𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟏𝟔 : 𝐆𝐞𝐭𝐨.
𝐋𝐄 𝐆𝐄𝐍𝐈𝐄 𝐃𝐄 𝐋𝐀 𝐋𝐀𝐌𝐏𝐄
𝐆𝐞𝐭𝐨 𝐒𝐮𝐠𝐮𝐫𝐮
𝐗𝐕𝐈
Les dunes s’étendent à perte de vue, se succédant en volume d’or tout autour de moi. Par endroit, il me semble les voir trembloter. La chaleur est telle que l’air ne ressemble plus qu’à un drap froissé. Les formes ne sont pas tangibles, ondulant en hallucinations désarçonnantes.
Mes poumons cuisent. Mes épaules sont lourdes. Ma nuque est endolorie, tiraillant sur mes cervicales.
— De l’eau…, je chuchote d’une voix rêche, les peaux râpées de mes lèvres se frottant les unes aux autres lorsque je formule ces paroles.
Mes pieds nus s’enfoncent entre les grains brûlants. Cependant, la chaleur de ces derniers n’est rien comparée à la braise que sont devenues les menottes à mes pieds. La ferraille des chaines a rougi, marquant ma peau qui change de couleur à ce contact. Quelques cloques parsèment l’intérieur de mes cuisses.
Dans mon dos, deux chaînes tracent de longs dessins dans le sable. À l’origine, elles étaient attachées l’une à l’autre. Je suis parvenue à les briser. Cependant, rien ne m’a permis de m’en défaire complètement. Les cercles de métal demeurent, juste au-dessus de mes calcaneus.
Un cri étouffé franchit mes dents serrées. Tremblotante, je détaille mes mollets endoloris qui dépassent à peine du sable chaud. En quelques soupirs de douleur, je m’efforce de les enfoncer un peu plus dans le sol. Ce dernier est chaud, cependant, mes chaînes le sont davantage. Alors, je me préserve du soleil comme je le peux.
Quand le sable arrive à hauteur de mes genoux, je pousse un long soupir de soulagement, sentant un peu de fraîcheur au bout de mes pieds. Les couches les plus profondes — dans lesquelles se trouvent mes guiboles — n’étant pas exposées au soleil, elles sont un peu plus fraîches.
— Enfin…, je soupire, me focalisant sur le sable froid et tentant de faire abstraction de l’air étouffant la partie émergée de mon corps.
Après des mois passés enfermée dans les geôles du château de la tyrannique Reine Rouge, je m’étais imaginée bien des choses sur ma liberté. Je dois pourtant avouer qu’aucun scénario ne comprenait une partie dans laquelle j’enviais ma captivité.
— Là-bas, au moins, c’était humide et j’avais de l’eau… Une fois par semaine.
Il me semble que l’époque où j’œuvrais contre la monarchie, en qualité d’agent de la rébellion, appartient à une autre vie. Après un plan de grande envergure, l’armée est parvenue à arrêter une centaine de membres de la Ligue Rouge.
Dont moi.
Je ne saurai dire quand je suis parvenue à m'échapper de prison. Depuis mon évasion, la lune a brillé plusieurs fois dans le ciel et j’ai tant marché que les montagnes enneigées ont laissé place à un sable brûlant. Peut-être cela fait-il une semaine ? Peut-être cela fait-il un mois ?
Parfois, je m’abreuvais à une rivière ou je mangeais dans un buisson. N’importe quoi pouvait me faire tenir le temps de quelques lieux, juste assez pour que je m’éloigne toujours plus de cette odieuse prison.
— De l’eau…, je murmure dans un couinement.
Les journées dans ce désert sont rudes. Mais il ne s’agit sûrement pas des moments les plus compliqués.
La nuit, les températures chutent drastiquement, plus que n’importe où. Le sable s’éclaircit jusqu’à devenir une longue étendue blanche et froide. De la glace. Alors, dans l’obscurité omniprésente, je cours le plus loin possible et jusqu’à l’évanouissement.
Cette zone est enchantée. Ce désert a été ensorcelé pour être le plus inhospitalier possible. Je suppose que quelque chose de terrible y vivait, fut un temps.
À chaque fois, quand je m’endors, je nourris l’espoir de me réveiller devant quelque chose. N’importe quoi. Une rivière. Une maison. Un arbre.
— De l’eau…
Remuant des genoux, je m’enfonce davantage dans le sable afin de trouver plus de fraîcheur.
Soudain, mon orteil caresse une surface lisse et froide. Je sursaute à ce contact, craignant que cela ne soit du verre. Je suis loin de tout, je ne peux pas me permettre la plaie la plus minime.
Cependant, aucune douleur ne survient.
Doucement, mes muscles se décrispent et je me détends, réalisant que je n’encours aucun danger.
— Je ne suis pas blessée… Heureusement, une plaie ici, c’est un coup à se choper une infection mortelle, je déclare toute seule sans trop savoir pourquoi. C’est sans doute juste une babiole qui a dû être déplacée et enterrée pendant une tempête de sable.
Les yeux clos, je savoure ce soulagement. En des temps si durs, le simple fait d’avoir eu une frayeur qui ne s’est pas avérée sérieuse est une aubaine.
L’écran rouge que forment mes paupières closes s’assombrit soudain et l’air devient plus frais. Comme si quelque chose ou quelqu’un venait de se placer juste devant moi, me protégeant du soleil. Mes traits s’affaissent, profitant de cette accalmie de l’astre.
Quand soudain, un raclement de gorge retentit.
— Une « babiole » ?
Un hurlement franchit mes lèvres quand je sursaute. Dans un coup de pied, je m’éjecte du sol et en profite pour balancer du sable devant moi. Aussitôt, je bondis et envoie mon poing en direction de la silhouette. Cette dernière vacille. Je ne perds pas une seule seconde.
M’élançant à toute vitesse, je cours dans la direction opposée. Seulement, je n’ai pas le temps de faire trois pas qu’une silhouette sombre se matérialise devant moi.
Aussitôt, j’assène mon poing dans son ventre et me retourne en courant.
À nouveau, il se matérialise devant moi. Un hurlement franchit mes lèvres. Je serre mon poing, prête à le frapper encore.
Brutalement, mes jambes claquent l’une contre l’autre, comme aimantées. Une liane de sable jaillit du sol, s’enroulant autour de moi. Je me débats furieusement, mais rien n’y fait. En quelques secondes, je me retrouve allongée sur le sol, les bras rabattus contre mon corps, le long de mon buste. Un couinement de douleur franchit mes lèvres et je secoue la tête, tentant de me retourner sur le dos pour voir mon agresseur.
À présent ficelée, je ne peux rien faire. Seuls des cris de frustration franchissent mes dents serrées.
— Navré, je n’ai pas l’habitude de traiter mes maîtres de cette façon, mais j’ai réalisé que cela allait être long, retentit une voix grave, presque sépulcrale.
Papillonnant des cils, je tente de chasser l’aveuglante lumière du soleil pour mieux observer la chose informe, sans aucun détail, qui m’apparaît en contre-jour. Cette même chose qui vient de me parler et m’agresser.
Si préoccupée par la tâche de le détailler, il me faut quelques secondes pour réaliser ce qui vient d’être dit.
— Q… Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de maître ? Et puis, pourquoi tu m’as attaché, espèce de…
— Je peux te libérer et je vais le faire. J’avais simplement besoin de t’empêcher de courir partout.
La voix est calme et assurée. Je n’y perçois aucune malice, cependant ma naturelle défiance me convainc de ne pas baisser la garde. Les muscles bandés, prête à me débattre comme une lionne, je demande :
— Si c’est vrai, libère-moi.
— C’est ton vœu ? demande-t-il d’une voix si taquine que je devine le sourire qu’il esquisse.
Mes sourcils se froncent et je me tends brutalement, tentant de forcer les lianes à céder. Je comprends aussitôt qu’il s’agit de liens renforcés par la magie. Je ne les briserai pas si facilement. De plus, ma captivité et ma cavale m’ont profondément affaiblie.
— Alors ? insiste-t-il d’une voix doucereuse. C’est ton vœu ?
— Non ! C’est un ordre ! Tu m’as enchaînée alors tu me délivres !
Pour toute réponse, un soupir retentit. Seulement aussitôt, mes bras s’écartent de mon corps et mes jambes se séparent. Les liens de sables se sont volatilisés.
