𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟏 : 𝐮𝐫𝐚𝐡𝐚𝐫𝐚.
𝐋𝐄 𝐂𝐇𝐀𝐏𝐄𝐋𝐈𝐄𝐑 𝐅𝐎𝐔
𝐔𝐫𝐚𝐡𝐚𝐫𝐚 𝐊𝐢𝐬𝐮𝐤𝐞
𝐈
Métro, boulot, dodo…
Des années maintenant que mon existence ne se résume qu’à ces trois mots. Ils tournent inlassablement dans ma tête, sans qu’aucun répit ne me soit accordé.
— Ma belle, cela te dérangerait de trier ces dossiers avant ce soir ?
Levant le nez de mon dossier et m’arrachant à ces minuscules caractères alignés les uns aux autres dans une cacophonie de mots, je ne peux réprimer un soupir. Malheureusement, aussitôt, les sourcils de ma patronne se haussent, me faisant comprendre que cela ne lui a pas échappé.
Ses cheveux ondulent à la manière de baguettes autour de son visage fin. La toison raide et noire s’articule de façon presque irréelle, sans aucune fluidité, humanité, creusant les ombres de ses traits émaciés.
La simple vision de cette femme me fait froid dans le dos. Et la manière qu’elle a de croiser les bras, s’adossant dans l’encadrement de la porte, me rappelle un pantin désarticulé.
— Navrée, ma chère, lâche-t-elle dans un sourire étincelant. J’avais oublié que tu n’étais pas mon employé et pouvais donc te permettre d’ignorer mes ordres, quoique… Ah si ! Tu es mon employée.
Elle se redresse avant de s’arrêter aussitôt, ajoutant d’un ton sec :
— Je les veux demain, triés, sur mon bureau.
Elle fait mine de s’en aller, me tournant le dos, lorsque je lâche dans un soupir :
— Non.
Aussitôt, son corps se fige. Je déglutis péniblement.
Il est tard et la nuit est tombée. La lune brille haut dans le ciel, visible à travers la minuscule fenêtre de mon bureau. des lampadaires percent la toile noire à la manière de points de suspension. La promesse que tout cela continuera toujours.
Alors, maintenant que les employés ont quitté leur bureau, que seule ma pièce est allumée, que le couloir est plongé dans l’obscurité, elle ne ressemble qu’à une ombre dans les méandres de la nuit.
— Non ? répète-t-elle en se retournant, coulant sur moi un regard presque brûlant.
— Non. Mon contrat stipule que j’ai fini, il y a une demi-heure. Je reste car j’ai promis à une cliente de l’aider à faire bouger son dossier mais n’imaginez même pas que je vais faire des heures supplémentaires non payées, pas encore.
Fureur, effarement… Tout traverse son regard en une fraction de seconde.
— Je vous demande pardon ?
— Et je vous l’accorde, je réponds. Veuillez fermer la porte en sortant.
Là-dessus, je me replonge dans le manuscrit difficilement lisible qu’est la lettre que ma cliente a écrite — avant de la ranger dans son sac sans attendre que l’encre ne sèche.
— Faites attention, ma chère, vous vous engagez sur une pente glissante. Je n’apprécie pas votre ton et pourrait décider de vous apprendre comment le corriger.
— Ah oui ? Et comment ? En me payant moins que le SMIC sans heures supp ? je lâche, acerbe.
D’ordinaire, je me qualifierais de peu réactive. Sans pour autant courber l’échine, j’ai tendance à accepter ce genre de directive de mes patrons lorsque j’en ai le temps.
Cependant, je n’ai pas apprécié sa façon de se montrer familière avec moi ni le grand sourire qu’elle a affiché.
— Fermez la porte en sortant, je tonne à nouveau et saisis mon surligneur pour mettre en avant quelques éléments.
Bien sûr, lorsqu’elle s’en va, je n’entends pas la porte fermer et devine qu’elle ne m’a pas obéi. Cela ne m’étonne pas. Elle est la cheffe. On ne lui ordonne rien.
Et bien, à moi non plus.
— Je rêve, je souris en entendant le bruit de ses talons s’éloigner.
Je déteste que cette porte soit ouverte. De nuit comme de jour.
