𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟐 : 𝐓𝐨𝐣𝐢.

















𝐌𝐀𝐑𝐑𝐀𝐈𝐍𝐄 𝐋𝐀 𝐁𝐎𝐍𝐍𝐄 𝐅𝐄𝐄

𝐓𝐨𝐣𝐢 𝐅𝐮𝐬𝐡𝐢𝐠𝐮𝐫𝐨

𝐈𝐈






















— Tu es cruelle, ma chère.

           Levant les yeux au ciel, je griffonne en toute hâte quelques mots du bout d’une plume affûtée. L’encre irisée couvre le parchemin que je roule avant de l’attacher à la patte d’une colombe.

           L’oiseau roucoule lorsque je gratte sa tête et dépose un baiser sur sa plume.

—  En quoi le suis-je ? je lance tandis que le rapace s’envole, filant dans le ciel et s’éloignant du balcon où je me trouve.

           Au loin, j’entends la rumeur de la musique du bal. Une grande fête a été donnée en l’honneur du retour du prince qui s’en est allé en guerre.

           Ma présence ici est exigée. Mais je me sens plus à l’aise, loin de la salle de festivité.

—  Minuit… Sérieusement ? Tu es d’une cruauté sans pareille.

           Me tournant, je découvre un visage de chat flottant dans les airs. Ce dernier esquisse un large sourire, tournoyant sur lui-même. Je soupire.

— Ecoute, espèce de fantôme stagnant…

— Je ne te permets pas ! J’ai un nom et tu l’utiliseras, ronronne-t-il sans la moindre animosité, en dépit de ses paroles.

           Mes yeux roulent dans leurs orbites.

— Un nom ? Réellement ? Et lequel ? Tu n’as que des titres et je ne sais jamais lequel utiliser.

— Et bien, le noble en moi exige que tu l’appelles Duc, le Duc de Cheshire… Mais le fier soldat en moi est et sera toujours le chat botté !

           Levant les yeux au ciel, je balaye cette conversation d’un revers de la main. Jamais je n’ai entendu quelqu’un aussi déterminé à écouter le son de sa propre voix.

— Un duc, un chat, en voilà bien des noms. Je m’en contrefiche, qu’il y a-t-il de mal dans le fait qu’il soit bientôt minuit ? je demande en m’adossant contre le balcon de pierre.

           Flottant dans les airs, le chat m’observe quelques instants.

— Et bien, je ne comprends pas. Cette pauvre enfant est coincée dans un manoir depuis des années avec une odieuse belle-mère qui l’exploite. Ses deux belles-soeurs sont méchantes. Tu lui offres une nuit de répit en l’emmenant au bal mais le sort la rendant apprêtée s’arrête après minuit ? C’est cruel.

— Minuit, c’est parfait. Juste assez pour qu’elle s’aperçoive qu’aucune personne n’endure ce qu’elle endure, qu’elle aille de l’avant et s’en aille. Mais pas assez pour qu’elle se marie.

— Quel est le problème dans le fait qu’elle se marie ? demande le chat en se dressant.

— Je suis une marraine. Je prends des jeunes filles perdues sous mon aile. Un homme est un homme, pas une boussole. Une femme perdue n’a pas besoin d’un homme.

— Je crois comprendre cette logique.

           Me retournant, je contemple le royaume, plongé dans l’immensité de la nuit. Les étoiles et la lune perçant le ciel illuminent les habitations. La colombe que j’ai envoyée il y a quelques minutes doit être à mi-chemin.

           Le Chapelier n’habite pas loin. Sa femme est malade et avais besoin d’indications pour consommer mon remède. J’espère qu’il atteindra vite leur atelier.

— Bon, je lance en descendant du balcon. Minuit va sonner et je dois être présente. Il me semble que Cendrillon n’a toujours pas quitté cette salle de bal.

— Je te suis, pour rien au monde je ne manquerais la métamorphose de minuit.

           Éclatant d’un rire enjoué, je quitte le balcon parsemé de lierres. Un dernier regard à la plante grimpant sur les colonnes et je m’élance dans l’interminable cage d’escalier traversée d’un tapis rouge pourpre.

           Flottant à mes côtés, le chat me poursuit. Et, doucement, il entame un décompte : 

— Dans trois, deux, un…

           Aussitôt résonne un son de cloche. Puis un autre. Et d’autres qui se répètent.

           Les douze coups de minuit.