D’un geste vif, je recule en me redressant. Cependant, je ne fuis pas. Cela est peine perdue de toute façon : il a les moyens de me retenir et je n’ai plus l’endurance nécessaire. Seulement, il me faut mettre de la distance entre nous et réaliser ce qu’il se passe.
Après quelques instants, je dépasse le choc et je reviens à moi. Debout, malgré ma faiblesse, vacillante, je m’efforce de faire face à la silhouette devant moi. Cette dernière est fière, solide sur ses appuis.
Tout mon contraire.
— Je…, je couine, épuisée. Mais vous êtes qui, au juste ?
— Eh bien… Le génie de la lampe, rétorque-t-il, comme s’il s’agissait là d’une évidence.
Mais de quoi parle-t-il ?
Plus les secondes passent, plus mon regard s’habitue à sa silhouette debout, dos au soleil. Malgré le contre-jour, je commence à distinguer le plus évident. Ses cheveux ébène amassés en un chignon m’apparaissent autant que les boucles d’oreille d’onyx ornant ses lobes.
Peu à peu, d’autres éléments sont visibles. Entre des paupières marquées de plis épicanthiques brillent deux obsidiennes, aussi profondes que les terres abyssales. Des yeux noirs qui forment un coruscant bijou, lequel avale la lumière écrasante du soleil. Perçant dans le lac d’ivoire que sont sa peau ainsi que sa sclère, son regard est semblable à un appel des méandres.
Dans le désert d’or, il est une tâche d’obscurité. La dangereuse glace capable de survivre dans les flammes. Le souffle du vent perçant les plaines arides.
Assurément, il n’a rien d’humain.
— Le génie de la lampe ? Comme dans les contes pour enfants ?
Ses sourcils se froncent face à cette question.
Partout dans les royaumes, les fées racontent cette histoire aux enfants. Des siècles auparavant, les plus féroces mages noirs auraient été enfermés à l’intérieur de lampes à huile. Personne ne croit réellement à ces légendes. Elles servent surtout à dissuader les bambins de s’aventurer dans certains coins.
« Ne va pas là-bas, des lampes à huile y sont enterrées. Tu risques de réveiller les mages noirs. »
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Cela fait des années que je n’ai pas entendu de contes pour enfants. À vrai dire, cela fait des années que je ne suis pas sorti de ma lampe…
Dans un soupir, je me laisse tomber sur le sol. Mes jambes flageolantes ne supportent plus mon poids et, même si je comptais tenir ma garde, je n’en aurais plus la force.
Aussi, j’ai l’étrange impression que je n’encours aucun danger. Je ne saurai l’expliquer. Mais mon intuition m’indique que je n’ai rien à craindre de cette étrange créature se trouvant en face de moi.
Oui… « Créature… » Il n’a rien d’humain.
— Tu… Tu es l’un de ces sorciers qu’on a enfermés dans des lampes à huile, n’est-ce-pas ?
Il acquiesce doucement. Aucune ombre colérique ou triste ne traverse ses traits.
— Alors, comment ça se fait que tu es dehors ? Je veux dire… Tu ne devrais pas être encore piégé dedans ?
— Les personnes frottant leur peau à ma lampe me font sortir de cette dernière le temps de trois vœux.
— Quoi ? je lâche dans un froncement de sourcils, ne comprenant pas cette énigmatique explication.
— Les génies sont des mages enfermés dans des lampes. Si ta peau entre en contact avec la lampe, tu libères le génie à l’intérieur. Il devient alors ton esclave. Il ne peut utiliser ses pouvoirs que pour toi. Tu peux lui demander trois vœux. Il les exécutera avant de revenir dans la lampe.
Sa voix est douce lorsqu’il énonce les conditions de sa liberté. Dissimulées sous les épaisses manches de son manteau, ses mains se joignent devant son ventre. Une expression calme sur le visage, il attend patiemment.
— Alors. Quel est ton vœu ? demande-t-il.
— Moi !?
— Oui.
— Mais, je n’ai absolument pas croisé de lampe à huile et en ai encore moins touché une !
— Si.
— Bien sûr que non ! j’insiste avec véhémence.
— Dois-je en conclure que tu renonces à tes trois vœux ?
— Maintenant que j’y pense, il est vrai que j’ai frotté une lampe tout à l’heure…
Entre ses lèvres arquées en un sourire, il laisse filer un long soupir. Puis, penchant la tête sur le côté, il me considère un bref instant. Ses yeux détaillent mes mollets cernés de chaînes.
— Tu m’as l’air en bien piteux état… Je ne sais depuis combien de temps, tu erres ainsi, mais je pourrais arranger ta santé, tu sais ?
Il regarde au loin, l’air songeur. Ses longs doigts diaphanes se posent sur ses lèvres tandis qu’il hume l’air.
— Que dis-tu de cela… Ton premier vœu serait un verre d’eau, le deuxième serait de la nourriture et le troisième, sortir d’ici ?
Un sourire narquois étire mes lèvres. Je secoue la tête. Ses épaules se haussent et il balaye ses paroles d’un geste de la main. Lui-même devait se douter que cette proposition pathétique ne prendrait pas avec moi.
— Bien… Mais j’insiste sur le fait que tu peux avoir autant d’eau que tu veux, autant de nourriture que tu veux et aller où tu le souhaites.
— Me prends-tu pour une amatrice ? je peste dans un regard noir, enfonçant mes mains dans le sable.
Cependant… Je dois avouer que sa proposition de verre d’eau m’attire énormément. Ma gorge sèche me tiraille et, si la prison n’avait pas été un entrainement, j’aurais sûrement déjà cédé à ses paroles.
— Bien, bien… Alors un bon repas avec eau et nourriture, je te fais quitter les lieux puis tu me demandes d’être la plus riche de cette terre. Qu’en dis-tu ?
— Bien sûr ! Alors qu’il me suffit de te demander de me déplacer directement dans un lieu où j’aurais de quoi me sustenter et j’économise un vœu ? je raille en secouant la tête.
— Ton esprit est clair pour une personne affamée.
— Quand il s’agit d’empêcher quelqu’un de me doubler, ma réflexion est toujours limpide.
Un rire franchit ses lèvres et il s’accroupit devant moi. Posant ses avant-bras sur ses genoux, ses mains traînant au-dessus du sable, il me jauge un instant.
— Alors, voilà ton premier vœu ? Partir d’ici ?
— Hors de question.
Ses sourcils se froncent. Autour de nous, l’air est si chaud qu’il semble trembler au-dessus des dunes. Rien n’est visible. Pas même l’ombre d’une masure, et ce à perte de vue. Je n’ai aucune chance de m’en sortir et il le sait.
Alors, il ne peut s’empêcher de demander dans un rictus presque agacé :
— Ôte-moi d’un doute… Je sais que tu ne peux pas voir ton reflet, mais tu as au moins conscience du fait que tu es en train de mourir, n’est-ce pas ? Ton corps cède lentement. Cela fait trop longtemps que tu marches dans ce désert, sans eau ni nourriture.
Il se racle la gorge.
— Je t’assure que si tu te voyais, tu n’en douterais pas.
— Oh, mais je le sais, je lâche dans un rire narquois. Je le sais très bien.
Sans que son sourire le quitte, il fronce les sourcils. Légèrement interloquée, il me fait signe de développer.
— Qu’est-ce qu’il t’arriverait si je mourrais sans avoir fait le moindre vœu ?
— Absolument rien. Je retournerai simplement dans ma lampe, rétorque-t-il d’un air maussade en haussant les épaules sans conviction.
— Et combien de temps attendrais-tu avant qu’une nouvelle main ne frotte ta lampe ?
Il ne répond pas. Son sourire faiblit légèrement.
— Ôte-moi d’un doute… Mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup de passage par ici, non ?
Il se tait.
— Alors, tu vas faire quoi de ce bref moment à l'extérieur ? Regarder une femme mourir ? Alors qu’elle pourrait te faire prendre un peu l’air et replacer ta lampe dans un lieu fréquenté pour que tu sortes prochainement ?
Il se gratte le menton d’un air pensif.
— À quoi bon te faire sortir d’ici sans te le faire payer ? demande-t-il d’un air songeur. Je suis l'esclave des vœux de mes maîtres… Je ne vais pas en plus leur faire des fleurs.
— Alors laisse-moi mourir… Et retourne sagement dans ta lampe.