Alors, dès que j’aurais terminé d’annoter ce paragraphe, j’irais le verrouiller. Mes yeux s’empressent donc de parcourir ces lignes, les couvrant de tâches roses.
Là, je me lève enfin. Dans un soupir, j’étire mon dos tout en observant ce couloir, plongé dans l’obscurité. Je déteste le voir. Surtout la nuit. Il me donne la sensation que les méandres me guettent.
— Je sens que ça va être sympatoche, l’ambiance demain, je soupire en posant ma main sur la poignée.
Soudain, un mouvement.
Là, à l’instant, quelque chose a traversé l’obscurité. Vers le sol, il m’a semblé voir une tâche blanche. J’attends quelques instants, me demandant si je n’ai pas halluciné. Mais je finis pas refermer la porte.
A l’instant où je m’apprête à relâcher la poignée, verrouillant le tout, une voix aiguë retentit :
— En retard, toujours en retard.
Aussitôt, j’ouvre la porte à la volée, sûre d’avoir entendu une voix. Seulement rien n’est visible, dans le couloir. L’obscurité est toujours présente.
Fronçant les sourcils, je cherche à tâtons l’interrupteur.
— En retard ! Toujours en retard !
Sursautant violemment, je me retourne à nouveau. Juste à temps pour voir une tâche blanche sortir d’un bureau et traverser le couloir, rentrant dans un autre.
— Attendez ! je m’exclame sans que la silhouette minuscule ne m’écoute.
Bien qu’à quelques mètres de moi, je devine que si nous étions côté à côté, elle m’arriverait à hauteur de genoux. Je la suis aussitôt, intriguée.
Du peu que j’ai vu, le propriétaire de cette voix avait une bien drôle d’allure…
— En retard ! Toujours en retard ! s’exclame à nouveau la voix.
Au même instant, il sort du bureau d’où il venait d’entrer, me dépassant et s’engouffrant dans le mien. Là, s’approchant de la lumière venant de cette pièce, il me permet de le voir entièrement.
Cette vision me liquéfie. Mes yeux s’écarquillent et je l’observe, sous le choc. Je crois que j’ai vraiment besoin de vacances…
Car sous mes yeux se trouve un lapin.
Un lapin des plus consternants. Plus grand que la moyenne, dressé sur deux pattes arrières, il passe à côté de moi sans prêter la moindre attention à ma personne. Et ma mâchoire se décroche lorsque je réalise petit-à-petit l’ampleur de la vision à laquelle je fais face.
— En retard ! Toujours en retard !
Les yeux fixés sur une montre à gousset qu’il tient dans une patte, le lapin marche d’un air préoccupé. Sa redingote bleu se marie à merveille à la tête de la canne dont il se sert pour marcher.
Figée, je mets quelques secondes avant de murmurer :
— C’est à ça que ça ressemble, un burn-out ?
— En retard ! Toujours en retard !
Je suis la créature du regard lorsqu’elle s’engouffre dans ma pièce. Continuant de marcher, elle sillonne la salle d’un air préoccupé.
Soudain, elle s’arrête devant l’armoire des archives. Je manque de hurler en le voyant poser les mains sur les poignées du meuble.
Non. Hors de question. J’ai passé pas moins d’un mois à trier ses archives.
— Touche pas à ça !
Mais le lapin m’ignore, ouvrant l’armoire. Aussitôt, je m’élance, me jetant sur la porte pour la refermer. Cependant, il est trop tard.
Dans la précipitation, mes pieds se prennent dans le câble de mon ordinateur. Trébuchant pour ne pas faire tomber le matériel, je piétine et dévie mon regard de l’armoire. Sautillant, je parviens à m’éloigner des fils électriques mais continue à basculer vers l’avant.
Poussant un cri, je lève les yeux juste à temps pour découvrir l’intérieur de l’armoire dans laquelle je m’apprête à tomber.
— Qu’est-ce que…
L’armoire est vide.
Enfin. Ce n’est pas qu’il n’y a plus d’archives, non. Il n’y a tout simplement plus rien. Plus d’étagère ni de murs ni de sol. Elle n’est plus qu’un trou béant.
Dans lequel je tombe.
♔
A l’aide.
Je ne sais depuis combien de temps je tombe. La seule chose dont je suis certaine est que j’ai eu le temps de dépasser le choc, de réaliser que je ne distinguais rien autour de moi, seul un amas de lignes brunes filant autour de mon corps.