— Que feras-tu si elle n’a pas songé à s’en aller avant que cela sonne ? Vas-tu la laisser se ridiculiser ?

— Se ridiculiser ? Je l’ai transformée pour qu’on la laisse entrer dans la salle de bal, qu’elle ait l’air d’une princesse. A minuit, elle est censée partir. Si elle se transforme à nouveau en servante, elle n’en sortira que plus vite.

— Tu es stricte.

           Je pince les lèvres.

           Quand j’ai commencé ce métier, je voulais accomplir les rêves, exaucer les souhaits de ces jeunes filles. Et je l’ai fait. De multiples fois. Sans me douter des conséquences de mes actes.

           Elles étaient très jeunes, ne savaient pas réellement ce qu’elles voulaient. ce que signifiait quand elles “devenaient des princesses”.

           A mesure que nous descendons, la cage d’escalier se fait moins sombre. Nous approchons de la salle de festivité. des lumières arrivent, depuis l’étage du dessus.

           Des cris, aussi.

— Mademoiselle ! Mademoiselle, enfin, attendez !

           Jaillit soudainement d’une porte une femme en larmes. je la reconnais aussitôt. De son ruban bleu cérémonieux à sa longue robe blanche qu’elle soulève de ses mains délicates et gantées… Je reconnais cette tenue. Je l’ai créée.

           Tout comme j’ai créé les deux chaussures de verre que j’aperçois lorsqu’elle soulève la jupe de sa toilette.

— Attendez ! retentit à nouveau cette voix, depuis l’intérieur de la salle de bal, tandis qu’elle dévale les marches.

           Dans sa folle course, la jeune fille abandonne une chaussure derrière elle. Sur une des marches, la pantoufle de verre brille et je ris doucement.

           A ma droite, le chat m’imite.

— Quelle petite futée…

           J’acquiesce.

           Les pantoufles de verre ont été conçues pour son pied. Ils lui vont à merveilles et ne peuvent pas tomber. Cela signifie qu’elle vient sciemment de laisser cette chaussure derrière elle.

           Afin qu’on la retrouve.

—  Que vas-tu faire ? demande le chat.

           Je soupire tristement, continuant de marcher derrière elle et m’arrêtant sur la même marche que la pantoufle. Mon regard se pose dessus.

—  Je sais que cela semble cruel mais j’ai été à sa place. Je peux affirmer que je fais cela pour son bien. Surtout lorsque l’on sait avec qui Cendrillon vient de danser, toute la soirée.

—  Le prince n’est peut-être pas comme son père…, avance le chat, observant la chaussure.

           Mais je ne veux rien entendre. 

           Saisissant la chaussure, je la glisse dans ma cape. Aussitôt, une voix retentit dans mon dos : 

—  Madame, revenez !

           Je me fige. Ce n’est plus la même voix que celle qui l’appelait, tout à l’heure. Cette dernière était plus claire, moins brute et grave que celle qui vient de retentir.

           Une que je ne connais que trop bien.

—  Hé ! Vous, dans les escaliers ! Qui êtes-vous ?

           Un sourire mâlin étire mes lèvres et je prends plaisir à me retourner, gratifiant d’un regard sombre la silhouette de celui qui vient de m’interpeller.

           Bien que mon cœur fasse un bon, dans ma poitrine, en le revoyant après tant d’années.

           Toji Fushiguro n’a pas changé. Bien que cela fasse des décennies que nos routes ne se sont pas croisées, qu’il ne soit plus prince mais roi, il demeure le même.

           Deux yeux smaragdins brillant à la manière d’émeraudes sous des sourcils fins. Un regard presque brutal, ancré en moi et saisissant chaque bouffée d’oxygène qui s’échappe de mes lèvres. J’observe d’ailleurs les siennes, traversé d’une cicatrice.

           Une cicatrice dont je suis l'auteure.

— Toi…

           Il murmure cela comme un songe, lorsqu’il réalise à qui il fait face. Ses sourcils se haussent et il s’arrête de marcher, en suspens.

— Toji… Cela fait bien longtemps que je ne t’ai pas vue.

—  Et cette situation me convenait, répond-t-il aussitôt, une ombre noire traversant ses traits. Que fais-tu là ?

           Un sourire étire mes lèvres. Malicieux.

           Aussitôt le voit-t-il qu’il réalise. Ses yeux se posent sur un point, par-dessus mon épaule, là où a disparu Cendrillon, à l’instant.