Son sourire devient joueur. Je devine qu’il ne croit pas une seule seconde que je suis effectivement prête à périr.
— Tu n’as pas l’air de me connaître, s’enquit-il d’un air narquois, ses doigts traînant toujours au-dessus du sable.
Accroupit, les avant-bras posés sur ses genoux et ses mains tombant entre ses pieds, il arbore une posture radicalement différente de celles des habituels mage noir. Avec ses sourires en coin, son calme et son détachement, il ne ressemble sûrement pas aux portraits colériques que l’on dressait d’eux.
Les livres d’histoire racontent qu’on les avait enfermés afin de protéger la population… Cependant, celui-ci ne revêt pas franchement des allures de menace.
— Je ne suis pas le genre de cœur tendre qui va s’émouvoir de ta situation…
— Et je ne suis pas le genre à supplier. J’ai une idée et je la garde. Des têtues comme moi, il n’y en a pas beaucoup. Pourquoi tu crois que j’ai fini en prison ?
— Tu viens de prononcer quatre phrases…, fait-il remarquer malicieusement, profites-en. Bientôt, tu n’auras plus la force de faire le moindre son.
Mes épaules se haussent. Il secoue la tête, visiblement incapable de me comprendre.
— Ça alors… Tu es donc prête à mettre ta vie en jeu pour ne pas sacrifier le moindre vœu ? Alors que lorsque tu seras morte, tu n’en auras aucun ?
Plantant son coude dans son genou, il cale sa tête sur sa paume et observe mon corps gisant au sol. Ses yeux s’abaissent jusqu’à ma figure affaiblie.
— Ce que les humains sont prêts à faire, par égo…, maugrée-t-il avec mépris et suffisance.
— Tu ne crois pas que si tu avais fait preuve d’autant d’égo, tu n’aurais pas fini dans cette lampe ?
Penchant la tête sur le côté, il médite sur mes paroles. Aucune colère ne le prend. Pas un soupir d’agacement ni de spasme d’exaspération. De mon côté, je commence à ployer sous le poids de ma faiblesse.
Non… Assurément, celui-là n’a rien à voir avec le portrait que l’on dresse habituellement des mages noirs.
— Tu marques un point, cède-t-il au bout d’un moment.
Accepter les conditions que fixe le plus fort est le meilleur moyen de se faire avaler par le système. Si je m’étais contentée de hocher la tête aux ordres de la Reine Rouge, si je n’avais pas intégré la résistance, je serais morte depuis longtemps. Ou même pire…
Peut-être serais-je l’esclave d’une lampe ?
Je suis affamée, déshydratée, épuisée, sans doute malade… Il est apparu devant moi. Même avec ces chaînes, se proclamant esclave, il a agi en maître, me dictant des vœux. Je ne faiblirai pas.
La fatigue me gagne. Une torpeur enlise mes muscles. Je me sens lourde.
Oui, je ne survivrai sûrement pas à la nuit qui arrive. Mais je mourrai comme j’ai vécu : fidèle à mes engagements et mes promesses.
Le génie doit l’avoir compris, lui aussi.
Il s'assied en tailleur dans le sable, s’installant plus confortablement. Les heures qui arrivent risquent d’être longues. Enfin… Davantage pour lui que moi.
Bientôt, je serais prise d’hallucinations. Puis, je serai trop faible pour penser à ma condition. Je vais mourir sans réellement réaliser que je pars.
— Je suppose que je n’ai plus qu’à attendre, maintenant ? me demande-t-il sans le moindre agacement ni une once de provocation.
J’acquiesce doucement.
— Avant…
Ma voix me fait mal lorsque je prononce ce mot. Un soupir résonne en moi, résigné.
Je suis en train de mourir.
— …Quel est ton nom ?
Ses sourcils se haussent et il ôte sa tête de sa main, surpris. Se redressant, il ne répond pas tout de suite, préférant m’observer d’un air médusé.
— Je… Je m’appelle Geto. Suguru Geto.
Mes paupières se ferment. Le nom du génie roule sur ma langue. Il aura été la dernière personne que j’ai vue.
Geto…
— Et toi ? Comment t’appelles-tu ?
Mais je suis trop faible pour lui répondre. Alors, je me contente de sourire faiblement.
♔
Le froid pénètre ma chair à la manière de mille lames. Cisaillant ma peau, la frappant jusqu’à la durcir, l’air ne cherche qu’à faire de moi du givre. Une frêle créature figée, pâle et affaiblie, qui n’existera que jusqu'au lever du soleil. Quand l’astre brûlant la fera fondre.
La nuit est tombée sur le désert. Sous mon corps s’étend le sable qui est devenu neige. En coussins douloureux, il se presse à mon pauvre corps.
— Ma chère ? Ma chère, tu m’entends ?
Geto… Je l’avais oublié…
Cela fait des heures qu’il parle, espérant des réponses que je ne suis plus capable de lui donner. Lorsque le soleil était debout, je parvenais à lâcher quelques mots. Puis, il s’est couché en projetant des lueurs rouges sur nos figures. À ce moment-là, je ne parvenais plus qu’à émettre de faibles sons et des onomatopées. Cependant, depuis que la lune brille dans le ciel, je ne peux que hocher ou secouer la tête.
Enfin… Je croyais être capable de le faire. Mais lorsque je tente d’acquiescer aux paroles du génie, je n’arrive pas à bouger.
Ouvrant les paupières, je le vois s’approcher. Franchissant les quelques pas qui nous séparent, il s’accroupit au-dessus de moi. Son visage se découpe devant mes yeux. La lune brille juste au-dessus de sa tête tandis que ses longs cheveux tombent autour de sa tête, pointant vers moi, tentant d’attraper le peu de vie m’animant.
— Cesse tes enfantillages, maintenant. Fais ce vœu.
Malgré ma grande faiblesse, je puise dans mes forces restantes afin d’esquisser un sourire vibrant. Faible, ce dernier ressemble sans doute à une pathétique grimace de douleur. Cependant, Geto cille aussitôt à cette vision.
Levant les yeux au ciel, il pince l’arête de son nez dans un soupir agacé.
— Tu es d’une immaturité bouleversante.
J’aimerais lui dire que nous sommes deux. J’aimerais lui faire remarquer qu’en refusant de m’aider, il se condamne à errer dans ce désert, prisonnier de sa lampe.
Cependant, j’ai tellement froid que mes muscles sont figés. Mon visage ne bouge plus, bloqué dans ce sourire douloureux que j’ai esquissé, il y a quelques secondes.
Des spasmes parcourent mon corps. Je suis si gelée que cela me fait mal. L’air cisaille ma peau. J’aimerais pleurer, qu’une larme chaude m’apporte un peu de soulagement. Cependant, mes glandes lacrymales semblent congelées.
Trop faible, je laisse mes paupières se fermer.
— Allez ! Fais ce vœu ! s’impatiente Geto, quelques émotions colorant sa voix.
La situation doit sérieusement l’agacer. Le calme qui le caractérise se dissipe, laissant place à une certaine impatience. Je dois avouer que je le comprends.
La perspective de retourner dans sa lampe ne doit pas être des plus agréables. Surtout qu’il ne sait pas quand il pourra en ressortir.
— J’ai déjà vu des centaines de personnes mourir sous mes yeux. Je suis insensible à ce genre de visions… Ne crois pas que tu parviendras à m’émouvoir.
Je suis trop faible pour rétorquer quoi que ce soit. Mais je dois avouer que j’aimerais posséder la parole une toute dernière fois. Simplement pour lui demander de la boucler.
Non seulement j’ai froid, j’ai mal, ma tête semble prisonnière d’un étau, je suis en train de mourir et en plus, je dois me fader les lamentations d’un abruti de sorcier. Franchement, il n’y a pas à dire, j’envie un peu trop ma captivité, ces derniers temps…
Au moins, là-bas, mes geôliers étaient capables de se taire.
— Utilise ton vœu ! me presse-t-il en me secouant légèrement.
Je suis à deux doigts de l’utiliser pour le condamner à se taire en ma présence.
— Tu m’entends ? Ouvre les yeux ! Parle ! Tu es morte ?
Bonne idée. Je ne vais pas réagir — de toute façon, je suis physiquement incapable de le faire — et il va penser que j’ai passé l’arme à gauche. Là enfin, il se taira.
Durant quelques instants, le silence revêt un aspect reposant…
— Tu m’entends ?