Dos au sol, je ne peux que voir l’endroit d’où je viens. Lequel se résume à un point lointain, tant ma chute fut longue. Il me semble que j’ai traversé la moitié de la terre.
Je ne sais même plus où est ce lapin blanc.
Doucement, je réalise que je parviens de mieux en mieux à distinguer les détails de ce qui m’entoure. Les murs sont circulaires, comme si je me trouvais dans une tour. Et y sont accrochées diverses étagères couvertes d’objets en tout genre.
Tantôt des livres. Tantôt des volumen. Tantôt des confitures.
Bientôt, tout ralentit tellement que j’ai le temps de tendre la main et saisir un objet au hasard, non loin de moi. Le regardant, je réalise qu’il est surmonté d’une chaîne en or et traversé d’une flèche tanguante. Une boussole.
Belle. Semblant tout droit sortie d’une autre époque.
Je la lâche. Elle reste figée dans l’air tandis que je continue de tomber.
Brutalement, mes fesses percutent le sol. Je me fige, sous le choc de l’atterrissage, avant de réaliser où je suis.
Mais bon sang, où suis-je, d’ailleurs ?
Le sol est un carrelage en damiers, se prolongeant jusqu’aux murs de cette tour éclairée par les diverses chandeliers fixés çà et là sur les murs, les tables et les étagères remontant à perte de vue.
Sur l’une d’elles, je distingue une fiole de verre dont le liquide bleu brille. Il me semble l’avoir vu, en tombant. Son étiquette m’a interpellée, couverte à la main de l’écriture “bois-moi”.
— En retard ! Toujours en retard !
Je sursaute presque en entendant cette voix nasillarde. Me retournant brutalement, je découvre le même lapin que tantôt courant à toute vitesse et slalomant entre les tables.
— Attends ! Où sommes-nous ?
Mais il m’ignore. Et ce, même lorsque je décide de le suivre.
Il file à toute vitesse et ouvre une porte — enfin, si cela peut s’appeler réellement une porte.
Je cesse d’avancer dès qu’il s’y engouffre, filant de l’autre côté. La lumière chaleureuse provenant de derrière me laisse comprendre qu’elle mène vers l’extérieur.
Mais jamais je n’arriverais à la traverser. Pas quand lui-même a dû se recroqueviller pour le faire. Je ne sais même pas si je pourrais y glisser une jambe.
Levant le nez, je cherche un autre accès. Aussitôt, je remarque une porte à la bonne taille. Là, juste à côté.
Saisissant la poignée, je l’abaisse. La porte se bloque. Je soupire. Il semblerait qu’elle ait été verrouillée.
— Putain…
Ce n’est définitivement pas ma journée.
Regardant autour de moi, je tente de comprendre ce qu’il se passe. Comment ai-je bien pu arriver ici ? J’étais encore dans mon bureau, il y a quelques instants… Ou minutes… Ou heures.
Je ne sais plus rien. Hormis le fait qu’il n’y a aucune clé en vue sur les tables, seul un gâteau.
Mon regard se lève, observant les étagères accrochées à plusieurs mètres de sol.
— C’est pas vrai !
Je la vois, suspendu au bout d’une bibliothèque murale. Juste assez en hauteur pour être encore visible mais assurément, en dehors de ma portée.
— Mais c’est une blague, là !? je tonne, atterrée.
Mais qui est le connard qui a décidé de l’architecture et du rangement de cette pièce?
Tout ce qui est utile : livres, clé, boisson, rangement est en hauteur. Tandis qu’à hauteur des innombrables tables sur le sol ne se trouve qu’un gâteau.
Je m’approche d’ailleurs de celui-ci, intrigué par sa couleur rose irisée. Là, je découvre que des lettres ont été tracées en vert.
“Manges-moi.”
Intriguée, je tends la main vers l’assiette.
D’un geste sec, je saisis la pelle à tarte posée juste à côté. Puis, marchant dans un mouvement sec, j’atteins la porte en pestant :
— Manges-moi ? Bois-moi ? Mais t’es qui pour me donner des ordres ?
