Dans chacune de ces catégories, deux divisions existent : celle protégeant les frontières et celle réprimant le peuple.

           L’armée de terre se déplace à pied, défend des terrains et s’occupe des humains affiliés au sol. Il s’agit de la plus grande des quatre unités. Arrivent ensuite les êtres dotés de la capacité de voler ou assez doués de leur main pour maîtriser des engins aériens. Pareillement, un corps est destiné à ceux affrontant les sirènes, les tritons, les pirates… Et, officiellement, la terrible Ursula.

           La vérité est que nul parmi eux n’oserait la toucher.

           Tous sont reconnaissables grâce à leurs uniformes. D'imposantes armures rouges gravées des blasons de la reine rouge. La ferraille de leur accoutrement produit une sinistre mélodie, semblable à un appel des ténèbres. Les pays de la carte ont appris à la craindre.

           La dernière famille martiale est la plus petite de toutes. Restreinte, elle se compose de la fine fleur de l'État. Les éléments les plus loyaux, les plus coriaces, les plus combatifs, les plus hargneux, les plus brutaux. Uniquement des hommes. Les femmes y sont proscrites.

           L’armée de feu. Les troupes d’élite.

           Cinq unités de vingt personnes. Entraînées à tuer. 

           Leurs armes sont rouges. Un sort fait que leur lame est en permanence chauffée à blanc. Elle ne se contente pas de trancher la chaire. L’acier en fusion fait fondre les tissus et ravage les organes.

— Regardez autour de vous ! reprend l’instructeur Stanislas d’une voix forte. Vous y êtes autorisés ! Observez le spectacle qui vous entoure !

           Nous nous exécutons. La mâchoire contractée, j’imite les hommes autour de moi. Mon attention s’attarde sur ce soleil, semblable à un anneau de lumière rougeoyant qui perce la toile obsidienne du ciel. Il projette des lueurs écarlates sur les roches sombres, donnant l’impression qu’elles sont inondées de sang. La cendre noire revêt une allure plus sinistre encore.

— Oui ! Regardez bien ! insiste-t-il avec un rire sinistre. Voyez le paysage qui vous entoure ! Ça, c’est de la vision de guerrier… Vous ne verrez pas ça, dans leur campement de femmes ! La terre, l’air, l’eau… Eux, ils s’embarrassent des crêpages de chignons et des culottes de dentelle, mais pas nous !

           Lors des sélections pour intégrer l’armée rouge, les genoux tremblaient lorsque j’approchais. Tout comme les bruits sinistres des armures rouges terrifiant la population, celui de mon silence tétanisait les soldats.

           Dans une forêt, les instructeurs avaient lâché tous les candidats. Nous n’avions qu’un mot d’ordre. Rester éveillé jusqu’au lever du jour. Nous devions éliminer les autres et rester jusqu’à la fin du jeu. 

           Mes pas étaient semblables à un murmure. Je filais en une caresse dans leur dos. Il ne me fallait qu’une unique seconde. Un geste. Une esquisse. Et ils s’effondraient. Inconscients.

           Le lendemain matin, lorsque le soleil a illuminé timidement les bois, j’ai pris le chemin du pavillon des instructeurs. Seule, j’ai attendu devant les marches. Bientôt, d’autres combattants m’ont rejointe.

           Trois sessions ont été organisées. Je n’ai participé qu’à une d’entre elles.

           Tous ceux qui sont ressortis de la forêt au petit matin sont autour de moi. Nous sommes parvenus à rester éveillés toute la nuit, à essuyer les combats sans être assommés alors nous avons gagné le privilège de rejoindre l’armée rouge.

— Il n’existe pas plus grand privilège en ce monde que de rejoindre l’armée de feu… Enfin, si… Il existe bien quelque chose.

           Stanislas esquisse un sourire mauvais. Joignant les mains dans le dos, il nous fait face. Cependant, ses yeux se posent sur l’anneau de lune derrière nous.

           Son visage fripé a l’air bien menaçant, baigné des lueurs écarlates.

— La crème de la crème, l’élite de l’élite… Elle se résume en trois mots et vous le savez.

           Les muscles se tendent autour de moi.

— Unité d’intervention.

           Ma respiration se coupe.

           Il y a quatre ans, après que l’armée de feu ait incendié mon village, j’ai cru mon existence interrompue. Tabassée jusqu’à en devenir méconnaissable par quatre soldats, hurlant de douleur lorsqu’ils me piétinaient, j’ai gis un temps parmi les décombres calcinés. Laissée pour morte par les guerriers, j’attendais de périr des suites de mes blessures.

           Mais, une main s’est posée sur mon front, quelques heures plus tard. Au-dessus de ma tête, le visage d’une femme s’est découpé. Elle souriait doucement, marmonnant quelques formules magiques en exécutant des gestes compliqués du bout des doigts.

           Autour de nous, des voix résonnaient. Du coin de l'œil et malgré ma vision trouble, je voyais des silhouettes s’agiter, des personnes hurler de rapatrier les blessés et de couvrir les défunts. Je ne le savais pas encore, mais les individus autour de moi étaient ceux dont j’avais eu le plus peur, depuis des années.

           La Ligue Rouge. Les membres de la résistance.

           Décrits par tous comme de sombres terroristes, accusés de tous les maux du royaume, ils sont la principale force d’opposition de la reine. Et, avant l'incendie de mon village, je les méprisais car je croyais qu’ils martyrisaient la population.  Cette nuit-là, j’ai réalisé qu’ils n’en faisaient rien. Que l’armée était responsable de l’insécurité planant sur les paysans et non la Ligue Rouge.

           Ma peur de la résistance s’est muée en haine de la royauté. J’ai rejoint la Ligue Rouge.

           Et, aujourd’hui, je suis venue assassiner celui qui a orchestré le massacre de mon village.

           Je suis prête.

— L’unité d’intervention, reprend Stanislas, est dirigée d’une main de fer par le plus grand guerrier de ce royaume. Et il n’accepte que les meilleurs parmi les meilleurs. 

           Les mains dans le dos, il commence à faire les cent pas.

— Là est la raison pour laquelle, alors que chaque unité de l’armée de feu comporte vingt soldats, l’unité d’intervention n’en compte que quatre.

           Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine.

           La cendre. L’odeur de brûler. Les hurlements. Les bottes se heurtant contre mon crâne… Je n’ai rien oublié. Je n’oublierai jamais rien.

— Enfin, quatre… Je devrais dire, cinq.

           Les respirations se coupent. Les dos se redressent davantage. Les muscles se tendent.

— Pour la première fois en six ans, Nanami Kento, l’instructeur de l’unité d’intervention, a décidé de recruter en personne un aspirant…

           Haussant le menton, il considère longuement le ciel, savourant l’excitation silencieuse se propageant dans les rangs. Tous sont suspendus à ses lèvres, mordant d’envie de découvrir l’identité de l’heureux élu.

           Et, surtout, si cette identité est la leur.

— À présent, vos affectations vont vous être distribuées.

           Dans son dos, des silhouettes se découpent peu à peu. Elles se matérialisent derrière lui. Parées de kimonos écarlates et de chapeaux au bord large dissimulant le sommet de leur visage, elles prennent place en rang. D’un pas de côté, Stanislas leur fait signe d’avancer.

           Aussitôt, elles marchent d’un même pas. Approchant dans une symétrie parfaite, elles se déplacent au même rythme. Chacune passe entre chaque colonne de soldats, donnant une enveloppe à l’homme se trouvant à sa droite.

           Un pas. Elles lèvent le bras. Elles tendent l’enveloppe. Un autre pas. Elles lèvent le bras. Elles tendent l’enveloppe.

           Le tout dans un rythme d’une précision inouïe.

           Un homme en kimono s’arrête à ma gauche. Une enveloppe écarlate m’est tendue. Je la saisis, lorgnant le cachet de sire noir. Dans les reliefs de la pâte cuite, je distingue les armoiries de la reine. Leur simple vision me donne envie de serrer les dents.

           Bientôt, chaque soldat a une enveloppe. Stanislas ne prononce aucun mot. Seul un geste lui suffit. Les hommes en kimono disparaissent dans les airs, comme volatilisés.

           Tous debout, tête baissée sur nos enveloppes, nous attendons. Stanislas jubile, se délectant de notre impatience aisément devinable. 

           Au bout d’un moment, cependant, il se résout à mettre un terme à ce manège.

— Vous pouvez prendre connaissance du contenu de vos enveloppes.

           Mon doigt glisse sur le cachet, le décollant. Aussitôt, j’en sors la feuille beige et granulée. Celle-ci crisse entre mes doigts.