…Je vais le démolir, cet abruti.
Soudain, la douleur s’estompe. Chacune des plaies infligées par le froid se referme. Mon corps cesse de piquer à chaque endroit. Mes muscles se détendent et je peux presque sentir de la glace fondre sur mon corps.
Surtout, une pression réconfortante et chaude est placée contre ma joue. Il me faut quelques instants avant de réaliser qu’il s’agit de la main de Geto.
Je trouve la force d’ouvrir les yeux.
Il est toujours accroupi au-dessus de moi. Une aura crépitante et écarlate ondule autour de lui, se propageant jusqu’à moi. Cette lumière rouge illumine doucement les omniprésentes ténèbres de la nuit. La vision qu’elle crée, balayant le sol de givre blanc et l’obscurité du ciel, a quelque chose d’apaisant.
Geto utilise sa magie pour me réchauffer. Des sphères cotonneuses et délicates dansent sur ma peau, apaisant les ravages qu’avait causés la glace.
— Je t’ai redonné assez de force pour que tu parles, déclare-t-il sans afficher la moindre expression trahissant ses pensées.
Si seulement il pouvait s’en retirer assez pour la boucler…
— …Alors, fais ce vœu.
Dans un rictus taquin, je bouge la tête de gauche à droite. Il soupire aussitôt, visiblement agacé.
Bien qu’il ne hurle pas, son ton se hausse légèrement, exaspéré, lorsqu'il assène :
— Bon sang ! J’ai servi des milliers d'hommes têtus ! Plus têtus les uns que les autres ! Mais aucun ne s’accrochait si désespérément à ses valeurs lorsque la situation prenait une telle tournure !
La chaleur m’apaise, elle me fait du bien. Plus aucune douleur ne me traverse. Je me sens mieux… À vrai dire, je ne sens plus rien. Simplement la douceur de son pouvoir qui m’embaume.
Je crois que je suis prête à partir.
Alors, fermant les yeux, j’esquisse un dernier sourire :
— Mais je ne suis pas un homme, Geto.
Le silence se fait. Peu à peu, mon confort se fait plus grand. La chaleur elle-même ne devient qu’un lointain souvenir, comme si je m’arrachais doucement à toute sensation.
Au bout d’un moment, une force m’attire. Je me sens partir.
Vaguement, j’entends ce qui semble être un murmure :
— Le problème est que moi, je suis un homme…
Et, à l’instant où je me sens partir, une prise me retient fermement. Vigoureuse et pourtant douce, elle m’empêche de glisser de l’autre côté.
Au loin, j'entends Geto prononcer une formule magique.
♔
Chaleur. Confort. Je croyais ces notions révolues.
Suis-je morte ? Non.
Je ne crois pas.
Contre mes lèvres se déplace quelque chose. Quelques pressions parcourent ma bouche close et il me semble que mon corps se détend davantage à ce contact.
Allongée dans ce qui paraît n’être qu’un amas de plume, je réalise que je me trouve en réalité dans un lit garni de draps et oreillers.
Mes sourcils se froncent…
Où est passé le désert ? Geto ? Ce sorcier bavard ? Où suis-je ?
Ouvrant les yeux, je découvre un plafond brun couru de moulures dorées et de savantes décorations. Au-dessus de mes yeux, le cadre d’un lit à baldaquin chute en rideaux pourpre autour de moi. Malgré les teintes obscures du lit aux draps marron, je distingue quelques lumières…
Tout autour de moi, des bougies flottent, illuminant les lieux. Par endroit, elles montrent une toile d’araignée, une étagère garnie de livres poussiéreux, des bibelots traversés d’amas gris et cotonneux…
Où suis-je ? Et depuis combien de temps le ménage n’a-t-il pas été fait ?
— Tu es réveillée.
Je tente de me redresser et je n’y parviens qu’avec grande peine. Une fois assise contre la pile d'oreillers contre mon dos, je regarde autour de moi pour trouver Geto, qui vient de me parler. Mais je réalise soudain d’où vient cette pression, sur mes lèvres…
Une acalea.
Ce sont de petites boules de boules duveteuses roses, bleues ou violettes, flanquées de huit yeux énormes et de huit pattes semblables à des boudins. Des araignées guérisseuses.
— Je te présente Josette. Une acalea violette. Les plus rares.
Mes yeux s’écarquillent, mais je ne remue pas les lèvres, ne voulant prendre le risque de blesser la petite bête.
Les acalea aiment autant les humains que ces derniers les haïssent.
— Avant que tu ne l’écrases sous prétexte qu’elle est une araignée, saches que les acaleas sauvent la vie de milliers de personnes chaque année !
Les rideaux du lit sont tirés, pour la plupart. Je devine que Geto se cache derrière l’un d’entre eux. Cependant, je ne le vois pas.
— Les pattes des acaleas sont couvertes d’une substance unique, très nourrissante et hydratante. Elles permettent d’apporter les nutriments nécessaires à un corps. Pas plus. Pas moins. Et…
— …Et, elles adorent notre chaleur donc elles passent leur temps sur nous, malgré la propension d’abrutis qui les écrase. Tu l’as posée sur moi car, après avoir été affamée su longtemps, je ne peux pas manger à nouveau des aliments solides tout de suite, je prendrais sinon le risque de me tuer.
Je soupire, l’araignée posée sur ma main. Il fallait que je la retire de mes lèvres pour interrompre Geto. Je n’étais sûrement pas prête à entendre un cours de plusieurs heures sur les facultés poussées des acaleas.
Me croit-il née de la dernière pluie ?
— Je te remercie, mais je connais cette espèce, je cingle en roulant des yeux.
— Voilà un curieux ton que tu emploies pour parler à quelqu’un qui t’a sauvé la vie.
Dans ma paume, l’acalea émet un couinement adorable en se frottant à mes doigts, ravie de profiter de la chaleur de ma main qui s’est reposée sous les draps.
— Je ne t’ai pas demandé de le faire, je fais remarquer d’un ton exaspéré.
Une main tire le rideau, dévoilant la silhouette de Geto qui se trouvait juste derrière. Ce dernier, habillé d’un imposant kimono noir, me regarde calmement.
À la lueur des bougies, nourrie et reposée, je suis mieux en mesure de le détailler. Je dois avouer que, tantôt, je n’étais pas réellement en état d’observer le plus flagrant.
Il est beau.
Beau dans la façon qu’ont ses cheveux de s'amasser en une liane de ténèbres, un chignon brillant au-dessus de sa tête. Beau dans la façon qu’ont quelques mèches de s’échapper pour tomber devant ses yeux. Beau dans la façon qu’ont ces derniers de se poser sur moi avec douceur.
Il penche la tête sur le côté et m'observe. Je remarque alors qu'une fine cicatrice traverse son front.
— Est-ce que tu vas mieux ?
J’acquiesce doucement, ce qui ne semble pas le convaincre.
D’un pas souple, il contourne le lit et se glisse à côté de moi. Tournant la tête, je le regarde marcher jusqu’à ma hauteur. L’une de ses mains se pose sur mon épaule, me poussant en arrière, contre les oreillers. L’autre se pose sur mon front.
Aussitôt, des muscles de mon visage dont je ne soupçonnais même pas l'existence se détendent. Mes paupières se ferment tandis que je sens sa magie rouler sous ma peau, traversant le moindre de mes nerfs en une caresse chaude.
Une douce odeur musquée se dégage du sorcier. Ses pouvoirs ont un parfum réconfortant… Là est généralement le signe d’une personne qui utilise sa force psychique pour aider les autres.
— Qu’est-ce que tu fais ? je demande en sentant son pouvoir descendre jusqu’à ma gorge et atteindre mes épaules.
L’acalea dans ma paume remue.
— Je facilite ta guérison.
— Tu n’as pas intérêt à me taxer un vœu pour ça. Je n’ai rien demandé, moi.
Il pouffe de rire et retire sa main. Aussitôt, je réalise que toute sensation de fatigue a quitté mon corps. Plus aucune torpeur dense n’évolue dans mon ventre, gagnant mes poumons. Mes paupières papillonnent.
L’acalea bondit sur l’épaule de Geto, encore debout à ma gauche. L’araignée s’installe sous son oreille, poussant d’adorables piaillements de contenant avant de se rétracter en une boule.
— Alors ? demande-t-il en me voyant remuer sous les draps pour mieux apprécier le regain d’énergie qu’il vient de m’apporter.