Là, j’enfonce brutalement le manche dans la serrure. Lui assénant un geste aussi précis que brutal, je ne suis pas surprise d’entendre le claquement de la porte se déverouillant.
Un soupir de soulagement franchit mes lèvres en la voyant s’ouvrir.
— Ah bah enf…
Ma voix meurt dans ma gorge en découvrant ce qui m’attendait, à l’extérieur.
Jamais je n’ai vu pareil paysage.
Sous mes pieds s’étend à perte de vue un sol parsemé d’herbes. Douces, semblable à du duvet, elle s’écarte souvent là où naissent de gigantesques champignons eux-mêmes entourés à leur base d’autres, minuscules.
Des chapeaux bleus, roses, verts, oranges se succèdent. Des champignons de toutes les couleurs, toutes les tailles. Formant une forêt de teintes mirifiques.
— Mais où est-ce que je suis, au juste ? je murmure, sentant la chaleur de la terreur faire trembler mes membres.
Au moment où je me dis que je ne trouverais jamais mon chemin ici, mon regard s’arrête sur un panneau de direction, planté dans le sol. Sur ce dernier ont été plantés cinq planches : trois brunes et deux beiges.
La première flèche pointe dans une direction, gravée des mots “par là” tandis que la deuxième, pointant pareillement mais dans une autre couleur, mentionne “retour”. La deuxième flèche brune, pointant de l’autre côté “pas par là”. L’autre beige, pointant elle aussi de l’autre côté, est flanquée de “si, par là”. Là dernière, elle, précise “l’heure du thé”.
— Putain mais le mec de la voirie est aussi con que l’architecte ! Mais on est au pays des connards ou quoi ?
— Surveilles-donc ton langage, visiteuse.
Un sursaut. Je me retourne vivement. La porte que je viens de traverser est à nouveau fermée, m’empêchant de retourner dans la tour de briques roses.
— Pas là, ma chère…
La voix qui vient de parler, masculine et grave, résonne à nouveau. Je me tourne encore, ne parvenant à trouver l’homme qui me parle.
— Non plus là, plus haut.
M’exécutant, je hausse la tête, apercevant alors une silhouette assise sur un des champignons, haut dans le ciel. Je suis obligée de tordre mon cou pour le voir tant il est haut. Et je ne vois que les contours de sa personne, qui ne ressemble qu’à une ombre, en contre-jour.
— Et bah voilà…
Mes yeux papillonnent quand je tente de m’habituer à cette luminosité si vive.
— Alors, que nous vaut l’honneur de ta visite ? retentit cette voix malicieuse.
Petit à petit, je réalise que l’homme porte un chapeau haut de forme. De ce dernier s’échappent quelques mèches d’or. La tête baissée, il dissimule une partie de son visage sous sa visière, jusqu’à son menton anguleux.
Le reste de son corps est habillé d’une redingote brune.
— A qui ai-je l’honneur ? je demande, un frisson d’embarras courant le long de ma colonne.
— Oh, navrée ma chère… J’oubliais les bonnes manières.
Plantant son talon de le champignon, devant lui, il ôte son chapeau dans un geste cérémonieux, se penchant en avant. Je ne vois toujours rien de ses yeux lorsqu’il déclare.
— Sire Urahara Kisuke, chapelier de ce comté.
Là-dessus, il replace son chapeau en se dressant cérémonieusement tandis que je tique sur le dernier mot.
— Comté ? je répète, surprise.
— Comté.
Jetant un regard autour de moi, je secoue la tête. rien de tout cela ne fait sens. Je dois être prise d’une hallucination et dans un rêve profond.
— Mais… Où sommes-nous donc ?
— Et bien, ici.
— Enfin, je le sais bien…
— Si vous le savez, pourquoi le demandez-vous ?
— Mais, attendez…
— Ai-je donné l’impression de vouloir m’en aller ?
— Mais bien sûr que non ! Enfin…
— Pourquoi dire “bien sûr” si vous posez la question ?
— Vous commencez à être franchement agaçant !
— Moi ? Agaçant ? Et qui est donc l’impertinente qui pose des questions incompréhensibles ? Quel toupet ! Oh !
Hébétée, je le regarde croiser les bras en un geste théâtrale. Puis, il se redresse violemment.
— Oh ! C’est l’heure du thé !