« Monsieur, je vous présente mes félicitations.

Vous comptez dorénavant parmi les cinq membres de l’unité d’intervention.

À demain,

Kento Nanami. »


           Je range l’enveloppe, ignorant les visages déçus autour de moi. Puis, les mains jointes dans le dos, je lève la tête, arborant une position exemplaire. Même un sourire ne saurait perturber l’impeccable silhouette que j’arbore.

           Cependant, intérieurement, je ris.

           À nous deux, Nanami Kento.






           Tout n’est que nuances écarlates. 

           Les pavés de bronze menant au manoir sont encadrés de champs de roses rouges. Les arbres se déclinent en feuilles carmin s’agitant dans un bruissement doux. Tandis que je marche, je suis même surprise de constater que le ciel est simplement blanc. Une teinte insipide.

           Symbole de paix ténue dans un royaume ravagé par la guerre.

           Au sommet de la colline que je gravis depuis plusieurs heures, un manoir est érigé. Imposante bâtisse sombre composée d’un dédale de fenêtres et de façades enchevêtrés avec élégance, il me surplombe. Maintenant, debout devant lui, je me surprends à retenir ma respiration.

           Il me faut tordre la tête pour considérer le lieu dans son intégralité. Immense, vertigineux, il semble sur le point de tomber sur moi et de m’emporter à n’importe quel instant.

— Je sais que le patron peine à recruter… Mais de là à engager un homme qui ressemble à une femme, résonne une voix dans mon dos.

           Deux yeux de fouines mesquins me zieutent sous une calvitie particulièrement avancée. Cette dernière se termine ironiquement en une longue queue de cheval.

— Et, à qui ai-je l’honneur ? je demande en me retournant, haussant un sourcil réprobateur en direction du dégarni.

           Il lâche un rire gras, jetant un regard vers sa gauche. J’aperçois alors une silhouette particulièrement fine et grande, semblable à une mante religieuse, se déplier. Ce dernier se cachait vraisemblablement derrière l’une des gargouilles marquant le perron du manoir.

— T’entends ça ? Il n’a même pas pris la peine d’apprendre nos prénoms…

— Je dois avouer que cela est fâcheux, prononce la mante religieuse d’une voix étouffée, similaire à un vent lointain.

— Oh, oui… Que c’est fâcheux.

           Me retournant, j’aperçois un visage retourné. Suspendu au bout d’une corde accrochée à une branche d’arbre, un adolescent se balance. Il a dû être embrigadé bien jeune.

— Qu’on lui coupe la tête !

— Je dirais même plus… Qu’on l’expédie ailleurs à grands coups de pied.

           Cette dernière voix, particulièrement aiguë, semble presque être celle d’une enfant. Qu’elle n’est donc pas ma surprise lorsque, me retournant, je découvre un crâne minuscule planté au milieu de deux épaules plus larges que mon corps allongé et une colonne vertébrale plus haute que cette montagne.

           Le dégarni éclate de rire et la mante religieuse applaudit avec grande lenteur.

— Oh oui, que j’approuve…

           Soit, ils ne payent pas de mine.

           Cependant, je suis censée être en face du fin fleuron de l’armée rouge. Devant moi se trouve la troupe d’élite que l’armée de feu. L’Unité d’Intervention.

           Je ne sais pas si je ferais le poids contre l’un d’entre eux. Une chose est sûre, je ne tenterai pas ma chance contre eux tous réunis.

— Allons, testons ce que le nouveau a dans le ventre ! s’exclame l’adolescent, sautant sur le sol et se réceptionnant avec grande souplesse.

           Il fait un pas. Aussitôt, les autres aussi. Le géant se trouve à ma droite. La mante religieuse, juste à côté. L’enfant et le dégarni, à gauche. Dans mon dos, le manoir fait rempart.

           Je suis cernée.

           Ils avancent d’un pas. Par réflexe, je recule. Aussitôt, leurs yeux s’écarquillent. Mon cœur rate un battement. Nous nous figeons tous.

           Grossière erreur. 

           Je viens de leur faire comprendre que je n’étais pas assurée. J’ai battu en retraite. Et ce genre d’hommes se ruent sur la moindre marque de faiblesse.

— Et bien, c’est qu’on aurait peur ? rit l’adolescent, sa tête se secouant comme un marteau à ce geste.

— Il n’aurait pas que l’allure d’une femme, mais aussi sa mentalité ? glousse bruyamment le dégarni.

           Mes poings se serrent. Mon sang ne fait qu’un tour.

— Quoi ? Tu comptes nous affronter ? Tu n’oseras jamais, rit le mastodonte de sa voix fluette.

— Oh… Quelle petite femme… La petite pleurnic…

           Soudain, ils ont un sursaut. Aussitôt, je recule d’un pas. 

           Mon dos percute alors une surface dure. J’ai à peine le temps d’écarquiller les yeux ou de les voir faire de même. Les quatre hommes tombent à genoux et mes muscles se figent.

           Une odeur fraîche, semblable à une fleur de coton, s’insuffle dans mes narines. À l’instant où elle emplit mes poumons, une voix résonne derrière moi : 

— Et je peux savoir ce que vous faites ?

           Une voix grave s’élève dans mon dos. Puissante, elle conserve tout de même cette dernière dans un écrin de retenu, formant une mélodie plutôt douce.

           Digne d’un commandant. Ferme. Mais non tyrannique.

           L’envie me prend immédiatement de m’octroyer une gifle magistrale. Dans la Ligue, lorsqu’un nouveau soldat était promu et devenait mon chef, j’avais pour habitude d’essayer de deviner quel genre d’instructeurs ils s’avèreraient être grâce au ton de leur première prise de parole.

           Ici, cela est peine perdue. Je sais qui Kento Nanami est.

           L’homme que je vais tuer.

— N’aurais-je pas le droit à une réponse ? insiste-t-il.

           Je n’ose pas me retourner, découvrir le visage de l’homme responsable de l’assaut dans lequel j’ai perdu ma maison, mon innocence et ma joie.

— Il… Il ne montrait pas ses respects et il…

— Ses respects ? Et envers qui ? Vous ? Êtes-vous des individus respectables ?

           Aucun d’entre eux n’ose lever la tête. Les yeux rivés sur leurs genoux, ils fixent le sol avec honte.

— Gardez cette position.

— Mais, commandant…

— Discutes-tu mes ordres ? cingle Nanami avec fermeté.

           Les yeux écarquillés, le dégarni ne se permet aucune réponse et secoue juste la tête de gauche à droite, terrifié à l’idée de prendre la parole.

— Vos mères ont conservé ces positions pendant des heures lorsqu’elles vous portaient dans leur ventre. À l’époque déjà, vous étiez insupportables. Et elles ont enduré cela pour que vous les insultiez aujourd’hui ? répète Nanami d’une voix douce où naît une pointe d’acidité.

— Nous n’avons pas i…

— Il suffit. Vous avez proféré des insultes envers les femmes sous prétexte qu’elles ne sont pas présentes pour se défendre. Un chevalier se doit d’être humble et ça, ça ne l’est pas.

           Le commandant se tait quelques instants.

— Alors, je ne vous permets sûrement pas de prendre la parole. Restez ainsi jusqu’à nouvel ordre.

           Encore sonnée, je ne réagis pas. D’une certaine façon, j’ai même oublié que je faisais sens dans ce décor. Je me contente d’observer la scène comme si je n’étais que spectatrice.

           Soudain, une main se pose sur mon épaule, me sortant de ma torpeur. Je sursaute presque à ce contact et me retourne aussitôt, découvrant le visage de mes cauchemars.

           Deux iris d’un bleu perçant se voient plantés en leur sein d’une pupille minuscule, semblable à la pointe d’une lame. Autour d’elle, l’océan azuré de ses iris tire vers l’acier en un spectacle énigmatique, dénué de la moindre émotion. Seule une certaine sévérité émane d’un sourcil droit et finement tracé surplombant ce regard.

           Un nez droit tombe entre eux, menant à de fines lèvres closes qui ne laisseraient pas filer un secret. Ses joues creusées accentuent son air grave que ses cheveux dorés soigneusement peignés renforcent.

           La voix et le visage… Tout cela fonctionne en une harmonie certaine et sans équivoque. Assurément, cet homme est sévère.

— Vous, vous venez avec moi.

           Aucune question. Aucune salutation. Un simple ordre.

           Il se retourne, franchissant le perron menant aux portes du manoir. Mon regard s’attarde quelques instants sur sa silhouette s’évanouissant. Sa démarche est souple, agile et assurée.