— Alors cela fait des lustres que je ne me suis pas sentie comme ça… Je crois que la dernière fois que je n’ai pas ressenti une once de fatigue, comme ça…
Je me tais un instant pour mieux réfléchir.
— Eh bien ! C’était avant que j’intègre la rébellion !
Pour toutes réponses, il sourit. Puis, sans un mot de plus, il tourne les talons. Aussitôt, je me redresse.
Il part déjà ? Sans aucune discussion avec moi ?
Je ne le laisse pas attendre le pas de la porte. Je ne parviens pas à me contenir et lance dans un sourire goguenard :
— Tu es si vexé d’avoir dû me sauver ? Tu ne vas même pas me parler ?
Se retournant, il laisse voir un sourire doux. Encore une fois, je me surprends à être déroutée par son absence d’agacement. Il est l’un de ces mages noirs que la monarchie a dû enfermer tant ils étaient dangereux et inquiétaient la population…
…Alors, pourquoi semble-t-il si calme ?
— Ce n’est pas que je suis vexé… J’aimerais simplement profiter de ma vie en dehors de la lampe, jusqu’à ce que tu décides d’exécuter tes vœux. Et je ne suis pas sûr que discuter avec toi soit le meilleur moyen de profiter de ces heures.
— Dis tout de suite que je suis stupide !
— Tu es stupide.
Puis, sans autre forme de cérémonie, il pose la main sur la poignée de la porte avant de désigner la table de chevet du menton :
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, sonne-moi.
— Te sonner ? J’ai des jambes, je te signale. Je me lèverai toute seule si j’en ai envie.
— Et comment sauras-tu où me trouver ou même où trouver ce dont tu as besoin ? demande-t-il en croisant les bras, marquant un sourcil intrigué.
Je hausse les épaules, pas forcément soucieuse de la réponse.
— Parce que tu le sauras, toi ?
— Évidemment, je connais ma propre maison ! s’indigne-t-il presque.
— C’est ta maison ?
— Bien sûr que oui ! Tu croyais que j’étais simplement entré par effraction chez un inconnu et t’avais placé dans le lit ?
Je ne réponds pas tout de suite, pinçant les lèvres en réalisant face à son air courroucé que la réalité va lui déplaire.
— En toute honnêteté… Oui.
Ses sourcils se haussent, atterrés.
— Je te demande pardon ? Mais pour qui me prends-tu ? Ai-je l'air du genre à… Non, tu sais quoi ? Je ne vais pas finir ma phrase, car tu risquerais d'y répondre !
— Si tu as l’air du genre à habiter illégalement une propriété qui n’est pas la tienne ? je demande. Absolument.
— Mais enfin ! Est-ce que cette persécution va finir !?
— « Persécution » ? Pour deux remarques ? Attends que je te parle de l’état de tes meubles. Le ménage, c’est une notion qui t’est inconnue ?
Je me retiens de rire face à son expression outrée. Le calme qu’il affiche depuis notre rencontre avait quelque chose d’apaisant cependant, cette facette de lui m’intrigue particulièrement.
Un sourire étire ses lèvres, malgré ses cris. Je devine qu’il ne prend pas au sérieux une seule seconde cette conversation. Il est juste soulagé de pouvoir se « chamailler » avec quelqu’un. Tout comme moi, je prends plaisir à le taquiner.
— Pour cet outrage…, reprend-il après un court silence où il a encaissé mes paroles. Je te vole un vœu.
— Tu ne peux pas faire ça.
— Bien sûr que si, je le peux !
— Non, c’est interdit !
Dodelinant de la tête, il esquisse un sourire taquin. Ses épaules se haussent.
— Tu n’es pas en mesure de faire les règles…, fait-il remarquer.
— Et toi non plus.
Cependant, je vois bien qu’il ne m’écoute pas. Tournant les talons, il s’apprête à quitter la pièce sans abandonner son air satisfait.
— Tu m’as redonné de l’énergie, je fais remarquer à haute voix alors qu’il disparaît dans le couloir. Je peux toujours m’en servir pour te poursuivre !
— Mais bien sûr ! Attrape-moi, si tu peux ! lâche-t-il avec désobligeance d’un ton dédaigneux.
Ne parvenant pas à réprimer le sourire qui a tiré mes lèvres, je regarde l’encadrement de la porte, là où je l’ai vu pour la dernière fois avant qu’il ne disparaisse dans le couloir.
Joignant mes mains l’une à l’autre, je me concentre pour mieux réfléchir.
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire pour lui faire payer ça, moi ?
♔
— Je songe à t’occire.
La voix de Geto est monotone lorsqu’il assène ces mots.
De mon côté, les mains posées sur les hanches, je regarde dans un sourire fier l’établissement devant nous. Quelques regards s’attardent sur nous, curieux de me voir ainsi plantée à côté de la figure sombre du sorcier.
Les murs semblent constitués uniquement de lierres entremêlées de jonquilles, de coquelicots et de tulipes. Par endroit, des fenêtres traversées de vitraux colorés nous empêchent de voir l’intérieur. La double porte, elle, n’est constituée que de pétales de roses.
— Tu fais le vœu que j’y aille avec toi ? me demande-t-il en haussant un sourcil.
— Quoi ? Non ! Je ne vais pas gaspiller un vœu pour ça !
— Alors, je n’y vais pas.
La Taverne des Gentes Dames est un lieu au système particulier, mais relativement simple. Organisée par une célèbre dame de la région, elle ne propose que des tables pour deux personnes. Des couples.
L’un nourrit l’autre, paye tout. Du restaurant au rez-de-chaussée jusqu’aux services de massage et de manucure dispensés dans les étages.
Je n’ai pas d’argent. Seul Geto peut assumer ce rôle.
— Quoi ? Tu es tellement radin que tu ne veux pas me payer une soirée ? je demande en haussant un sourcil.
— Cela fait une semaine que tu vis littéralement chez moi, je te prends déjà en charge et je continuerai de le faire, mais… Tout sauf cela.
Il m’a fallu du temps avant de saisir quelle vengeance pourrait être adéquate. Dans l’idéal, elle nécessitait quelque chose sans douleur ni conséquences graves, mais aussi profondément embarrassant pour lui.
Une soirée dans une taverne consacrée aux couples ferait l’affaire.
— Je dois en conclure que tu refuses d’entrer ? je demande malicieusement.
— Si là n’est pas ton vœu, je n’y vais pas.
Sa voix est ferme. Il est décidé.
Alors, haussant les épaules sans insister davantage, je marche vers l’entrée. Il réagit aussitôt :
— Qu’est-ce que tu fais ? J’ai dit non !
— Ce n’est pas parce que tu n’y vas pas que je ne peux pas y aller seule !
— Si ! Littéralement, tu dois avoir un amant pour y aller !
Posant la main sur la double porte faite de pétales de roses, j’attrape la liane qui en jaillit aussitôt, faisant office de poignée.
Et, haussant les épaules, je lance :
— Et alors ? J’en trouverai un à l’intérieur !
Les yeux de Geto s’écarquillent et je me détourne aussitôt, franchissant le seuil et entrant dans le bâtiment. La porte dans mon dos se relâche, s’apprêtant à se refermer.
Mais aussitôt, elle s’ouvre à nouveau. Je souris de toutes mes dents quand Geto se plante à côté de moi. Les joues rouges, il ne me regarde même pas, les yeux rivés sur le comptoir fait de roses et de ronces où une réceptionniste nous fixe calmement.
Cependant, je n’avance pas vers elle, me contentant de dévisager le sorcier. Ce dernier finit par maugréer sans un regard pour moi :
— Josette s’est attachée à toi, elle me grondera si je te laisse partir avec un inconnu.
♔
— Oh…
Seule cette onomatopée franchit la barrière de mes lèvres. Un sursaut qui prend d’assaut ma poitrine, lui arrachant un faible cri de stupeur. Émerveillée, je ne saurai quoi souffler hormis cela.
Un simple « oh »...
— Tu n’étais donc jamais venue en ces lieux ? demande Geto, ses yeux ancrés dans mon visage, caressant la surface de ma peau.
Pourquoi me regarde-t-il, moi ? Que font ses yeux, bloqués sur ma personne, lorsqu’un tel paysage s’installe autour de nous ?
— Je… Non ! Parce que toi, oui ?