Je n’ai le temps d’hurler qu’il se précipite au bord du champignon. Un sursaut me prend en le voyant sauter. Je crie, fermant les yeux, ne voulant voir sa chute.
Cet abruti vient de faire un bond de plusieurs mètres de haut.
— Enfin, pourquoi donc faire tant de bruit en criant ? résonne à nouveau sa voix.
Plus douce. Plus proche.
Mes yeux s’ouvrent et, avec stupeur, je réalise qu’il ne se tient qu’à quelques mètres de moi. Droit comme un “I”, son chapeau toujours posé de travers sur sa tête. Il m’observe. Le saut ne lui as, de toute évidence, pas fait le moindre mal.
Il se trouve sur le sol, pimpant.
Là, je vois plus en détail ses traits. Leur force et précision. La barbe de trois jours courant sur son menton.
Il est… bien plus beau, vu de près. Malgré sa redingote rapiécée de dizaine de pièces de tissus de différentes mauvaises couleurs ainsi que son chapeau recousu et défait.
— Venez donc, ma chère, c’est l’heure du thé ! me dépasse-t-il soudain en saisissant ma main, me traînant à sa suite.
Le contact de nos chaires m’électrifie un instant. Chaque membrane de mon corps tressaille. Je le suis sans réfléchir.
Ce n’est qu’au bout de quelques pas que je lance :
— Mais attendez ! Où va-t-on ?
— Quelle question ? répond-t-il en continuant de marcher à toute vitesse. C’est l’heure du thé, on va prendre le thé !
— Vous m’invitez à prendre le thé ? Mais on se connaît à peine et vous ne semblez pas m’apprécier des masses !
— Qui a besoin de s’apprécier pour prendre le thé ? C’est l’heure du thé !
— Mais…
— L’heure c’est l’heure et c’est l’heure du thé !
Il continue de marcher, sa main encore serrée autour de la mienne. Je remarque alors à quel point ses doigts tremblent. Lesquels sont pourvus de doigts sales, aux ongles incrustés de traces noires.
— Bon sang, pourquoi trainez-vous autant la patte !? s’exclame-t-il en s’arrêtant brutalement, se tournant vers moi.
Je cesse à mon tour de marcher, découvrant enfin son regard. Deux yeux noisettes, presque verts, brillants. Animés d’un reflet déconcertant, apaisant…
Familier.
Là, je réalise. Ce visage me dit quelque chose. Il m’est familier.
— Où allons-nous, déjà ? s’exclame-t-il soudain, levant le nez.
Mes sourcils se froncent en le voyant faire un pas de recul.
— Mais enfin, où allons-nous ?
Prodigieux…
Tous les indices concordent en une direction. Une qui m’effleure l’esprit, maintenant que je réalise à quoi je fais sans doute face.
— Vous êtes chapelier, c’est bien cela ?
— Tout à fait, mais… Quelle heure est-t-il ?
— Perte de mémoire, irritabilité, tremblement, chapelier, saut d’humeur… Il serait possible que… Oui, tout semble indiquer cela. Vous avez la maladie du chapelier f…
— Terminez cette phrase, essayez donc.
Brutalement, son ton s’est fait sérieux. Cassant, presque. Et son visage, une nouvelle fois, a pris cette allure familière.
Surprise, je recule d’un pas. Je ne sais pas ce qui me saisit le plus entre son brutal changement d’humeur ou la sensation de déjà-vu qui me prend à chaque fois que je croise son regard.
Un silence tendu prend place quelques instants. Je ne dis rien, pris de court.
Il se calme quelque peu. Son regard se pose loin du mien lorsqu’il déclare :
— Je… Ne suis pas fou.
— Je sais, c’est simplement le nom d’une maladie. J…
— Je ne suis pas non plus malade.
Là-dessus et sans un mot de plus, il tourne les talons. De son pas brutal, il s’éloigne. Je ne cherche pas à le suivre, me contentant d’observer sa silhouette s’évanouissant dans l’obscurité de la forêt.
Et, alors qu’il s’apprête à disparaître derrière un champignon, il lance :
— Même toi...
Tiquant sur cette phrase, je lève la tête. Seulement, il a déjà disparu.