           Voici donc l’homme qui a détruit ma vie.

           La lame cachée le long de mon avant-bras caresse ma peau en un toucher froid et sinistre. Je frissonne à celui-ci avant de m’engager derrière le commandant.

           Mes yeux ne le quittent pas. Je le suis.

           Il paiera.







           Si j’avais pour projet de rester longuement au manoir, je serais sans doute déjà nauséeuse en découvrant son pêle-mêle de couloirs. Ces derniers se ressemblent tous, étroits et tapissés d’armes, de peintures en l’honneur de la famille royale et d’armoiries de la reine. De la bile a griffé ma gorge en découvrant le portrait de celle-ci, au détour d’un couloir.

           Le bureau de Kento Nanami, lui, est bien plus sobre. Nous avons marché longuement en silence avant de l’atteindre. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à cela de la part d’un commandant de l’armée rouge.

           Épées ensanglantées du sang des vaincus posées en exergue sur une commode, crâne brisé et vidé servant de pot à crayon, chaises tissées de peau humaine et jeux d’osselets composés de… véritables osselets récupérés dans des oreilles de pauvres paysans. Tout cela, j’ai eu l’occasion de le trouver dans les chambres que j’ai retournées après avoir assassiné des hauts gradés du gouvernement.

           Trouver le nom de Kento Nanami n’a pas été chose facile. Il m’a fallu un long chemin avant d’admettre que l’armée était responsable de ce qu’il s’était produit et non des brigands de grands chemins. Cette prise de conscience a mené à mon intégration dans la résistance où, entre quelques missions, j’usais de mes ressources pour enquêter.

           De soldats malmenés à haut-gradés morts, j’ai su secouer l’armée. Sur mon chemin, seule une question guidait ma lame.

           Qui avait fait cela ?

           Ce sont des membres de l’armée rouge, que j’ai affrontés à l’aide de leurs armes, qui me l’ont révélée. Oui. Ce sont eux, grands guerriers qui refusent de se mêler aux femmes, qui ont craché un nom.

           Kento Nanami.

— Je suppose que je dois en conclure que vous approuvez mes goûts en matière de décoration, fait remarquer le commandant, me tirant de mes rêveries.


           Je réalise alors que je ne cesse pas d’observer avec grande attention le décor m’entourant. Je dois m’avouer estomaquée par les sphères flottant autour de nous, revêtant les couleurs des différentes planètes de notre système. Certaines passent à côté de mon épaule et d’autres s’élèvent jusqu’au plafond qui n’a pas de fin et n’est qu’un ciel parsemé d’étoiles.

           Les murs sont des étagères de livres, traversées d’imposants volumen dont les reliures de cuir brillent. Leurs teintes sont semblables à celles trainant sur l’imposant bureau de bois du commandant.

— Je ne m’attendais pas à ce genre d’environnement, j’admets face à son regard curieux.

— Parce que vous vous attendiez à quelque chose en particulier ? Vous avez eu l’occasion de visiter un bureau d’un haut dignitaire de l’armée ?

— Je ne vois pas vraiment ce que j’irai faire là-dedans.

           Nonchalant. Méprisant les codes sociaux et les hiérarchies.

           L’homme que j’incarne existe réellement. Cela fait quelques années qu’il a fui la dictature, mais la reine n’a pas semblé être au courant. Elle lui a envoyé une lettre afin de lui proposer de passer l’examen pour intégrer l’armée. En consultant des archives, elle est tombée sur une plainte émise à son encontre lorsqu’il n’était qu’un enfant. Il avait fait preuve d’une cruauté et d’une force sans pareil à l’égard d’un homme sans-abris.

           Intéressée par ce dossier, la monarque l’a fait appeler. Fort heureusement, les rapports de police de contiennent pas ne gravures des parties impliquées, seulement leurs noms, prénoms et une vague description physique de ce qui n’était qu’un gamin de huit ans.

           Prendre sa place n’est donc pas bien compliqué. En revanche, je dois veiller à incarner l’identité que je vole.

           Gellert est un petit con. À moi d’agir comme tel.

           Kento ne semble pas agacé par mon air nonchalant et franchement méprisant. Un sourire plisse même ses yeux, bien que ses lèvres demeurent droites.

— Votre nom ?

— Gellert Azynis.

— Bien, Gellert, lâche-t-il en insistant sur ce mot, saisissant un dossier sur son bureau que je devine être le mien. Vous avez eu d’excellents résultats à l’examen. La reine en personne m’a encouragée à vous regarder et je dois avouer avoir été agréablement surpris.

— Le piston, ça ne m’intéresse pas. Le pognon, si. La solde est de combien ? je réponds aussitôt.

           Les sourcils de Nanami se haussent et il laisse filer un rire froid.

           Le côté positif, lorsqu’on campe un rôle d’abruti comme celui Gellert, est qu’on est convaincu de faire sortir l’autre de ses gonds très rapidement. Et, je vais en avoir besoin si je veux me rendre compte de la façon de se battre du blond.

— Écoutez, on m’a prévenu de votre comportement… Et, après l’accueil que vos collègues vous ont réservé, je peux comprendre que vous n’ayez pas forcément envie d’agir aimablement.

           Ah… Que j’aime lorsque les plus cruels se jouent diplomate. Cela a toujours des relents de puanteurs, de pièces mal jouées sur une scène fissurée.

— Cependant, comme vous avez pu le voir, je ne tolère pas de comportements déplacés. Ces attitudes… Je ne peux les accepter. Les femmes sont…

— …des mères, on l’aura compris.

           Cette fois-ci, ce n’est pas Gellert qui s’exprime. La scène de tout à l’heure avait des allures pathétiques.

— Je vous demande pardon ? réagit aussitôt Nanami, visiblement surpris.

— On l’a bien compris, la seule et unique façon de vous faire comprendre que vous agissez mal avec les femmes, c’est de vous parler de vos mères, de vos sœurs, de vos filles…

           Les mains fourrées dans ma tunique, j’affiche un air nonchalant qui n’égale en rien le feu bouillonnant en moi.

— Ne la frappe pas. Et si c’était ta mère ? Ne l’insulte pas. Et si c’était ta sœur ? Ne la touche pas. Et si on faisait ça à ta fille ?

           Un sourire mesquin étire mes lèvres.

— Parce que c’est intolérable seulement si vous en venez à considérer les femmes comme des objets, vos objets. Et à ce moment-là, comme elles sont à vous, par respect pour vous, il faut leur en montrer à elles. Par respect pour vous uniquement, pas pour elles. Mais, si elles ne sont que des femmes, dans leur autonomie, sans lui à des hommes…

           Je hausse les épaules.

— …Je suppose qu’elles sont tout juste bonnes à être jetées.

           Pour peu, je ferais passer Gellert pour l’homme moderne qu’il n’est pas. Cependant, le commandant n’envisagera pas, pour si peu, d’avoir affaire à un usurpateur. Juste quelqu’un qui cherche par tous les moyens à critiquer ses actions.

           J’attends quelques secondes, prête à l’entendre s’agacer.

— Vous avez raison… Cet argumentaire est celui de la facilité et il conforte mes hommes dans un comportement néfaste pour notre société.

           Non, mais je rêve ? Il ne peut pas simplement sortir de ses gongs ? Qu’est-ce qu’il me la joue « vieux sage diplomate » ? Ce connard est-il réellement en train de parler « préservation de la société » alors qu’il la brûle ?

— Je m’imaginais jouer sur la carte de l’empathie, mais l’empathie est ressentie vis-à-vis d’un être humain, pas de ce qu’il nous apporte… Mère ou voisine, une femme reste une femme.

           Ma mâchoire se serre. Mon poing fait de même, dans ma poche.

— Je méditerai là-dessus, je m’y engage. En attendant, je me dois de vous expliquer ce qui vous attend ici.

           Je ne réponds rien, profondément déconfite par mon échec. 

— Demain, nous ferons une mise au point sur nos prochaines missions à venir et sur la situation de…

           Brutalement, il se lève. De son long kimono, il sort une chaîne d’or fine surmontée d’une montre. Cette dernière indique six heures du soir.

           Aussitôt, il quitte son bureau, se dirigeant vers la porte de la pièce.

— Nous reprendrons cette conversation demain, déclare-t-il fermement, les yeux rivés sur la poignée de la porte, ne m’accordant pas la moindre espèce d’attention.

— Vous avez un rendez-vous ?

— Non, c’est la fin de ma journée, déclare-t-il en ouvrant la porte.