— Ne me dis pas que cette fille…

— Si, elle était l’une de mes filleules. Autant te dire que ton fils peut faire une croix dessus. Je l’ai emmenée ici découvrir l’étendue de ce qu’elle pouvait faire, lui faire découvrir les prémices de l’Enfer.

           Je coule un regard hautain le long de la silhouette de Toji. Avec sa redingote noire et sa chemise de soie… Il n'a assurément pas changé. Ses vêtements semblent trop petits pour lui.

           Il n’a jamais été fait pour cette vie-là.

—  Elle n’est sûrement pas venue fricoter avec la bassesse.

           Un sourire étire les lèvres de Toji qui m’observe, une lueur de défi brillant dans ses yeux. Je remarque que le chat a disparu. Sans doute s’est-t-il fait entièrement invisible afin de mieux nous écouter.

           Mais je m’en contrefiche, concentrée sur l’expression moqueuse du noiraud.

— Tu n’as toujours pas avalé ce qu’il s’est passé, il y a dix ans, n’est-ce pas ? Tes insultes ne cachent rien de ton amertume, je ne te connais que trop bien.

           Mon assurance fond telle neige au soleil et je ne peux que difficilement déglutir. Malgré moi, aucune répartie légendaire ne me vient et je reste ainsi, bouche bée et impuissante.

           Frustrée. 

—  Immonde raclure.

           Là-dessus, je tourne les talons. La chaussure se fait plus lourde qu’attendue, dans ma poche. Je n'arrive que difficilement à avancer, ralentie, comme si ce visage perdu de vue depuis tant d’années me retenait.

           Quand, soudain, la voix de Toji retentit dans mon dos : 

— Je t’avais choisie.

           Je m’arrête brutalement de marcher. Mais je ne me retourne pas, la gorge et l’estomac noué.

— C’est toi qui es partie. Je t’avais choisie.

           Sans lui répondre, je dévale le restant des escaliers et disparais dans l’obscurité de la nuit.


—  Mais je vous en prie, prenez au moins une tasse de thé !

           Je lâche un bâillement peu gracieux, refusant la tasse de thé que me tend le chapelier. Urahara Kisuke n’a jamais déboursé un seul sou pour les soins que j’apporte à sa femme et n’aime pas se sentir redevable.

           Mais je soupçonne l’eau d’être un facteur de la maladie de son épouse. Je ne boirais aucune infusion.

— Je vous remercie, je lance en fermant le baluchon dans lequel j’ai glissé mes différentes fioles. Contentez-vous de faire boire à votre femme les herbes que je vous ai donné. Elles sont encore les plus puissantes pour pallier l’amnésie.

           Le blond ôte son chapeau qu’il place sur son cœur, acquiesçant vivement.

           Les marraines sont des protectrices. A l’origine, notre Ordre a été fondée afin d’endiguer le croissance anormale du nombre de mariages liant un homme mûr et des enfants de quatorze ans. Nous comptions mettre de l’ordre dans ce royaume.

           Cependant, au fil des siècles, nous avons aussi reçu une longue formation de médecins. Il arrive que plusieurs d’entre nous deviennent guérisseuses pour arrondir leur fins de mois.

           Personnellement, c’était mon cas. Seulement une épidémie fait rage, dans la partie la plus pauvre de ce royaume. Et je ne peux laisser des gens comme la femme du chapelier mourir sous prétexte qu’ils ne peuvent payer mes soins.

— Dites… Vous pensez qu’elle guérira un jour ?

           Je me fige dans mes gestes. Mes yeux se posent doucement sur le regard implorant du chapelier.

— Si votre question est “est-ce que vous pourrez un jour la guérir définitivement “, nous en avons déjà parlé. Je ne le peux pas. La seule guérison éternelle possible est d’éliminer la source de cette maladie.

—  Mais le mercure est partout… L’eau est rouge. Et notre nom du royaume rouge vient d’ailleurs de cela ! Ce poison fait partie de notre identité ! enrage-t-il.

           J’acquiesce.

           Il existe deux royaumes, dans ce continent : le rouge et le blanc. Hier, Cendrillon a fêté sa majorité dans le second et aujourd’hui, je me suis rendue dans le premier.

           Le Roi Blanc, Toji, a beau être une immense raclure, il a le mérite de ne pas sacrifier sa population ainsi. Jamais ses paysans n’ont eu ce problème.

— Les choses changent. La résistance est en marche. Je ne suis pas sûre que la reine demeure sur son trône longtemps.