♔
Des heures que je marche dans cette forêt. Sans voir quiconque à l’exception de champignons se succédant les uns aux autres. Mes jambes me font si mal que je n’ai même plus la force de songer que tout cela n’a aucun sens.
Je suis éreintée.
Dans un soupir, je me laisse tomber à côté d’un lac à l’eau rouge. Je ne me pose même plus de question sur les aléas de ce monde. Quand bien même l’herbe semble réelle sous mes pieds et l’air se fait frais, dans mes poumons.
Je ne sais si j’ai réellement marché des heures. Cependant mes muscles se font raides et mes épaules ne cessent de trembler. Où que je pose le regard, les contours de ce que j’aperçois se font flous.
Et ma tête… Qu’est-ce que ma tête est lourde…
Mes paupières me font si mal que je ne peux pas lutter contre le besoin de les fermer. Aussitôt, je m’écroule de tout mon long. Pourtant, je ne ressens pas le sol contre mon corps.
Seulement deux bras qui, se glissant sous moi, me ramènent contre un torse chaud.
— Tout ira bien, ma chérie. Je suis là.
Un instant, je songe que cette voix m’est définitivement familière.
♔
— Personne ne va apprécier cela, au village.
— Veux-tu te taire, oui ? Son sommeil ne peut être perturbé. Elle est bien trop faible.
Ma tête me semble plongée dans un bol de coton. Les sons me parviennent étouffés et je ne vois rien, derrière mes yeux clos.
Un gémissement franchit mes lèvres. Je me sens faible.
— Pourquoi l’as-tu ramenée ici ? Ne sais-tu pas qu’elle ne supporte pas l’air d’ici ? Espèce d’inconscient !
— Elle te manquait ! Et surtout, elle manquait l’heure du thé ! L’heure du thé ! L’heure du thé !
Mais que sont tous ces cris, autour de moi ?
Je tourne la tête, luttant contre l’impression qu’elle est prisonnière d’un étau.
— Chut ! Tu ne vois pas que tu perturbes son sommeil ? Va-t-en d’ici ! Très vite ! peste une voix que je commence à bien connaître, maintenant.
Que ce chapelier me semble familier…
Mes paupières s’entrouvrent. Juste assez pour que la lumière brûle ma rétine et que je les referme. Aussitôt, une main se pose sur mon front, caressant ma peau.
— Chut, reposes-toi, reposes-toi…
— C’EST L’HEURE DU THE ! hurle une voix, m’arrachant un sursaut.
Je me redresse brutalement sur le lit, comme essoufflée. Aussitôt, deux mains viennent saisir mes épaules, me repoussant contre le sommier. Leurs paumes, particulièrement douces et attendrissantes, caressent ma peau avec gentillesse.
Seulement, le visage du chapelier, lui, n’égale pas ses gestes. Violemment froncés, ses sourcils sont tournés en direction d’une silhouette se trouvant le coin de la pièce.
Mes yeux glissent sur ce dernier avant de s’écarquiller. Le lapin blanc !
— Toi ! je m’exclame en le pointant du doigt avec agressivité.
— Moi ?
— TOI ! je hurle dans ce que je crois être un cri mais qui ressemble davantage à une plainte.
Mon corps entier est endolori, j’ai la sensation d’avoir été passé à tabac. Je tousse violemment.
— T… Tu m’as amenée ici contre mon gré. Tu n’es qu’un…
— Tu ne lui as même pas demandé son avis avant de la ramener !? s’exclame le chapelier, passant une main dans ses cheveux d’or décoiffés.
Qu’entend-t-il au juste par “ramener” ? Mon estomac se noue. Je n’apprécie rien de tout cela.
Je n’aime pas ces champignons géants. Je n’aime pas cet océan pourpre. Je n’aime pas cet air glacé. Je n’aime pas cette forêt dense. Je n’aime pas ce lapin blanc. Je n’aime rien, ici.
Sauf peut-être, à l’instant, la façon qu’ont eu les yeux du chapelier de lancer des éclairs de fureur. Il y avait quelque chose de réconfortant dans l’éclat des prunelles vertes. Surtout, dans la contraction de sa mâchoire affutée.
Quelque chose de familier.
— Non, hors de question. Tu ne restes pas ici, déclare d’ailleurs le blond en secouant la tête, se tournant vers l’armoire dont il sort une valise imposante. L’air n’est pas bon pour toi.