           S’arrêtant sur son seuil, il me jette un regard par-dessus son épaule : 

— Et, je ne fais jamais d’heures supp’.

           Là-dessus, il referme derrière lui, me laissant seule dans son bureau. Debout, les bras le long du corps, j’observe quelques instants la poignée, médusée.

           Que vient-il de se produire ?














           Ici, même l’herbe est écarlate. Semblables aux vestiges d’une guerre sans foi ni loi, les plaines s’étendent à la manière de flaques de sang. Cette vision me désarçonne.

           Debout en une ligne, nous faisons face à Kento Nanami. Ce dernier a revêtu un kimono noir, aggravant ses traits déjà austères.

— Vous n’êtes pas sans savoir que la Ligue Rouge, ce groupe de résistants, prend de plus en plus d’importance depuis quelques années.

           Dos à nous, les mains jointes dans le dos, il observe l’horizon. Le vent soulève quelques-unes de ses mèches blondes en un portrait étonnant. Debout dans les plaines écarlates, auréolé de la lumière du soleil, il brille de mille feux.

— Il y a quelque temps, nous sommes parvenus à repousser les résistants et à en enfermer certains dans la Grande Tour. Mais, plus récemment encore, ils ont été libérés.

           Les mâchoires se contractent. Pas la mienne. Je me contente d’observer le sol sans bouger.

           Cependant, je dois avouer que cette nuit-là, lorsque j’ai percé la tour, ravagé son flanc et que mes forces armées sont entrées en masse dans les geôles, je n’étais pas peu fière. De toute façon, à partir du moment où ils ont créé une prison entièrement consacrée aux membres de la résistance, ils auraient dû se douter qu’on y ordonnerait l’assaut.

— L’ancienne garde de la Ligue Rouge est déchue… Soit trop vieille, soit partie couler des jours heureux avec leurs amants pour fonder une famille, soit morte… Cela ne veut pas dire que le combat est fini.

           Intérieurement, je souris. Vraiment ? La vieille garde est morte ? Il y a quelques semaines de cela, la plus violente d’entre toutes, l’une des anciennes des anciennes, la Faiseuse de Tombes, a rendu son indépendance à un territoire entier. Il n’appartient plus à la reine.

           La vieille garde n’est pas morte. Mais, je le lui accorde. La nouvelle est prolifique.

— Vous devez vous préparer à affronter nombre d’entre eux. Et ils ne sont pas des petits joueurs. Entraînés, prêts à tuer…

           Kento Nanami se retourne. Son regard se pose sur moi, mordant.

— …Ils sont extrêmement dangereux.

           Pour toute réponse, j’acquiesce gravement. Il me faut une grande concentration pour ne pas céder.

           Dangereux ?

           Le mot est adéquat. Et je suis ravie qu’il s’en doute déjà.

           Je lui ferai l’honneur de le comprendre encore davantage quand je trancherai sa gorge de ma lame.

— Formez vos groupes de combat habituels.

           Mes sourcils se froncent quand je vois la mante religieuse se tourner vers le dégarni et l’adolescent s’en aller sur quelques pas, accompagné du mastodonte.

           Je les jauge quelques instants, me demandant vers qui me diriger. Le tout n’est pas de trouver le meilleur groupe, mais plutôt le moins catastrophique…

— Inutile de les regarder ainsi, résonne une voix dans mon dos. Vous ne les combattrez pas.

           Me retournant, je découvre le sourire énigmatique de Nanami Kento.

— Que voulez-vous dire ?


— Je veux dire que je me demande ce que vous valez, au corps-à-corps. Et, je veux constater cela en personne.

           Jetant un regard dans mon dos, j’aperçois les quatre autres guerriers. Ces derniers sont figés et nous observent, médusés. Je réalise alors que le comportement du blond n’est sûrement pas commun. Je doute qu’il les ait accueillis de la même façon.

           Cependant, un sourire étire mes lèvres. Cela sera un excellent moyen de me rendre compte de ses facultés au combat rapproché. Je compte bien me mesurer à lui tôt ou tard.

           Autant m’entrainer avant.

— Rejoignez-moi en tenue de l’autre côté du manoir dans dix minutes.

           Les mains dans le dos, je l’observe s’éloigner. Il n’attend pas de réponse. Il s’agit d’un ordre. Je n’ai pas le choix.

           Soit… Que ses exigences soient satisfaites.


















           Je n’ai pas attendu une seule seconde.

           À vive allure, je bondis et mon poing fend l’air, visant la mâchoire de Nanami qui recule d’un pas. Qu’à cela ne tienne, gardant appui sur ma jambe gauche, je projette la droite plus haut encore, visant sa gorge. Son bras se referme aussitôt sur cette dernière.

           À la manière d’un fardeau, profitant qu’il me tienne par la cuisse, je balance mon autre genou. Usant de mon poids comme masse, je me balance pour le déséquilibré. Cela ne le fera pas tomber. Mais, je peux espérer une brèche.

           Soudain, il vacille. Un sourire victorieux étire mes lèvres.

           La tranche de ma main frappe sa gabelle. Aussitôt, il chancelle. Je bondis hors de sa prise. Atterrissant sur un pied, j’arque le deuxième, prête à me retourner et à lui asséner le coup final.

           Pivotant, j’emporte tout l’élan possible dans ma frappe. Cependant, à l’instant où je me retourne, mes yeux s’écarquillent.

           Kento Nanami est très silencieux. Je ne l’ai pas entendu venir.

           Son poing percute mon visage, brisant mon élan. Mon pied pivot glisse et je m’écroule au sol. Lorsque ma hanche le tape, une vive douleur se propage dans mon corps entier, me paralysant un instant.

           Un seul et unique instant.

           Mais cela est plus qu’il ne lui en faut.

           Son pied se glisse sous mon ventre. D’un geste, il me retourne sur le dos. Un instant, je songe que je dois me relever, trouver une parade à tout prix. Cependant, je réalise alors qu’il est trop tard.

           Debout au-dessus de moi, Nanami me regarde. Ses pieds sont posés de chaque côté de mes hanches et ses yeux, baissés sur moi. Un air sévère traverse ses traits.

— Vous vous battez bien, fait-il remarquer.

— Parce que vous en doutiez ?

           Il ne répond pas, se contentant de humer l’air en observant un point, au loin. Je ne peux m’empêcher de me dire qu’il a l’air particulièrement puissant lorsqu’il campe cette position avec tant de fierté.

— Vous allez déjeuner avec vos camarades. Après cela, je vous veux dans mon bureau.

           Haussant un sourcil moqueur, j’interroge un instant son ordre. Cependant, il ne laisse pas le moindre espace à ma réaction. D’un geste vif, il se retourne.

           Puis, il part. 

           J’observe sa silhouette s’éloigner sur les plaines sanglantes. Son kimono noir danse à la manière d’une ombre tétanisante dans son dos. Médusée, je la contemple quelques instants.

           Il est vrai qu’il est particulièrement imposant…

           Cependant, cela n’est pas l’unique chose qui me reste en tête. Un sourire aux lèvres, je songe à son air sévère ainsi qu’à sa convocation, prononcée avec agacement.

— J’en connais un qui a failli se faire botter le cul par le petit nouveau et qui l’a mauvaise.

           Et, oui… Je l’ai fait tomber.






















           La salle des repas est ridiculement grande. Flanquée de trois longues tables de bois vernies posées sur un carrelage couleur rouille, quelques auréoles de verre traduisent un manque d’entretien conséquent.

           Ils ne sont que quatre, au milieu de cette salle aux murs de pierre traversés d’armes et autour de cette longue table capable d’accueillir une trentaine de personnes. Et pourtant…

           Les lieux donnent l’impression d’avoir été saccagés par une centaine d’individus.

— Allons, allons, le nouveau va goûter au plat de bienvenu ! lance le dégarni dans un rire gras, me voyant entrer dans la salle.

           Tous applaudissent avant de cogner sur la table, approuvant ses dires.

           Devant eux, des bols de métal se trouvent. Les mêmes que l’on confie aux marmots incapables de se tenir convenablement et fracassant leurs vaisselles au cours du repas. Le seul bémol ici étant que les « marmots » ont entre quinze et soixante ans.

           L’élite de l’élite, à ce qu’il parait…

           Quelle déception.

— Alors ? Tu viens pas à table ? insiste l’adolescent en poussant un bol de métal jusqu’à moi.

           Le récipient glisse sur un mètre, atteignant ma hauteur. Debout à côté de la table, je baisse les yeux pour en découvrir son contenu.