           Le chapelier s’apprête à rétorquer. Je le vois à la façon qu’il a d’ouvrir la bouche mais il la ferme aussitôt, son regard se posant sur un point, derrière moi.

           Intriguée, je me retourne. Je manque de m’étouffer en découvrant ce qu’il se trame, dans le jardin d’Urahara. 

— Mais dites-moi que je rêve ?

           Rythmé au pas, des militaires se déplacent. Leur uniforme, de blanc et d’or, me permette de comprendre qu’il s’agit de l’armée Blanche.

           Mais que fait-t-elle sur les terres du Royaume Rouge ? Qui plus est, dans le jardin d’un paysan ? Je gronde, comprenant ce qu’il se passe.

           Ce roi de malheur…

           L’un d’eux sort une trompette tandis que l’autre joue du tambour. A chaque coup, ils se déplacent en une chorégraphie minutieuse. Il s’articulent précisément.

           Puis, s’arrêtant en deux lignes, ils forment un couloir jusqu’à moi. Là, un soldat plus décoré que les autres, à en juger par les médailles sur sa redingote blanche, traverse le couloir humain et s'arrête juste devant moi, le menton levé.

— Madame Marraine la Bonne Fée ? demande-t-il d’un air pompeux, m’arrachant un soupir.

— Elle-même.

—  Sa Majesté le roi Fushiguro requiert votre présence.

—  Sa Majesté Fushiguro peut aller se faire mettre, j’ai des patients à aller voir. J’ai autre chose à foutre que de regarder connard-en-chef et ses midinettes danser sur un rythme de tambour, je lâche d’une voix cassante.

           Là-dessus, je saisis ma malle et fait mine de m’en aller. Mais la pointe d’une lame se pose sur ma gorge. Le militaire haut-gradé vient de dégainer son épée et me menace avec.

           J’éclate de rire.

— Posez cela, ce n’est pas un jouet, je tonne en le regardant de travers.

           Il ne tremble pas, sûr de lui. Je vois… Encore un croyant son épée plus forte que tout.

           D’un soupir, je trace une rune dans les airs. Aussitôt, sa lame se liquéfie et tombe au sol en une pluie fraîche. Ne reste dans sa main que son pommeau qu’il regarde, les yeux écarquillés et atterrés.

— Maintenant, messieurs, j’ai bien mieux à faire.

           Souvent, les soldats oublient que les marraines sont aussi puissantes que les autres magiciens. Il suffit de le leur rappeler, même au travers d’un simple passe-passe.

           Là, lorsque je fais mine de m’en aller, nul ne me retient.


           La journée a été interminable. Alors je ne peux m’empêcher de pousser un long soupir lorsque, traversant le pavé d’or menant aux portes de mon manoir de marbre, je jette ma cape dans l’entrée de ma maison.

           Aussitôt, mon vêtement se relève tout seul et marche jusqu’à la penderie. Je m’étire en traversant le hall qui s’illumine sur mon passage. Quelques claquements de doigts et l’intégralité de mon vaste salon est illuminé.

           M’approchant des fauteuils clairs, je m’apprête à m’y laisser choir lorsqu’une voix retentit : 

—  C’est à cette heure-ci que tu rentres ?

—  C’est pas vrai, je grogne en levant les yeux au ciel.

           Me retournant, je découvre une silhouette, au sommet de mes escaliers. Les mains dans le dos, une cape trainant derrière lui, Toji me regarde.

           Les ombres forment un masque suprême, sur ses traits précis.

— Comment es-tu entré ? Mon manoir est protégé par un sort. Seul un mot spécifique peut le débloquer.

— Disons que malgré les années, je ne te connais que trop bien.

           Ma mâchoire se contracte. Ce mot est en effet profondément lié à notre histoire. Celle qui nous liait, il y a vingt ans.

           Je soupire, me laisse tomber dans un fauteuil. Toji commence à descendre et, d’un claquement de doigt, je fais apparaître un jus frais dans ma main.

—  Je suppose que tu viens me demander des comptes pour l’incident de ce matin, je ricane en songeant à cet homme si pompeux qui m’a laissé filer, tétanisé de peur, dès que son épée s’est liquéfiée.

— Je tenais à t'informer qu’il a été démis de ses fonctions.

           Mes sourcils se haussent et il finit de descendre les escaliers, s’appuyant sur l’encadrement de la porte menant au séjour.