— Oh, encore avec ça ! Mais c’est une maladie, chez toi, ma par…
— Je ne suis pas malade, tonne sèchement le chapelier sans un regard pour le lapin.
Les oreilles de ce dernier s’affaissent. Puis, d’un bond, il reprend un air enjoué :
— Alors je préparerais le thé ! Tout est sur la table mais il manque le sucre ! Chapelier, tu oublies toujours le sucre ! Où est ce maudit sucre !?
— Tiroir de gauche, celui du meuble cassé, je réponds en même temps qu’Urahara.
Tout le monde se fige dans la pièce.
Je n’ai pas réfléchi. Cela a jailli de mes lèvres comme un automatisme. Un frisson parcourt mon échine et je tremble.
D’abord ce chapelier qui me semble si familier et maintenant ça… Bon sang, que se passe-t-il, au juste ? Serait-ce possible que…
Je n’ose même pas y penser.
— Je vais chercher le sucre, en conclut le lapin.
Aussitôt, il nous laisse seuls. Cela ne fait qu’empirer la tension qui devient plus vive encore. Le chapelier ne me regarde même pas, pliant quelques vêtements qu’il dépose au fond de la valise.
Tentant de me distraire, je regarde autour de moi. Des rideaux rapiécés et assemblés sans le moindre sens cachent les murs, sans doute pour empêcher le froid de passer. Quelques mauvaises herbes poussent entre les dalles de carrelage.
Cela est rustique mais… apaisant.
— Il y a une odeur de…
— De ? Thé ? Cendre ? Feu ? Saleté ? demande le chapelier d’un ton agacé.
— …Maison.
Il se fige dans ses mouvements, sans me regarder. Ses yeux demeurent figés sur l’intérieur de la valise. Il ne bouge pas, comme encastré dans le temps.
Un soupir franchit mes lèvres.
— Dis-moi ce qu’il se passe… Est-ce que je suis déjà venue ici ?
Il hésite un instant mais finit par se lever. Là, marchant jusqu’au chapeau haut-de-forme posé au pied du lit, il retourne l’objet et enfourne la main dedans, en sortant un papier. Sur celui-ci, je reconnais une écriture.
La mienne.
Il me la tend et je saisis le papier. Nos doigts s’effleurent dans ce geste infiniment doux. Hésitante, je lève les yeux vers lui et croise son regard.
— Qu… Qu’est-ce que c’est ? je demande doucement.
Il ne répond pas. Seule une larme brille dans son œil. Je lis alors.
“Pense-bête.
Ceci est un pense-bête. Je suis malade. Je perds la mémoire. Je lis ce papier pour me souvenir. Mon mari s’appelle Urahara. Il est chapelier. Je l’aime. Nous avons une chapellerie qui tombe en ruine. Il y a des travaux à faire.
Urahara dit que l’eau est rouge car empoisonnée. Il dit que je vais devoir partir.”
— Qu’est-ce que c’est que ça ? je lâche, hébétée, en découvrant les phrases.
Je suis déjà venue ici. Et je connais cet homme si familier et rassurant, devant moi.
Il s’assoit sur le bord du lit. Ses yeux se posent sur moi, emplis d’une profonde tristesse.
— Me séparer de toi a été la décision la plus dure que j’ai eu à prendre.
Perdue, je ne réponds pas. Il soupire alors. Et une image me revient en tête.
— L’eau du lac… Elle est rouge. La même couleur que l’eau lorsque l’on met dedans du mercure…
J’ai évoqué tout à l’heure divers symptômes. Irritabilité, changement d’humeur, tremblements mais aussi faiblesse musculaire, extrême fatigue et perte de mémoire… Ils correspondent à l'éréthisme, la maladie du chapelier fou.
Qui vient d’une intoxication au mercure.
— Je… C’est normal, cette maladie s’appelle la maladie du chapelier…
Je ne termine pas ma phrase, craignant qu’il ne le prenne mal.
— Elle s’appelle comme ça car il y a du mercure dans les chapeaux de feutrine. Nous devons nous en…
Je ne termine pas ma phrase, craignant qu’il ne le prenne mal.
— Elle s’appelle comme ça car il y a du mercure dans les chapeaux de feutrine. Nous devons nous en…
Il secoue la tête.