— Il y a fort longtemps, acquiesce-t-il en promenant son regard autour de lui. Cependant, je dois avouer que cet établissement n’a pas perdu de son charme.
Suivant son regard, je me perds un peu plus encore dans le paysage qui s’offre à nous.
Perçant l’obscurité de la salle, des lampes brillent çà et là. Lanternes flottantes au-dessus de nous, dansant doucement et se déplaçant au rythme d’une douce mélodie, elles projettent leur douce lueur orangée sur la surface de l’étang.
Sous nos pieds, le sol de coquillage s’arrête là où naît un bassin. Dans ce dernier se jette, depuis le plafond de verre, une cascade continue. Je ne saurais deviner ce qu’il se trouve dans la pièce du dessus, mais de l’eau se déverse en continu au milieu du point d’eau que nous regardons.
Ce dernier se voit traversé de ponts de lianes à certains endroits. Par endroit, des escaliers montent autour de lui, permettant d’accéder aux denses jardins entourant le bassin. Ce dernier n’est composé que de merveilleuses fleurs d’un violet irisé. Parfois plantées dans des buissons émeraude, parfois pendant dans le vide, à côté d’une lanterne, d’autres fois, flottant sur la surface, elles sont omniprésentes.
— Lorsque l’hôtesse m’a demandé où je souhaitais me rendre, dans le quartier d’eau, de terre, de feu ou d’air… Je ne m’attendais pas à cela, j’admets, désarçonnée par la beauté de l’endroit.
— Et tu n’as même pas encore vu l’intérieur…
Je me tourne brusquement vers Geto qui m’observait déjà. Un sourire profondément doux habille ses traits tandis qu’il me détaille calmement. Un éclat profondément tendre illumine son regard.
— Comment ça ? Nous ne sommes pas à l’intérieur, déjà ?
— Bien sûr que non, chaque invité possède sa propre salle pour manger en paix avec sa dulcinée.
Mes sourcils se froncent. Aussitôt, il éclate d’un rire doux.
— Je t’avais dit que tu regretterais de nous avoir fait entrer dans cet établissement.
Pinçant les lèvres, j’ignore sciemment son regard insistant. Tête haute, je prétends ne pas avoir remarqué le sourire taquin qui marque sa bouche. Je le sais : dès que je lui en donnerai l’occasion, il se moquera de moi.
Secouant la tête, je persiste dans mon toupet :
— Cet établissement est très bien. Et alors, quoi, s’il est fait pour les couples ? On va simplement y manger et passer à autre chose.
Il pouffe doucement, émettant un son semblable à un ronronnement.
— Nous verrons cela…
— Êtes-vous prêts ? résonne un piaillement particulièrement aigu dans notre dos.
Derrière nous scintille une minuscule créature faisant à peu près mon avant-bras. Sa silhouette flotte entre des particules irisées qu’elle provoque en remuant les fines ailes bleutées dans son dos.
Je mets quelques instants avant de réaliser que le couvre-chef qu’elle porte est en réalité l’ombrelle qu’une méduse d’où s'échappent des tentacules, semblables à d’épaisses mèches de cheveux. Ses pommettes, ses tempes et son nez sont marqués, quant à eux, d’une pluie d’écailles rosées.
Je n’avais encore jamais rencontré de fée des eaux.
— Mon nom est Aquala ! Je serais votre guide jusqu’à votre salle ! Êtes-vous prêts à y aller ?
Mes sourcils se froncent aussitôt et j’ouvre la bouche, prête à demander plus de renseignements. Levant la main devant moi, je tente d’attraper son attention.
Quand soudain, Geto enroule ses doigts aux miens, rabaissant ma paume. Puis, tirant sur nos mains entrelacées, il me colle à lui tout en souriant à l’hôte.
— Bien sûr que nous sommes prêts !
Posant ses lèvres sur mon crâne, il fait mine d’y déposer un baiser affectueux et murmure d’une voix à peine audible :
— Astuce pour l’avenir : ne dis jamais à une fée d’eau que tu ne sais pas où elle t’amène. Elles se croient alors assimilées aux sirènes et le vivent comme une insulte.
Remarquant le regard suspicieux que la créature émet en le voyant se plaquer à moi de la sorte, je décide de jouer le jeu. Et, dans un sourire doux, je pose mon visage sur l’épaule de Geto pour l'étreindre.
Mon estomac sursaute lorsque son bras s’enroule autour de moi et que, cette fois-ci, il embrasse réellement mon front. Aussitôt, son parfum épicé s’insuffle dans mes narines en une caresse chaude et agréable.
Je ne parviens pas à me retenir et ferme les yeux, savourant cette sensation.
La minuscule fée émet un piaillement semblable à un cri de joie et acquiesce vivement.
— Alors, allons-y ! couine-t-elle dans une adorable grimace. À l’abordage !
— À l'abordage ? je répète, ahurie.
Sans plus de cérémonie, la fée tombe la tête la première dans l’eau. Un bruit sec retentit lorsqu’elle pénètre la surface, disparaissant aussitôt dans l’étang. Je contemple alors l’endroit où elle a plongé quelques instants.
Soudain, mes yeux s’écarquillent. J’ai compris.
— Geto ? je demande d’une voix pas vraiment rassurée.
— Oui, ma chère amante ? rétorque-t-il en riant ce dernier mot.
Toujours blottie contre lui, je m’accroche désespérément à son bras. Mon cœur bat plus vite encore en réalisant doucement dans quoi je me suis embarquée. Il me laisse faire, caressant tendrement mon omoplate pour me rassurer.
Vivement, je me tourne vers lui, découvrant un sourire mi-amusé, mi-rassurant sur ses lèvres.
— Je… Ne me dis pas que…
Cependant, je n’ai pas besoin de finir ma phrase.
— Non ! je m’exclame alors.
Ses lèvres se pincent en une moue navrée.
— Non !
— Je dois te dire que si…
— Mais non !
— Ce n’est pas dangereux, tu verras…
— Pas dangereux ? je m’exclame, absolument outrée par son mensonge. Pas dangereux… Mais enfin, Geto ! Tu es en train de me dire que la fameuse salle où on va manger est sous l’eau ! Cette salle est l’entrée vers le quartier aquatique alors que…
Brutalement, je tire sur le col de ma tunique, dévoilant une vue dégagée de ma gorge.
— Regarde !
Cependant, Geto ne m’écoute pas. Il se contente de détourner les yeux, des rougeurs teintant ses joues.
— Je n’ai pas de branchies, moi ! je m’exclame lorsqu’il se refuse à m’observer. Comment tu veux que je respire sous l’eau ? Oh la la, je vais mourir !
Levant les paumes en l’air, je capitule et recule de quelques pas, effrayée à l’idée de tomber dans un bassin qui m’aspirera dans ses méandres.
— Je vais mourir noyer parce que j’ai trop honte de dire que je ne sais pas respirer sous l’eau ! Je ne vais sûrement pas aller voir l’hôte d’accueil et lui dire : « bonjour madame, la bouffonne que je suis à oublier qu’elle possédait des poumons, puis-je changer de quartier ? ». Oh non ! Hors de question !
M’accroupissant près du bord, j’observe la surface avec attention.
— Est-ce ainsi que sont condamnés à mourir les introvertis ?
— Tu as survécu à la prison royale ainsi qu’à une fuite particulièrement organisée… Je ne pense pas que tu craignes quoi que ce soit.
Balayant les paroles de Geto d’un geste de la main, je ne lui accorde pas un regard. Cependant, je le sens bouger du coin de l'œil. Son kimono frôle ma jambe lorsqu’il s’accroupit à ma gauche.
Suivant mon regard, il observe l’étang.
— Est-ce que tu vas me rire au nez si je te demande de me faire confiance ? demande-t-il d’une voix calme.
Un instant, je songe à le chambrer. Tournant la tête vers lui, j’ouvre la bouche pour lui rappeler que je suis une fugitive du Royaume Rouge et que, même s’il m’a emmenée dans le royaume voisin, le Royaume Blanc, pour ma sécurité, je demeure quelqu’un de particulièrement méfiant.
Cependant, je découvre alors son profil. Les quelques mèches ébène chutant sur son regard particulièrement doux qu’il pose sur le bassin. Ce n’est pas la première fois que je le remarque. Pourtant, maintenant que je suis près de lui, j’aperçois ce qu’il ne parvient pas à cacher.