— Eh bien, je dois m’avouer surprise.

—  A quoi t’attendais-tu ? De tout temps, je n’ai jamais toléré que tu sois chahutée d’une quelconque manière.

— Parce que me plaquer pour une autre après m’avoir demandée en mariage n’était pas du chahutage ? je scande avec agacement, avalant une gorgée de jus de fruit.

           Toji soupire, acquiesçant doucement.

— Je t’ai demandé de fuir avec moi. Je n’avais pas le pouvoir d’annuler ce mariage !

— Je ne pouvais pas fuir mes patientes ! Elles étaient extrêmement malades !

— Alors ne me reproche pas d’être resté dans ce mariage arrangé ! Tu n’avais pas l'intention de te battre pour nous !

           Son ton se hausse, me prenant de court. Un frisson parcourt mon échine et j’hésite un instant avant de tracer une rune dans les airs.

           Un verre apparaît sur la table de cristal. Toji le contemple un instant.

— Prends-le. Tu en as besoin.

           Il ne répond pas tout de suite.

— Prends-le car, que tu le veuilles ou non, il est temps que nous discutions de ce qu’il s’est passé, il y a vingt ans.

           Il se redresse, marchant jusqu’au fauteuil en face du mien. Puis, s’asseyant, il saisit le verre et l’avale en une gorgée sans sourciller. 

           Le terminant d’une traite, il brandit le récipient vide avant de le reposer sur la table.

—  Pourquoi me le montres-tu ?

—  Je te l’ai dit, je te connais. Je sais que tu y as mis un sérum de vérité et je souhaite que tu saches que je n’ai rien à te cacher. Je répondrais à tes questions.

           Je déglutis péniblement. Confiant, il se cale dans le fauteuil.

           J’hésite un instant mais demande : 

— Tu m’aimais ?

— Oui. 

           Il n’a pas hésité une seconde.

— Et elle ?

— J’ai appris à l’apprécier.

—  Je suppose que lui faire un enfant un an après notre rupture était effectivement une excellente façon d’apprendre à l’apprécier, je tonne d’une voix acerbe.

           Sa bouche s’ouvre mais il la referme. Je frissonne.

—  Je t’ai attendu chaque jour.

— Remarque comment tu m’as attendu lorsqu’il s’agissait de m’aimer mais que tu viens me chercher avec l’armée quand il est question de reproches.

           Sa bouche s’ouvre mais il la referme aussitôt. Les yeux posés sur le récipient vide où se trouvait le sérum de vérité, il murmure au bout de quelques instants : 

—  Je ne savais pas où te trouver. Hier, j’ai fait suivre ta trace quand tu es partie.

—  Je te demande pardon ? je tonne brutalement, décroissant mes jambes. Et tu oses me dire cela comme s’il ne s’agissait de rien ?

—  Ecoute, je ne suis pas venu quérir ton amour.

           Ses mots tombent brutalement tandis que des ombres dansent sur son visage.

—  Je t’ai perdu, je le sais. Et je viens te voir car je refuse que mon fils connaisse cette douleur.

           Ma main se crispe autour du verre. Comment peut-t-il prétendre m’avoir aimé ? Les paroles sont belles mais quand s’est-t-il battu pour moi ?

—  La pantoufle de verre. Rends-la.

           Mes traits retombent.

           Bien sûr… Il n’a sûrement pas envoyé l’armée en souvenir d’une conquête qu’il a aimé. Non, cela serait bien trop romantique. Pas assez lui.

           Il n’a fait que se lancer éperdument sur les traces de celle qui ravit le cœur de l’enfant qu’il a eu avec une autre.

—  Je ne vois pas de quoi tu parles.

—  Même sans sérum de vérité, je vois clair en tes mensonges, chuchote-t-il doucement, un sourire étirant ses lèvres.

           Je le fusille du regard.

—  Ne fais pas ça.

—  Quoi donc ? demande-t-il innocemment.

— Ne me regarde pas comme si nous étions encore quelque chose. Nous ne sommes plus rien. Tu n’es plus rien.

           Une ombre voile ses traits mais il ne fait aucun commentaire. Encore heureux. Il n’a pas le droit à la parole.

— S’il te reste un minimum de décence, sors de chez moi.

           Il demeure assis mais ne dit rien.

— Si ton fils était amoureux d’elle, il sillonnerait le monde et la chercherait. Il ne se cacherait pas derrière le prétexte bidon que la chaussure de cette fille a été volée ou encore qu’il a peur de fuir un mariage.