           Des cafards. Vivants et grouillants.

           À l’instant où je découvre ce « plat », des rires gutturaux fusent. Ma mâchoire serrée, je ne réagis pas, me contentant d’observer les malheureux insectes qui se débattent les uns sur les autres, tentant de comprendre pourquoi ils se marchent dessus.

           La Ligue Rouge, fleuron de la résistance, accueille quelques idiots de cet acabit. Cependant, pas parmi les rangs de son élite. Les combattants les plus aguerris ont de vraies valeurs. Assurément, nous ne venons pas du même coin.

           Quel comble de constater que ceux me faisant face sont ceux issus de la haute société. Ils n’ont aucune valeur. Aucune intelligence. Aucun sens moral. Aucune capacité.

           Mais, je suis la pécore, la péquenaude, l’embarras d’un royaume et la saleté ambulante.

— C’est à se demander comment vous êtes devenus ce que vous êtes, je marmonne en saisissant le bol, observant les petits êtres grouillant.

           Les soldats se figent, se tournant vers moi. Ils n’attendaient visiblement pas de réponses.

— Qu’as-tu dit ? aboie la voix fluette du mastodonte.

— J’ai dit que j’ai croisé plus doué, plus impressionnant quand je combattais la résistance. L'élite, hein ? Vous vous cachez derrière le nom de votre groupe. Vous ne valez rien.

           La réaction est immédiate.

           Les chaises raclent le sol. Les corps se lèvent. Il ne m’en faut plus pour lever ma garde. Un rire amusé franchit les lèvres du dégarni en voyant mes poings se hausser.

— Il semblerait que le nouveau veuille constater notre force…

           J’éclate d’un rire mauvais.

— Quelle force ?

           Ils n’ont pas le temps de réagir. Bondissant sur la table, je me réceptionne à une main, attrapant une chaise de l’autre que je balance sur l’adolescent. Il s’écarte d’un pas de côté, l’évitant de justesse.

           Je ne m’y attarde pas et bascule en avant, me réceptionnant sur les pieds dans une roulade où j’évite un couteau lancé. Debout, je souris à la mante religieuse : 

— Que tu es lent. C’en est affligeant. 

           Une lame siffle à mon oreille. Je saute à temps, les bras tendus. Évitant l’arme de justesse, je saisis le lustre au-dessus de ma tête. Les mains fermées autour de lui, je me balance. Mon corps passe au-dessus de leur tête.

           Mes jambes s’enroulent autour du cou du dégarni. D’un geste sec du bassin, j’appuie sur sa gorge jusqu’à ce que ses yeux roulent dans ses orbites. Assise sur lui, je souris.

           Soudain, une douleur me vrille. Mes yeux s’écarquillent. Je le sens s’évanouir sous moi, mais je ne réagis pas, paralysée par une souffrance violente, soudaine et aiguë. 

           Lentement, mes yeux se posent sur mon bras.

           Du sang dégouline autour de lui, formant un cocon écarlate sur ma peau. Dépassant de ma peau, le pommeau d’une dague jaillit. De l’autre côté, la lame me transperce.

— Alors ? résonne la voix de la mante religieuse. « Lent », c’est ce que tu disais ?

           Soudain, on frappe mon dos. Le dégarni abat son poing fermé dans ma cambrure, me faisant perdre l’équilibre.

— Tu croyais réellement pouvoir m’étouffer en quelques secondes avec tes cuisses ? Même une pieuvre ne saurait m’asphyxier. 

           Mon corps tremble, je tangue. Vite, il me faut reprendre l’équilibre. Mais, je ne sais pas à quoi m’accrocher.

           Mes yeux s’écarquillent soudain. Un boomerang denté fend l’air en un tourbillon létal. Il menace de s’écraser sur mon visage à tout instant. Il me faut l’esquiver.

           Je n’ai plus le choix. Je me laisse tomber au sol.

           Mon corps percute le sol dans un choc qui me tétanise. Les yeux clos, j’y demeure inerte. Comme inconsciente. Je ne bouge pas.

           Quelques secondes se passent dans un silence de plomb.

           Soudain, un rire retentit.

— C’est qu’il s’imaginait réellement défier les vieux de la vieille… Les jeunes sont bien trop imprudents et irrespectueux. Je vais le faire marcher au pas, tu vas voir.

— Tu l’as dit ! rit l’adolescent méchamment. Je n’avais pas encore huit ans que je savais allumer des feux et imposer le respect. C’est pas un petit nouveau qui m’imposera ses termes.

           Mon sang ne fait qu’un tour.

« Je n’avais pas encore huit ans que je savais allumer des feux et imposer le respect. »

           Les braises. Les coups. Les hurlements. Les charniers. Le sang. Le brûlé. L’odeur.

           Oh. L’odeur.

           Mes muscles se contractent.

— C’est qu’il ne moufte plus, le petit ! ricane le dégarni, sa voix s’approchant.

           Il marche jusqu’à moi. J’entends ses pieds traîner sur le carrelage. Puis, un mouvement vrille tout près de moi, à ma droite. Il s’accroupit à ma hauteur.

           Un rire retentit. Il saisit mon bras blessé, le levant. La poignée de la dague est pointée dans ma direction et la lame ressort de l'autre côté, devant le visage du soldat.

— Tu l’as pas loupé ! Mais, t’as bien fait… De quel droit il se moque de toi ? Ça me rappelle ce père de famille qui avait refusé de lécher ta botte… La tronche qu’il a tirée quand t’as tranché la langue de sa fille !

           Trop. Je ne peux le concevoir davantage.

           Brusquement, j'abats ma main gauche sur le manche de la dague. Cette dernière s’enfonce encore plus dans mon bras et sa lame franchit la distance entre elle et le dégarni.

           Un bruit de succion retentit quand elle se plante dans son œil. Un hurlement le déchire et du sang m’éclabousse. Sans perdre un instant, je tire la dague dans l’autre sens, la récupérant.

           La lançant au-dessus de ma main, elle tourbillonne sur elle-même et je la rattrape par la lame. Quand l’adolescent lance un couteau sur moi, je l’évite d’un pas et abats le manche d’acier sur son nez.

           Un craquement sinistre retentit. La zone est trop sensible. Ses yeux se révulsent.

           Il s’évanouit.

           Son corps n’a pas le temps de s'effondrer que je projette mon pied sur le crâne du dégarni. Son visage percute la table au niveau de ses tempes et il s’écroule. Inconscient.

           Haussant les yeux, je découvre la mante. Il ne bouge pas. À quelques mètres de moi, il se tient debout. Aucune expression ne traverse ses traits et il n’arbore aucune position de combat.

           Mon sang se glace et je comprends immédiatement pourquoi. Ce n’est pas lui qui compte m’attaquer.

           Je n’ai pas le temps de fuir.

           Un coup violent est asséné contre mon dos. Si puissant que mes pieds quittent le sol et je suis projetée en avant. Mon corps s’écrase contre le mur. Je n’arrive plus à remuer.

           L’adrénaline de ma blessure ou bien la rage de l’anecdote de la gamine à la langue coupée ne peuvent rien contre cela. Le mastodonte est bien trop puissant.

           Ma main me cuit. Dans ma chute, j’ai serré la lame et ma peau est coupée. Tremblante, j’observe mon sang glisser entre mes doigts serrés.

           Un frisson me parcourt.

— Au cas où tu ne l’aurais pas compris, ceux que tu viens d’éliminer, c’est le menu fretin, résonne la voix fluette et aiguë du géant. Nous, ce n’est sûrement pas avec une pathétique diversion que tu nous auras.

           Péniblement, je me relève. Mais, il me semble lutter contre tout le poids de la gravité afin de me redresser. Mon dos est courbé. Mes jambes tremblent. Je ne peux pas bouger.

           Le géant esquisse un sourire mauvais. Derrière lui, la mante approche. Bientôt, elle le dépasse, se posant juste devant moi. Seul un pas nous sépare.

— Fais-moi plaisir, défends-toi.

           Un rire méchant franchit ses lèvres. Tout son corps secoue tandis qu’il s’esclaffe malicieusement.

— Allez… Frappe-moi. De toute façon, après ce que tu viens de faire, je vais te tuer. Mais, donne-moi une excellente raison de rendre le processus encore plus douloureux.

           J’aimerais faire quelque chose. N’importe quoi. Le frapper. Fuir. Hurler.

           Mais, je peine même à garder les yeux ouverts.