Un lampadaire flotte devant lui en une douce mélodie, illuminant son visage et, surtout, cette plaie dans son regard. Une vieille douleur habitant ses prunelles.
Bon sang, que je hais cette vision…
— Évidemment que je te fais confiance. Tu m’as sauvé les fesses gratuitement.
— Qui a dit que c’était gratuit ? réagit-il aussitôt dans un sourire taquin.
Je lui file un coup d’épaule. Il rit tendrement. Ce son, grave et mélodieux, m’apporte un certain réconfort. La chaleur qui se propage en moi m’est familière. Je la développe doucement, à son contact. Elle me calme. Je crois que j’aime ce que je ressens lorsque je suis à ses côtés.
Tournant la tête vers moi, il croise mon regard avant de la laisser glisser jusqu’à mon épaule, pressée à la sienne. Puis, reportant son attention sur moi dans un sourire doux, il glisse :
— Si tu me fais confiance, alors laisse-moi te dire que tu ne…
— Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? tonne soudain une voix peu élégante, un brin rappeuse et particulièrement grave.
Sans nous lâcher du regard, Geto et moi écarquillons les yeux d’un même geste. Puis, lentement, dans une synchronisation étonnante, nous nous tournons vers la nouvelle venue.
Pointant à la surface de l’eau, la silhouette de la fée brille. Ses petits bras potelés sont croisés sur son torse et elle pince ses lèvres en une moue.
Je rêve ou cette voix de tavernière ayant passé la dernière décennie à fumer vient de sortir de cette minuscule créature ?
— À un moment, je veux bien me la jouer petite fée mignonne pour ne pas briser l’ambiance, mais c’est ma paire que vous commencez à briser ! C’est quoi ces connards de clients qui sont pas foutus de me suivre quand je leur dis de le faire ?
Abasourdis, nous ne décrochons pas le moindre mot.
— Sérieusement, vous croyez que j’ai que ça à foutre de vous guider jusqu’à votre chambre pour que vous fassiez des cochonneries ? C’est un travail que j’ai, pas une passion dans la vie ! Alors rendez-moi la tâche moins compliquée en pressant le pas !
Médusée, aucune pensée ne me vient à l’esprit.
— Je vais retourner dans l’eau et compter jusqu’à trois. Si vous n’êtes pas derrière moi, ça va barder. Compris ?
Consternés, nous ne répondons pas tout de suite.
— OH ! COMPRIS ?
— Oui, oui, compris…, on balbutie d’une même voix, encore secoués par la vision de cette frêle fée lumineuse s’exprimant à la manière d’une charcutière sous opium.
Là-dessus, elle glisse. L’eau remonte doucement jusqu’à ses épaules, l’engloutissant. Je me tourne vers Geto, sentant mon cœur s’accélérer.
— Bon… Je suppose que je n’ai pas le choix…
— Hé, souffle-t-il avec douceur, ses doigts s’entremêlant aux miens et son pouce caressant le dos de ma main. Je suis là. Tout va bien se passer.
J’acquiesce maladroitement.
— Saches une chose. Tant que je suis là, rien ne peut t’arriver.
J’ignore le bond que fait mon cœur, provoquant une vague de volutes brûlantes qui viennent s’échouer dans mon ventre et ma poitrine.
Il sourit doucement :
— Maintenant, faudrait qu’on y aille avant de se faire botter les fesses.
J’acquiesce dans un rire nerveux et prends une grande inspiration. Doucement, les mains encore liées, nous basculons dans l’eau. Le décor merveilleux tournoie autour de moi tandis que je tombe, traversant la surface.
Une eau chaude et agréable se referme sur moi, plaquant mes vêtements à mon corps comme le ferait un cocon. Cependant, seule cette sensation et le fait que je flotte me font comprendre que je suis dans de l’eau.
Je respire encore. Et je ne coule pas.
Après quelques instants ainsi, je décrispe mon visage et ouvre les yeux. Une paupière. Puis l’autre. Je découvre le paysage autour de moi.
— Alors ? Qu’en dis-tu ? résonne la douce voix de Geto, à ma gauche. Plus de peur que de mal, non ?
Ses cheveux flottent autour de lui en un arc d’ébène. Quelques bulles sortent de ses lèvres lorsqu’il parle. Je me surprends à songer que, même sous l’eau, il est splendide.
— Enfin avec nous, ça y est ? résonne une voix, juste devant moi.
Me tournant, je découvre la minuscule fée, debout sur une barque posée sur une rivière. Mes sourcils se froncent brutalement en découvrant l’endroit où nous nous trouvons.
Le plafond au-dessus de nos têtes est constitué de la surface d’eau que nous venons de traverser. Depuis cette dernière tombent des lampadaires aux lueurs orangées, lesquels illuminent une autre rivière bordée par un bassin fait d’or et lapis-lazuli. Ce dernier se poursuit en colonnes et ce, à perte de vue. Entre chaque colonne naît une nouvelle rivière, partant de la première et menant ailleurs.
Geto saisit ma main et nous nous installons sur la barque.
— Bien. Je vais à présent vous montrer votre salle de repas, indique la minuscule fée.
Je ne peux m’empêcher de me tourner vers le génie qui me regardait déjà. Je dois avouer que je ne le comprends pas bien. Mille et un décors somptueux nous entourent…
…Alors, pourquoi me regarde-t-il, moi ?
♔
Au-dessus de nos têtes, la surface de l’eau laisse filtrer quelques rayons de soleil qui s’éclatent en colonnes de lumière sur la chambre. Elles illuminent l’énorme coquille Saint-Jacques faite d’or et de lapis-lazulis qui, posée sur un bloc gravé de décoration, tient lieu de fauteuil. Autour grimpent quatre colonnes, faites aussi de bleu et d’or, à partir desquelles des marches mènent au reste de la pièce.
Tout est façonné ainsi. Chaque meuble n’est qu’une nuance de bleu ou d’or. Les seules autres couleurs sont les coraux, présents aux quatre coins de la pièce.
— C’est tellement… magnifique.
— En effet, rétorque Geto.
Me tournant vers lui, je surprends son regard sur ma personne. Une chaleur se répand dans mes entrailles.
— Alors ? Que veux-tu manger ? demande-t-il en nageant jusqu’à une banquette de coquillage, s’allongeant. L’eau n’affecte pas les ingrédients, ici. Ils sont protégés.
Sur la table basse devant lui, un énorme coquillage entouré d’une liane dorée trône. Il s’agit de notre moyen de contacter le restaurant.
— Je ne sais pas… Surprends-moi, je murmure sans trop y songer, préférant regarder le décor m’entourant.
Il ne me lâche pas du regard, m’observant tandis que j’évolue entre les colonnes.
— Dis, Geto…
— Mmm ?
— Tu amènes souvent tes clients dans des lieux comme celui-là ? je demande en m’installant sur l’autre banquette, lui faisant face.
Il se redresse légèrement, un sourire amusé aux lèvres.
— Mes « clients » ? répète-t-il d’un air taquin. Tu veux dire, mes maîtres ?
Mon cœur me cuit.
— Non… Je fais ce qu’ils me demandent. Après tout, je suis leur esclave.
Brandissant son bras, il laisse la manche de son kimono flotter jusqu’à son épaule, dévoilant son bras épais, traversé d’un pêle-mêle de chaînes dorées.
— Tant que je porterai ces jolis bijoux… Je ne serais rien de plus qu’un vulgaire esclave. Un prisonnier qui n’a le droit à la liberté que pour servir ses maîtres. Que ceux-là le fassent exécuter bêtement quelques vœux.
Ses yeux contemplent son bras quelques instants. Mes entrailles se nouent à cette vision. Jamais il ne m’avait montré ses chaînes auparavant.
— Et j’ai beau adorer nos moments ensemble, tu feras pareil, sourit-il tristement. Tu dépenseras tes vœux, pour une raison ou une autre. Tu me demanderas de soigner une maladie incurable ou quelque chose de parfaitement compréhensible, j’en suis sûr… Mais tu les utiliseras.
Il marque une brève pause.
— Tu m’utiliseras.
Mon cœur tressaille. Jamais je ne pourrais utiliser la détresse d’un prisonnier, d’un esclave de sa condition, à mes fins. Là est la raison pour laquelle je me refuse à faire le moindre vœu.
Prudemment, comme si le moindre mouvement pouvait briser les fins liens qui se sont tissés entre nous, je quitte mon banc. Lentement, je flotte jusqu’à lui. Puis, je m’installe sur sa banquette, assise à côté de son corps allongé.