           Nous ne parlons plus de lui. Je le sais.

— Je ne te méritais pas, déclare-t-il d’une voix si claire que, en plus de ce sérum de vérité, jamais il ne me viendrait à l’idée de douter de sa franchise.

— Heureuse que tu t’en rendes compte. Tu comprendras donc pourquoi je t’invites à prendre gentiment la porte.

           Il se lève alors. Un frisson me parcourt et je hais la sensation désagréable qui me prend à l’idée qu’il va encore s’en aller. Qu’il ne reviendra pas.

           Silencieusement, il contourne le canapé. Je le vois faire du coin de l'œil, n'osant pas regarder directement son départ.

— J’ai dis que je ne te méritais pas mais pas que c’est encore le cas.

           Je lève la tête à cette déclaration. Il s’apprête à franchir la porte principale.

           Cependant, par-dessus son épaule, il me gratifie d’un de ses fameux regards smaragdins.

—  Je te prouverai que je te mérite, maintenant.


           Un soupir me prend en découvrant, comme chaque matin devant ma porte, une rose blanche. Des pétales à la tige, elle semble avoir été façonnée dans le givre.

           Traçant une rune dans les airs, j’observe la fumée pourpre s’échapper de mon doigt et slalomer dans mon vaste jardin parsemé de sculptures d’herbes et fleurs chatoyantes.

           Cependant mon sort ne traduit pas la présence d’un individu. Je suis seule. Alors je m’autorise à me pencher pour la ramasser. Là, mes yeux se ferment.

           A l'instant où je touche cette tige, l’odeur de Toji se répand dans mes narines. Quelques images de notre vie passée me reviennent en tête et je frissonne.

           Malgré moi, un sourire étire mes lèvres.

           Chaque jour depuis un mois, je trouve une rose blanche sur mon perron. Chaque tige que je touche m’offre une surprise. Tantôt, je sens ses doigts caresser ma joue, tantôt, je ressens à nouveau ses lèvres sur mon front, tantôt, je sens ses bras s’enroulant autour de moi.

           Rentrant dans mon manoir, je soupire. Je ne devrais pas. mais je n'arrive pas à jeter ces roses.

— Je suis une femme faible, je soupire en plaçant l’une des roses dans un vase, avec toutes les autres qu’il m’a offerte.


           Ma poitrine se bloque. Je n’arrive plus à respirer. Les pavés d’or sous mes pieds me brûlent presque. Ils sont censés chauffer simplement mes pas cependant je ne contrôle plus ma magie.

           Cela a toujours été mon tort, surtout à l’académie. Lorsque je ressens trop d’émotions, je ne contrôle plus rien de mes pouvoirs.

           D’un geste brutal, j’arrache presque la porte de ses gongs en envoyant ma magie l’ouvrir trop brutalement. je me jette dans le manoir et ne réfléchis pas une seule seconde avant de me réfugier dans le salon.

           Le vase de roses blanches. Il y est. A toute vitesse, je tâte les tiges. Et je ressens toutes les sensations liées à chacune d’entre elles. Son odeur file dans mes narines, j’entends son rire, je goûte le parfum de ses plats, je sens sa caresse sur le dos de ma main, je…

           Là, enfin. J’ai trouvé la bonne.

           Mes paupières se ferment et je sens ses bras s’enrouler autour de moi. Même s’il ne s’agit que d’un sortilège, qu’il n’est pas réellement là, cela compte, à l’instant. Je crois même qu’il compte plus que n’importe quoi.

           J'éclate en sanglots, me sentant enfin couvée. Cela fait des heures que j’ai envie de pleurer. Et il n’y a qu’un seul endroit où je me sente à l’aise de le faire.

— Chut, murmure une voix à mon oreille.

           Mes yeux s’écarquillent et je le découvre.

           Toji est là, me serrant dans ses bras. En chair et en os, bien réel, il me maintient contre lui. Et je sais qu’il ne s’agit pas d’une illusion.

—  Je… Depuis combien de temps es-tu là ? je hoquète entre plusieurs sanglots.

— Depuis que tu as touché ces tiges. J’ai senti ton odeur puis ressenti tes pleurs et ai compris ce qu’il se passait… Alors je suis venu.

           Je hoquète violemment et ne parviens à lutter contre le besoin de poser ma tête sur sa poitrine. De tout temps, son odeur et sa présence m’ont apaisé.