— Je n’aime pas me répéter, s’impatiente-t-il en dodelinant la tête, marquant son impatience en frappant du pied sur le sol. Je t’ai dit de me frapper, alors fais-le…

           Il s’approche. Je ne réponds pas.

           Dans un bruit métallique, il dégaine son épée. La lame brille au-dessus de ma tête et je ferme les yeux, capitulant. Je n’ai même plus la force de faire un pas de côté. À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi je ne parviens même pas à trembler de peur.

           Le mastodonte a dû frapper un point sensible au niveau de mon crâne.

— FRAPPE-MOI ! JE TE DIS !

           C’est la fin. Il va me tuer.

— D’accord, résonne soudain une voix grave et calme.

           Un battement de cils. Le corps de la mante est expulsé. Un autre. Il s’écrase au sol dans des hurlements de douleur. Un autre. Le mastodonte a disparu. Un autre. Il fend les airs depuis le plafond. Un autre. Il frappe le carrelage, inconscient.

           Mes genoux rompent soudain sous mon poids. Je m’effondre. 

           Un bras se glisse sous mon dos. Un autre soulève mes jambes. Mon corps est pressé à un torse chaud. Mon flanc se plaque contre le ventre du commandant. J’ai à peine le temps de voir son visage sérieux que mes yeux se ferment.

— Reposez-vous, maintenant. Je m’occupe de cela.
























           Douleur.

           Ma main gauche siffle d’une souffrance aiguë. Autour de mon bras droit, un mal sourd menace, planant. Chacun des muscles de mon dos semble avoir été passé à la moulinette et ma tête me fait mal, elle doit avoir triplé de volume.

           Là sont les premières sensations qui me parcourent quand je reviens à moi. Après, je prends conscience de la douceur et de la chaleur du lit dans lequel je suis.

           Mes yeux s’ouvrent et trouvent le commandant Nanami, debout dos à moi face à une fenêtre, les mains jointes dans le dos. Il observe les jardins rougeoyants.

— Vous êtes réveillée, formule-t-il sans même se retourner.

           Tournant la tête, j’observe la chambre dans laquelle je suis. Le lit est double, à baldaquin. Au-dessus de ma tête, le cadran du sommier donne sur un ciel étoilé, semblable à ce que je voyais dans son bureau. Il se finit par des rideaux aussi fluides que de l’eau, tombant autour de moi.

           L’un d’entre eux est accroché, me laissant voir la silhouette de Nanami qui, debout à côté d’une commode, observe l’extérieur. Le meuble à sa droite est fumant. Je mets quelques secondes avant de réaliser qu’il est traversé par un plateau de thés.

           À l’odeur, je reconnais un remède contre les migraines.

           Nanami demeure silencieux un moment. J’observe sa silhouette, ne sachant à quoi m’attendre. Les bandages sur mon corps me font comprendre qu’il m’a soignée. L’odeur de thym m’embaumant m’indique qu’il a déjà introduit des antidouleurs dans ma gorge pour accélérer mon réveil. Ainsi, il ne compte pas me tuer.

           Du moins, pas pour l’instant.

— Où sont-ils ? je finis par demander. Vous devriez peut-être les soigner aussi.

— Nous verrons cela lorsqu’ils sortiront des cachots.

           Je me fige. Les cachots ? 

— Je n’ai pas besoin de vous regarder pour deviner votre surprise, fait-il remarquer en plissant les yeux, observant l’horizon. Vous vous attendiez à quoi ? Ils ne sont pas tous puissants. Leurs actes sont des conséquences.

— Il faudrait les prévenir parce qu’ils ne semblent pas être au courant.

           Il ne réagit pas. Cependant, je sais quelle phrase suscitera son intérêt.

— D’ailleurs, je parie que c’est pour cette raison que vous n’avez pas engagé d’autres soldats dans cette unité. Ce sont des tarés… Vous saviez ce qui risquait de se produire.

           Il se retourne. D’abord, il se contente d’un regard en ma direction, par-dessus son épaule. Mais, quelque chose dans son regard le pousse à me faire entièrement face.

— La question est…, je reprends dans un sourire malicieux. Pourquoi avoir fait une exception pour moi ? Pour la reine ? En découvrant votre personnage, je me rends bien compte que non.

— La réponse est assez simple.

           Saisissant une tasse de thé fumante, il la pose sur la table de chevet à ma droite. Je l’observe un instant, mais ne la saisit pas, me concentrant sur le commandant.

           Debout devant le meuble, juste à côté de mon lit, il plante son regard dans le mien. Les ombres jouent un masque puissant sur son visage que j’observe en contre-plongée.

           Sa voix infiniment douce murmure alors : 

— Je voulais comprendre ce qu’un membre de la résistance venait faire ici.

           Mes muscles se tendent. Mon sang ne fait qu’un tour. Aussitôt, je me jette sur la table de chevet pour lui balancer la tasse bouillante au visage.

           Je n’ai pas le temps d’esquisser le moindre geste. Une lame froide se pose sur ma gorge. Je me fige, regardant l’épée que Nanami vient de placer dans le creux de ma clavicule.

— Je vous déconseille de faire cela.

           Sa main passe au-dessus de la tasse. Les vapeurs s’amenuisent aussitôt. Il vient de refroidir le breuvage grâce à sa magie.

           Puis, abaissant son épée, il tire un tabouret et s’assied à ma gauche.

— Cela dit, buvez quand même le thé. Il aidera rapidement votre migraine.

           Méfiante, je l’observe à la dérobée.

— Vous n’osez pas.

— Disons que je ne vois pas ce qu’un commandant de l’armée des connards irait soigner un résistant.

           Il sourit doucement.

— Si je voulais vous tuer, je l’aurais fait. Je n’ai pas besoin de vous mentir pour vous empoisonner.

           Je ne bouge tout de même pas.

— Comment avez-vous su qui j’étais ? je demande aussitôt, furieuse d’avoir été percée à jour.

— Vos techniques de combat qu’on ne voit que dans la résistance. La légende autour d’un guerrier qui frappe aussi discrètement qu’une ombre, dans un silence absolu. Le fait que cette légende se soit propagée après qu’un criminel de cette description ait attaqué des hauts gradés de l’armée rouge afin de tirer des informations sur moi…

           Mes poings se serrent.

— C’est à moi de vous poser une question, à présent… Pour quelle raison ? demande-t-il dans un chuchotement.

           Mes sourcils se froncent.

— Quelle raison ? je répète.

— La Ligue Rouge ne souhaite pas me voir mort. Je veux comprendre pourquoi vous désobéissez aux ordres.

— Vous ne savez rien de ce que veut la Ligue Rouge.

— J’en sais bien plus que vous, de toute évidence.

           Mon sang ne fait qu’un tour. Il dit vrai. Mais, il ne se contente pas de le dire. Il en est conscient.

           Il en a été informé. Une taupe ? Un haut gradé ? Un petit nouveau ? Non, seuls les plus méritants ont accès à ce genre d’informations… Comment a-t-il pu savoir qu’on pouvait toucher à tous les grands noms de l’armée, sauf au sien ?

— Qui ? je demande d’une voix que je m’efforce de maîtriser.

— Moi.

— Non, je vous demande qui est infiltré dans la résistance.

— Et je vous ai répondu. Moi.

           D’un geste saccadé, comme s’il concentrait une force retenue dans son mouvement, il hausse la manche de son kimono, dévoilant un bras d’une grande puissance. Ses biceps jaillissent en relief sous sa peau maculée.

           Je le regarde un instant, perdue.

— Les marques réagissent entre elles, n’est-ce pas ?

           Il saisit ma main. Avec fermeté, mais douceur, il me tire jusqu’à lui. La peau de mon bras frôle la sienne. Aussitôt, nos chairs sursautent, parcourues de fourmillements.

           Hébétée, j’observe la lettre « L » se peindre sur mon bras, mais aussi sur le sien.

           Le L de la Ligue Rouge.

— La couleur de votre marque m’indique que vous avez dû rejoindre la résistance il y a quatre ans environ. Regardez la mienne.

           Un rouge profond. Proche du noir. 

           Seules quatre personnes portent ce tatouage. Mon souffle se coupe. Petit Jean. Eren Jäger. Choso. Et un inconnu.

— Vous… Vous avez fondé la résistance ?

           Mon estomac se retourne.

           Les tatouages sont infalsifiables, magiques. Quiconque trahit son serment envers la résistance voit sa marque prendre une teinte verte. Ils ne sont pas imitables.

           Mon estomac se retourne.

— Je… Je ne comprends pas.