Ses yeux abandonnent son bras pour se poser sur mon visage. Doucement, incertaine, je place ma main sur sa joue. Ses paupières se ferment. Il fond dans ce contact quelques instants avant d’ouvrir à nouveau les yeux.
Malgré l’eau dans laquelle nous évoluons, le contact est chaud. Rassurant.
— Je… Tu as résisté contre une monarchie qui réprimait ses sujets et on t’a fait passer pour l’ennemi du peuple avant de t’enfermer dans une lampe…
Mon pouce lisse sa pommette, tentant de chasser la douleur qui habille ses yeux.
— Tu as raison quand tu dis que si j’utilise un vœu, cela sera pour le bien commun… Mais je ne le ferai pas. Parce que nous avons tous les deux déjà tellement sacrifié pour le bien commun.
Je tourne vivement la tête, fuyant son regard, honteuse. Cependant, aussitôt, sa main enchainée se pose sur ma tête, la tournant à nouveau vers lui. Sa paume me rassure, me protège.
Et je lis dans son regard que jamais il ne me jugera. Je murmure donc :
— Je… Je veux être égoïste ! Je veux filer un amour sincère avec celui que j’aime, dans un royaume où je ne suis plus résistante, dans lequel je ne risque plus d’être à nouveau enfermée !
Un éclat secoue ma voix quand je lui lance, dans un élan de vulnérabilité sincère :
— Je veux garder ce qu’on a et vivre avec toi pour moi, pour toi, pour nous… Et non pour les autres.
Une larme s’échappe de mes yeux, se perdant dans l’eau nous entourant.
Son pouce caresse ma joue doucement.
— Moi aussi, je le veux, murmure-t-il avec délicatesse, ses yeux rougissant tandis que des pleurs s’échappent de son regard.
Cependant, je sais que nous ne pouvons pas construire un avenir ensemble sur cette épée de Damoclès. Le futur que je projette pour nous ne peut pas se bâtir sur une situation où j’ai un ascendant psychique sur lui, où je peux user de mes vœux à n’importe quel moment.
Alors, me penchant au-dessus de lui, je romps la distance nous séparant. Mon nez frôle le sien et je peux sentir quelques bulles s’échappant de ses lèvres s’écraser sur les miennes. Ses pupilles dilatées fixent ma bouche quelques instants, allumant un feu brûlant au creux de mes entrailles.
Ses paupières se ferment. Mais je ne l’embrasse pas.
— Génie, voici mes vœux…, je chuchote près de lui.
Ses paupières s’écarquillent brutalement. Un éclair de confusion et de douleur traverse son regard, s’imaginant avoir été trahie.
Et je parle à toute vitesse :
— Je fais le premier vœu de te libérer, que tu ne sois plus asservie à cette lampe. Je fais le deuxième vœu que tu ne sois plus jamais asservi à qui ou à quoi que ce soit. Je fais le troisième vœu que tu gardes tout de même tes pouvoirs magiques d’antan.
Fugace, un éclair d’émotion traverse le regard de Geto. Un instant à peine, il m’observe avec tant de surprise, d’amour et de gratitude qu’une larme s’échappe de mes yeux. Comme si jamais il n’aurait pu même songer à imaginer que quelqu’un le libère de sa condition.
Seulement, aussitôt, une violente lumière éclate entre nous, aveuglante. Je ferme les paupières, tentant de reculer. Cependant, les mains de Geto attrapent les miennes. Je les serre en retour, tournant la tête pour me protéger de cette lueur qui perce même la barrière de mes paupières closes.
Elle est chaude, grondante. Elle caresse ma peau en remous vaporeux, tanguant autour de moi comme un navire prisonnier d’une tempête. Le monde s’ébroue autour de mon corps durant quelques instants.
Puis, le calme revient.
Ouvrant les paupières, je découvre le sourire ému de Geto. Ses yeux sont encore rougis de larmes. Seulement cette fois-ci, une véritable joie l’envahit.
— Tu l’as fait…
J’acquiesce à toute vitesse.
— J’aurais dû le faire plus tôt. Je t’ai gardé égoïstement à mes côtés par peur que tu partes, mais je n’avais pas le droit de te faire ça…
Je secoue la tête, honteuse.
— Je ne voulais pas que tu partes.
— Oh, crois-moi, je ne te quitterai jamais.
Tirant sur nos mains liées, il me fait tomber sur lui. Mon torse cogne le sien et il glisse une paume sur ma joue, redressant mon visage.
Nos paupières se ferment lorsqu’il pose ses lèvres sur les miennes.
Dans un geste d’une douceur désarçonnante, il m’attire à lui. Saisissant son kimono entre mes doigts, je m’accroche désespérément à ce baiser si doux. Nos langues dansent ensemble tandis que mon autre main traverse ses cheveux. Sa paume, elle, caresse le bas de mon dos, me pressant toujours plus contre lui.
Un rire enivré me prend lorsqu’il bascule sur le flanc, m'entraînant dans son geste. Je me retrouve entre le dossier et son torse, mon nez frôlant le sien.
Un sourire taquin étire ses lèvres tandis qu’il ne parvient pas à arrêter de regarder les miennes :
— Dois-je en conclure que tu acceptes de vivre avec moi ?
Pour toute réponse, je me jette à son cou, posant mes lèvres sur les siennes. Il m’avale aussitôt dans ce baiser, riant doucement contre ma bouche.
Enfin, nous allons vivre pour nous.
♔
Un bâillement franchit mes lèvres tandis que je m’étire de tout mon long. Juste devant moi, la minuscule Josette tend quatre de ses huit pattes dans ma direction, espérant que je lui donne une fleur à manger.
Cependant, je n’ai pas le temps d’abaisser à nouveau les bras, que deux autres glissent sur mon ventre, me ramenant contre un torse. Je pouffe de rire tandis que Geto glisse son visage dans le creux de mon épaule, y déposant un baiser.
— Je déteste me réveiller seul dans ce lit, chuchote-t-il tandis que sa paume s’égare sur mon ventre, accompagnant ma respiration.
— La plupart du temps, tu te réveilles avant moi !
— Pour t’accueillir au lit avec un petit-déjeuner ou alors pour te regarder te réveiller. Mais ouvrir les yeux sans te voir… Je n’aime pas ça.
Je ris doucement, me retournant pour faire face à mon fiancé qui me tient encore dans ses bras. Puis, le serrant contre moi, je dépose un baiser sur ses lèvres.
Il me rapproche aussitôt de lui, approfondissant l’échange. Sa bouche remue contre la mienne. Je souris tendrement.
Quand mon front se pose sur le sien, je savoure ce moment si simple et pourtant si réconfortant.
— Bon, allez, donnons à manger à Josette, elle s’impatiente, je chuchote.
Il acquiesce et me libère. Je saisis une fleur dépassant d’un vase et en ôte un pétale, la tendant à l'arachnide qui émet aussitôt des couinements de satisfaction.
— Dis… Tu sais qui d’autre s’est impatienté ? demande Geto en sortant quelques ustensiles pour nous préparer le petit-déjeuner.
— Mmm ?
— L’une de tes codétenues. La Faiseuse de Tombes. Elle s’est évadée la même nuit que toi et on a eu de ses nouvelles.
— Vraiment ? Elle est la plus dangereuse d’entre nous… Qu’a-t-elle donc fait ?
Mon fiancé sourit tendrement, me lançant un regard malicieux.
— Elle a tué un marquis qui collaborait avec la Reine Rouge. Cette région est maintenant indépendante et sous sa protection.
Je souris doucement. Je ne suis pas étonnée que cette guerrière ait poursuivi la lutte.
— Mais elle a eu un coup de main.
— Ah oui ? Qui ça ?
— Celui qui protège la région avec elle, à présent.
Geto coupe quelques légumes, mais s’interrompant dans sa tâche, me lance un regard par-dessus son épaule :
— Un certain Jean Kirstein.
♔
ce recueil de conte fait
donc son grand retour
cette année !
je suis ravie de vous
retrouver tous les
jours du 16 au 25
décembre pour
des contes d'environ
10 000 mots.
ils sont plus longs
que l'an dernier,
histoire de crée de
vraies histoires.
j'espère que cette
entrée en matière
vous aura plu...
à demain avec Jean !
♔
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