           Alors, même si je suis furieuse contre lui, je me laisse faire. Car il est l’unique personne qui puisse m’apaiser ainsi.

— Que se passe-t-il ? chuchote-t-il.

—  Je… Il y a une épidémie d’intoxication au mercure, dans le royaume rouge, la maladie du chapelier fou… J’ai perdu trois patientes aujourd’hui. Je n’ai rien pu faire.

           Je pleure de plus belle, mon corps se secouant. Toji me serre mieux contre lui, embrassant ma tête. je ne lutte même pas, trouvant un certain réconfort là-dedans.

           Et la pensée me traverse qu’il était plus facile de le haïr quand je ne le voyais pas. Que cela est compliqué, maintenant !

— Comment la reine rouge peut-elle garder ce poison ? Il est dans les eaux !

— Je sais, mon ange, je sais. Mes conseillers et moi faisons de notre mieux pour la convaincre de traiter tout cela.

           J’éclate en sanglots. Il me serre contre lui. Ses lèvres se perdent sur mon crâne.

— Pleure, mon ange. Libères-toi.

Définitivement, le haïr est compliqué, maintenant.


           Un grognement me prend lorsque j’ouvre les yeux. Ma cage thoracique est endolorie et mes membres, cotonneux. Un instant, j’ai oublié.

           Puis je me souviens.

           Le sang, hier. L’hystérie. Les hurlements. La mort.

           Une main caresse mon front. J’ouvre les yeux. Toji est assis à côté de mon lit, lisant quelques parchemins. D’une main distraite, il me cajole.

— Bien dormi ? chuchote-t-il.

           Je me redresse brutalement, m’écartant. Il lève les yeux sur moi.

— Qu’on soit clair, j’ai eu un moment de faiblesse hier mais cela ne signifie sûrement pas que je vais te laisser revenir.

— Je le sais. J’ai simplement senti que tu avais besoin de moi. Alors je suis là.

           Il ne dit rien. Mais mentalement, j’ajoute “comme à chaque fois”.

           Mes épaules s'affaissent et je réalise combien je suis injustement agressive avec lui.

           Notre relation a toujours été ainsi. Douce, équilibrée. A vrai dire, elle était parfaite jusqu’à ce que ses parents le placent dans un mariage arrangé.

           Maintenant que j’y songe, cela a dû être réellement rude pour lui. Aveuglée par mon égoïste douleur, je ne me suis pas vraiment attardée là-dessus.

— Je n’ai jamais pris le temps de te demander si tu avais été heureux, au cours des vingt dernières années, je murmure.

— Comme mon fils est né, cela s’est amélioré. Cependant… Il m’a toujours manqué quelque chose.

           Il hésite un instant. Ses yeux me détaillent.

— Quelqu’un.

           Je frissonne et le contemple quelques secondes. Puis, dans un soupir, je fais un mouvement de manivelle de ma main. La pantoufle de verre y apparaît.

           Ses yeux s’écarquillent à cette vision.

— Tiens…, je cède. Pour te remercier par rapport à hier. Tu n’étais pas obligé.

— Mais… Je croyais que tu ne laissais pas tes filleules s’approcher d’hommes ?

— Cela me coûte de l’admettre mais… Je te connais. Je sais quelle éducation tu lui as donné. Cette fille ne risque rien. Et je la crois vraiment amoureuse.

— Elle l’est. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Megumi l’a demandée hier en mariage.

           Cette déclaration me fait l’effet d’une claque.

— Quoi ?

—  Il l’a fiancée hier. Il l’a cherchée dans tout le royaume.

           J’observe la pantoufle dans ma main.

— Mais, je croyais que tu cherchais…

—  Mon fils est capable de reconnaître le visage de celle qu’il aime. Je ne suis pas venu pour cette pantoufle, je…

           Ses sourcils se froncent et il détourne le regard. Je remarque des rougeurs, ornant ses joues.

—  Je… Tu me manques juste terriblement. Et même si tu refuses le moindre rapprochement, j’espérais que tu tolèrerais que je sois dans ta vie, que je passe te voir de temps en temps.

           Mon cœur bat à toute allure et j'observe la pantoufle de verre, dans ma main. Moi qui étais convaincue qu’il ne venait me voir que par intérêt, pour récupérer cette chaussure.

           Je frissonne. Mes yeux se posent sur lui. Les siens brillent presque, me détaillant avec fascination.