— L’écran de fumée. Mon unité est réputée pour être la plus violente de toutes. On terroriserait des populations. Et même eux sont convaincus de les martyriser. La vérité, c’est qu’ils s’en prennent à des illusions.

           Je frissonne. L’odeur de brûlé. Les hurlements.

— La Reine Rouge est ravie d’avoir cette unité de terreur. La Ligue Rouge préfère qu’elle ne fasse pas réellement de mal. Alors, l’Unité d’Intervention comment des atrocités mais, en réalité, j’utilise ma magie pour créer l’illusion de ces atrocités qui n’arrivent jamais.

           Ma tête se secoue vivement.

— Non… Ce n’est pas…

— Si je faisais vraiment ce que je suis censé avoir fait, ma marque serait verte, car j’aurais trahi mon serment. Regardez ma marque.
           
           Mes yeux imbibés de larmes se posent sur le tatouage. Je tremble dans les bras, refusant d'accepter ce que je regarde. Ce n’est pas possible.

           Il est coupable. Il doit être coupable.

— Vous… Vous avez massacré mon village.

           Ses yeux s’écarquillent. Un instant, il ne dit rien. Puis sa voix jaillit : 

— Quoi ?

— Vous avez brûlé mon village et m’avez roué de coups. J’ai été laissée pour morte ! C’est la résistance qui m’a sauvée !

           Ses sourcils se froncent.

— Je… Je n’ai jamais ordonné un tel assaut.

— Si ! Ne mentez pas ! je tremble, des larmes imbibant mes yeux. Vous avez massacré mon village, il y a quatre ans !

           Chacun de ses traits retombe. Un éclair de fureur traverse ses yeux. Puis, son regard se plante dans le lit. Une ombre voile ses traits. Sa voix se fait soudain sombre.

— Quel mois ?

— Le troisième.

           Il acquiesce. Il ne dit rien. Cependant, il ne dément plus mes paroles.

           Brusquement, il se lève.

— Veuillez m’excuser, je dois converser avec vos quatre collègues.

           Hébétée, je ne bouge pas. Il se penche et ramasse son épée au sol. Fendant la salle, il la quitte dans un pas élancé.

           Puis, il claque la porte dans son dos.





















           La nuit est tombée. L’obscurité est omniprésente. Seul le ciel étoilé du lit illumine mon visage.

           La porte s’ouvre. Nanami se trouve dans l’encadrement de la porte. Son épée pend au bout de sa main. La lame est imbibée d’un sang qui dégouline sur le sol.

           Il ne déclare qu’une phrase. Une seule.

— Je… Je m’en suis occupé.

— Qu’avez-vous fait ? je réagis aussitôt.

           S’approchant, il pose son épée sur la commode et s’assoit sur le tabouret. Je le regarde faire, ignorant son regard sombre posé sur le lit.

— Il y a quatre ans, je suis allé discuter avec Toji Fushiguro, roi du Royaume Blanc et Gojo Satoru, roi du royaume de Midas. Cette excursion m’a pris un mois au terme duquel je suis rentré. Officiellement et de ce que j’en ai su, il ne s’est rien passé durant cette période.

           J’entends lointainement les hurlements que poussaient les villageois, ce soir-là. Un tremblement me secoue.

— Officieusement, mes quatre soldats se sont « ennuyés ». Nous avons eu une conversation qui m’a appris ce qu’ils avaient trouvé comme activité pour tromper l’ennui.

           Un frisson parcourt mon échine.

           Soudain, la main de Nanami se pose sur la mienne. Elle est chaude, rassurante. Ses yeux se plongent dans les miens.

— Rien n’excusera jamais ce qu’ils vous ont fait, à vous et à votre village. Mais, je tiens quand même à vous présenter mes excuses. J’aurais dû estimer la possibilité qu’ils fassent une telle chose.

— La résistance ne vous en a jamais parlé ?

— Si. Mais j’étais convaincu qu’un autre haut-gradé était responsable. Il existe un capitaine qui commet ce genre d’actions, parfois. Un homme du nom de Barbe-Bleue qui aime terrifier les paysans. Je…

           Un air profondément ébranlé traverse ses traits. Et je sais qu’il ne peut pas feindre une telle tristesse.

— Je… suis tellement désolé.

           Une larme roule sur ma joue. Ma gorge se serre.

— Je vais vous laisser tranquille. Reposez-vous. Je transmettrai des explications à la Ligue Rouge pour que vous ne soyez pas sanctionné pour vos actions. Un homme qui a tout perdu est prêt à beaucoup pour se venger, je le conçois.

           Un homme… Je ne le relève même pas.

           Il se lève et quitte la pièce. Mon regard se pose sur l’épée placée contre la commode. Je l’observe un moment.

— Attendez ! 

           Il marque un temps d’arrêt. J’observe son dos tandis qu’il s’apprête à s’en aller.

— Merci… Cela a l’air d’être peu, mais jamais personne ne s’était excusé pour ce qu’il s’était passé.

           Il acquiesce et ferme dans son dos.

           Je contemple la porte quelques instants. Mes yeux se ferment. Ma gorge se serre. Le bruit des hurlements, l’odeur de cramé, la vision des charnières, la sensation des coups, le goût métallique du sang…

« Officieusement, mes quatre soldats se sont « ennuyés ». Nous avons eu une conversation qui m’a appris ce qu’ils avaient trouvé comme activité pour tromper l’ennui. »

           Un spasme me prend. Mes yeux sont mouillés de larmes.

— Ils s’ennuyaient…, je chuchote doucement, peinant à y croire.

           Un hoquet soulève ma poitrine. Mes mains se posent sur ma bouche, tentant de dissimuler les sons que j’émets. Cependant, je ne tiens plus.

           Dans le silence de la chambre, j’éclate en sanglots. Et, tandis que ceux-là s'intensifient, j’entends des pas s’éloigner dans le couloir.

           Nanami. Il vient seulement de partir.






























           Cela fait une semaine que, chaque matin, je descends à la cuisine et trouve Nanami devant un journal et une tasse de café. Il ne m’accorde aucun regard lorsqu’il me salue.

           Mais, lorsque je ne l’observe pas, je le sens m’observer avec insistance.

           Ce matin, cependant, cela est différent.

— Bonjour, je lance en franchissant le seuil de la cuisine.

— Bonj…

           Sa voix meurt dans sa gorge et ses yeux se figent soudain. D’abord, je n’y prête pas attention. Puis, me retournant, je le surprends à me dévisager.

           À l'instant où nos yeux se croisent, il tourne la tête dans un raclement de gorge, visiblement embarrassé. Des rougeurs ont gagné ses joues.

— Je… Mmm… Oui, bonjour.

           À nouveau, il me lance un bref regard.

— Je… Vous avez changé quelque chose chez vous ?

— J’ai réalisé que, compte tenu du fait que ma mission est annulée, je n’ai pas à prétendre plus longtemps que je suis un homme.

           Ses sourcils se haussent. Il acquiesce longuement, encore hébété par ce qu’il voit.

— Ne me dit pas que vous n’aviez pas compris que j’étais une femme ?

— Je… Si, si… Mais, enfin… Je ne m’attendais pas à ce que vous ressembliez à…

           Il regarde ailleurs, ses rougeurs s’intensifiant.

— …À ça.

— Quoi ? Ce n’est pas à la hauteur de vos attentes ? je le taquine dans un sourire mesquin.

— Quoi ? Bien sûr que si ! Enfin… Je veux dire…

           Brusquement, il se lève. Ne me regardant pas moi, mais un point au-dessus de ma tête, évitant tout contact visuel, il lance : 

— Je n’ai pas d’opinion sur la question. Là-dessus, je vais établir le plan d’irrigation des sols. L'été à venir sera sec.

— Nous sommes en hiver.

           Il ignore mon commentaire et quitte la pièce. La porte se referme derrière lui et je pouffe de rire.

           Il est mignon lorsqu’il est gêné.


























— Vous vous ennuyez, fait remarquer Nanami lorsque j’entre dans la salle.

           Les mains jointes dans le dos, observant les murs parés d’armes, je me tourne vers Nanami. Assis dans son fauteuil, un verre à la main, il observe le feu se consumant dans l’âtre. Les lueurs orangées forment un masque ondoyant et mirifique sur son visage.

— Quoi ? Mais pas du tout !

— Vous tournez en rond depuis une heure. Qu’est-ce que vous attendez ? demande-t-il en souriant doucement. Vous avez quelque chose à me demander ?

           Soudain embarrassée, je secoue la tête. Mais son sourire ne fait que s'accroître et il se tourne vers moi, posant son verre. Je me tends à cette vision.