— M’as-tu oublié ou ne m’as-tu jamais connu ? Comment peux-tu croire que je pourrais venir par intérêt ?

— Je te connais assez pour savoir que tu ferais n’importe quoi pour les gens que tu aimes, je chuchote en montrant la pantoufle.

— C’est la raison pour laquelle je suis là.

           Il se lève, quittant son fauteuil. A genoux sur le lit, je le regarde s’approcher. Son visage se baisse pour mieux me voir et je lève le mien.

—  Aveuglée par la colère, je n’ai jamais réalisé à quel point j’avais été injuste avec toi.

           Décider de ne pas le suivre pour m’occuper de mes patientes a été la pire décision à prendre. Prétentieuse, je pensais trouver vite le remède et pouvoir toujours revenir vers lui pour m’en aller.

           Mais, l’année d’après, sa femme a annoncé être enceinte. J’ai fait en sorte de disparaître de son existence, furieuse qu’il n’ait pas attendu.

— Tu as dû avoir tellement mal, lors de ce mariage forcé.

           Une larme brille dans son regard mais il ne dit rien. Se contentant de saisir mon visage en coupe, il caresse mes joues. Ses yeux sont ancrés dans les miens, comme une attache au réel.

           Et mon cœur bat à toute vitesse dans ma poitrine.

— Tu m’as manqué, Toji.

           Il se penche vers moi. Mes paupières se ferment.

           Tendrement, Toji dépose un baiser sur mes lèvres. Doux, délicat et presque timide. Il recule quelques instants. Il détaille mon visage, quêtant la moindre opposition.

           Et, aussitôt, je fonds sur lui.

           Mes mains se perdent dans ses cheveux quand nos langues s’enroulent. Il nous allonge, moi sous lui, me pressant contre sa personne. 

           Je fonds en lui, l’embrassant avec ferveur. Il presse mes hanches, m’enfouit en lui. Je ris même, emportée par la fièvre.

           Puis, doucement, nous nous séparons l’un de l’autre. Il pose son front contre le mien et nous nous regardons. Ses yeux smaragdins avalent chacun de mes tourments.

— Je peux te faire une proposition que tu refuseras sûrement ?

           Mes sourcils se froncent. Il se redresse, plantant un coude de chaque côté de ma tête. Puis, sa main s’engouffre dans sa poche et il en  sort un objet.

           Mes yeux s’écarquillent en reconnaissant ce dernier, d’or sertie de diamant. Ces perles blanches, laiteuses, brillantes et mirifiques…

           Le diadème du Royaume Blanc.

— Tu… Tu veux que je… Que je…

           Ses yeux émeraudes se plongent dans les miens.

— Hier tu me haïssais mais avant-hier tu m’aimais. Je refuse de te laisser à nouveau filer car je suis tétanisé de découvrir ce que sera demain. Alors pars avec moi, sois ma reine.

— Je… 

           Je m’attendais à tout sauf à cette demande.

— Pourquoi avais-tu ce diadème dans ta poche ?

— Je l’ai depuis que je t’ai revu. Au cas où l’occasion se présente… de faire ce que je n’ai pas osé faire, il y a vingt ans.

           Je ne sais pas quoi dire. J’avoue que je ne sais même pas ce que je ressens. Tout se bloque en moi.

— Toji, on vient à peine de se retrouver, tu ne crois pas que…

           Il esquisse un sourire. Doux, compréhensif.

— Je ne refuse pas. Je veux juste…

— Prendre ton temps, je le comprends, chuchote-t-il dans un sourire infiniment bon. Mais, en attendant…

           Je l’observe, attendant.

— …Découvrir le palais, ça t’intéresse ?

           J’éclate de rire, posant mon front contre le sien. Il fait de même, me serrant contre lui.

— Evidemment que ça me tente !

           Un bref baiser sur ses lèvres plus tard, je murmure :

— Nous avons tellement de temps à rattraper.

— Alors prépares un sac.

Un sourire plus tard, je me blottis mieux contre lui. Tout chez lui m’a manqué : son odeur, sa chaleur, ses formes… Je ne parviens pas à remuer, trop détendue dans son étreinte.

Sans doute est-ce aussi son cas car, bientôt, des ronflements s’élèvent depuis sa silhouette. Je ferme à mon tour les yeux, me laissant glisser vers le pays des songes.

Notre tour est maintenant venu d’être heureux aussi.

























nous voici
pour ce
deuxième jour






























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