— Est-ce que cela est lié à la soirée des lanternes en l’honneur de la princesse disparue ?

— Non…

— Alors, si je vous propose d’y aller ce soir avec moi, vous refusere…

— Je vais prendre mes affaires, je réponds aussitôt, quittant la pièce à toute vitesse.

           Dans mon dos, je l’entends rire.




























           Wow. Là est l’unique mot qui me vient à l’esprit.

           Le ciel est une toile sombre semblable à un drap nuptial. Cependant, ce soir, la voûte céleste revêt quelques aspects touchants. Je ne parviens pas à m’en détourner.

           Les lanternes flottent en pétales de lumières orangées autour de nous. Tombant du ciel, elles balayeen l'obscurité, révélant la splendeur de la nature sous un jour nouveau. Orangées, presque rosées… Identiques à des flammes délicates qui n’osent pas brûler. Qui veulent simplement apporter un peu de chaleur

— C’est… magnifique.

— En effet.

           Me tournant, je croise le regard de Nanami. Il me dévisage, une douceur profonde habillant ses traits. Aussitôt, ma gorge se serre et je détourne les yeux.

           Mes joues se font brûlantes.

— Je… Les lanternes sont…

           Mais, je n’arrive pas à terminer ma phrase. En un regard, il est parvenu à me déstabiliser. Cela me rappelle le matin où il m’a vue descendre, vêtue comme une femme. Ce jour-là, il était celui qui bégayait.

           Son rire grave résonne, particulièrement doux. Surprise, je me tourne vers lui.

— Que tu es belle quand tu es gênée.

           Mes yeux s’écarquillent. À l’étroit sur la nappe où nous avons pris notre pique-nique, juste devant le lac, je réalise soudain notre proximité.

           Se détournant de moi, il observe les lanternes tombant sur la surface à la manière de nénuphars de lumière.

— Tu n’es pas obligée de répondre, je ne souhaite pas te mettre mal à l’aise. Mais cela fait un moment maintenant que, chaque matin, je me réveille parce que je sais que tu descendras les escaliers pour venir prendre ton petit-déjeuner, le visage encore légèrement endormi.

           Un sourire doux étire ses lèvres.

— Et le soir, je vais me coucher en me demandant si, le lendemain, j’aurais le courage de te dire ce que je pense.

           Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine.

— Aujourd’hui, j’ai trouvé ce courage. Alors, je…

           J’étouffe sa phrase en posant une main sur sa joue. Ses yeux s’écarquillent, il se fige. Doucement, il se tourne vers moi. À genoux, je soutiens son regard.

           Ses yeux louchent sur mes lèvres. Cette dernière pulse. Un frisson parcourt mon échine. Sa paume se pose sur ma hanche. La mienne reste sur son visage.

           Nous demeurons ainsi quelques instants. Puis, dans un geste infiniment tendre, ses lèvres se posent sur les miennes.

           Mes yeux se ferment. Ma respiration se coupe. Le monde se fige. Tout n’est que suspens.

           Soudain, un éclat.

           Ma bouche remue contre lui, s’ouvrant pour inviter sa langue. Quand cette dernière s’enroule autour de la mienne, mes doigts se perdent dans ses cheveux. Ses mains glissent dans mon dos, me plaquant à lui.

           Il gémit contre moi, emporté par notre baiser. Je ne tiens plus, fondant en lui.

           Au bout d’un moment, nous nous éloignons, à bout de souffle. Son front se pose aussitôt contre le mien et il ferme les yeux. Je l’imite, savourant ce moment.

           Nous restons ainsi un temps. Il finit par chuchoter : 

— Dans quelque temps, la Reine Rouge apprendra ma trahison. À ce moment-là, je fuirais.

           Ses mains saisissent les miennes. Il les ramène à son cœur. Je le sens battre fort dans sa cage thoracique.

           M’éloignant, je plante mon regard dans le sien.

— Pars avec moi.

           Mes sourcils se haussent.

— Je ne te demande pas de quitter la résistance. Je ne le ferai pas non plus… Mais, j’ai un manoir, à quelques lieues d’ici. 

           Il hésite un instant. Une certaine appréhension traverse son regard. D’une part, nous ne pouvons plus rester ici. Bientôt, la reine sera au courant et le lieu où nous habitons sera retourné.

           Alors, soit nous nous séparons, soit nous partons ensemble.

— Nous ne sommes pas obligés d’être en couple, juste… S’il te plaît, donne-moi une chance de te montrer que je peux le mériter. Laisse-moi te montrer comment je te… Pourquoi tu rigoles ?

           Mon cœur se serre en voyant une lueur de douleur traverser son regard. Ses mains se desserrent autour des miennes. Aussitôt, je saisis son visage en coupe.

— Non ! Non ! Je ne me moque pas de toi.

           Son visage s’anime aussitôt.

— Je te trouve juste adorable. Et je trouvais ça drôle de te voir essayer de me convaincre alors que ma décision est prise. Bien sûr que je te suivrai !

           Aussitôt, un sourire étire ses lèvres. Son regard s’illumine. Sa poitrine se gonfle.

— Oh ! il éclate d’un rire grave et doux.

           Ses mains saisissent les miennes. 

— J’ai eu tellement peur… Mais, tu vas voir, tu vas adorer mon manoir. Et puis, si tu ne l’aimes pas, on refera tout ! Et puis, si tu ne l’aimes toujours pas, j’achèterai autre chose. Et d’ailleurs, si tu…

— Kento ! Kento !

           Les mains toujours posées en coupe sur son visage, je souris doucement.

— Tout m’ira tant que je serais avec toi. Et j’ai hâte de commencer ce nouveau chapitre.

           Aussitôt, ses lèvres se posent sur les miennes. J’éclate de rire, basculant en arrière. Il me suit dans ma chute, s’allongeant sur moi avant de basculer sur le côté. Je poursuis le baiser, mes bras enroulés autour de son cou.

           Mon visage se pose sur son épaule et je ferme les yeux, profitant de ce si bel instant.

           À l’aube d’une vie nouvelle.




























           Dans un froncement de sourcil, je grogne légèrement, tirée de mon sommeil. Le soleil chatouille mon visage, m’extirpant des méandres de mes rêves.

           Contre ma joue, le matelas est plus ferme que d’habitude. Il vibre soudain lorsqu'une voix résonne :

— Bien dormie, mon ange ?

           Je réalise soudain…

           Je suis assise en travers des cuisses de Kento. La joue appuyée sur son pectoral, je suis couverte d’une couverture qui nous englobe tous les deux. Je m’y suis endormie hier soir, après un dîner dans notre jardin.

— Oh non… Ne me dis pas que tu t’es forcé à rester ici toute la nuit ? je demande en me redressant.

           Il sourit doucement.

— D’accord, je ne te le dis pas.

— Oh non ! je m’exclame aussitôt en secouant la tête. Ce n’est pas possible, tu dois être fatigué et courbaturé et…

— Ma chérie.

           Glissant une main sur ma joue, son pouce glisse ma pommette. Son sourire est particulièrement doux.

— Je suis ravi d’avoir passé la nuit blottie contre toi, même si je n’ai pas trouvé le sommeil.

— Rassure-moi…, je chuchote en posant une main par-dessus la sienne. Tu vas aller dormir ?

           Ses épaules se haussent.

— Kento ! je le sermonne aussitôt, comprenant qu’il n’y compte pas.

— Je n’y peux rien… Depuis que l’on vit ensemble, je n’arrive pas à dormir sans toi. 

           Je pouffe de rire.

— Est-ce une façon de me demander de retourner au lit, mais dans notre chambre, cette fois-ci ?

— Accepterais-tu ?

           J’acquiesce, m’apprêtant à me lever : 

— Évidemment que j’acc… Oh !

           J’éclate de rire quand il se lève sans crier gare, me soulevant. Aussitôt, mes bras s’accrochent à son cou.

— Mais j’ai des jambes, tu sais !

— Nous sommes en hiver et tu me tiens chaud…

           Plissant les yeux, j’analyse son argument.

— Bon, allez, ça ira pour cette fois, je finis par capituler.

           Souriant, il dépose un baiser sur mes lèvres. Puis, un bâillement franchit sa bouche.

— Eh bien… J’ai hâte d’aller me coucher, moi.

           Je souris doucement. Il embrasse mon crâne.

— Moi aussi, j’ai hâte.
















                      










































j'espère que cette adaptation
du conte de Mulan
vous aura plu...

vous aimez bien Suna de
haikyuu ?

rendez-vous demain
pour le voir !































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