— Non, il y en a partout. Dans les textiles, la nourriture, l’eau… Certains y sont plus sensibles que d’autres… Là où je n’ai que des démangeaisons et des trous de mémoire, toi, tu n’arrivais plus à marcher et avais une amnésie totale.
Je peine à croire ce que j’entends là. Alors cet homme qui m’inspire tant confiance et moi… Nous étions mariés ?
— Le mercure te tuait et je n’ai pas eu d’autres choix que de demander à notre ami le lapin de t’emmener loin d’ici, là où il ne te tuerait pas. Tu ne te souvenais pas de moi, de toute façon.
Je vois la peine, dans son regard. Mon regard se serre et, comme un réflexe, je saisis sa main.
Il se redresse légèrement à ce contact, comme réanimé. Je pousse un soupir de soulagement et nos doigts s’entrelacent.
— La seule raison pour laquelle je ne t’ai pas suivie est que je t’ai promis de trouver un remède pour que tu puisses habiter à nouveau chez nous… Mais quand je dis que l’eau est empoisonnée, on me traite de fou… Et sans toi, je n’arrive plus à faire face.
Ses yeux profonds se plongent dans les miens.
— Je n’arrive à rien, sans toi.
Une larme coule sur sa joue.
— Je dépenserais mes dernières économies chez la marraine la bonne fée mais s’il-te-plaît, reste. J’ai besoin de toi. Je vendrais mon âme pour te payer les meilleurs soins mais s’il-te-plaît, reste, je…
Je le coupe, m’enfouissant entre ses bras.
Il y a quelque chose d’apaisant dans la chaleur de son corps. Un son qui m’appelle dans la musique de sa voix. Il est la pièce manquante du puzzle. Celle qu’il m’a toujours fallu. Ce qui devait combler ce vide, en moi.
— Je ressens combien tu m’as manqué, même si je ne m’en souviens pas, je murmure doucement. Je ne partirais pas.
Il me serre mieux contre lui et je ferme les yeux pour savourer cette chaleur si douce, réconfortante. Ses doigts caressent ma tête doucement. Il me sert contre lui.
Nous nous berçons mutuellement.
— Lorsque tu es partie, l’heure du thé venait de sonner. Jamais je ne l’ai vraiment quitté, cette maudite heure. Elle est restée dans ma tête comme une montre détraquée.
Tendrement, il saisit mon visage en coupe, me poussant à le regarder. A nouveau, il me happe dans ses iris. La paume de ses mains est douce, contre mes joues.
Nos nez se frôlent.
— Maintenant, le temps peut enfin reprendre son cours.
Mes paupières se ferment.
Ses lèvres se pressent contre les miennes. Aussitôt, mes mains s’animent. Comme aimantées, elles saisissent sa redingote et l’attire plus près de moi. Il m’entoure plus fermement de ses bras et nous nous embrassons avec passion, comme respirant à nouveau après des années d’apnée.
Au bout de quelques instants, nous nous séparons. Je prends une profonde inspiration, un sourire étirant mes lèvres.
— Je me sens déjà mieux, je murmure, quoique mon corps soit toujours lourd.
Il caresse ma joue tendrement.
— Dis-moi ce qui te tracasse, demande-t-il. Je t’ai aimé au premier regard et t’ai presque épousée au second. Alors je sais que quelque chose ne va pas.
— Cette maladie… Elle est en train de nous tuer, n’est-ce pas ? Comment va-t-on lutter contre elle si on ne se souvient pas qu’elle est là ?
Il acquiesce doucement.
— Il y a peu de temps, Marraine la Bonne Fée a découvert des mixtures capables de limiter certains effets. Nous irons lui demander une cure. Je travaillerais nuit et jour si cela peut la payer.
— Je travaillerais avec toi, d’arrache-pied.
Pour sûr, l’avenir ne sera pas chose aisée. Mais il me semble avoir tout juste retrouvé un poumon dont on m’avait amputée. Je suis sûre d’une chose : nous allons réussir.
— Tu as dit tout à l’heure que les gens te qualifiaient de fou car tu parlais du mercure ? je chuchote. Cela signifie qu’à part quelques exceptions comme la marraine, personne ne sait la vérité sur l’état de l’air…
— Je te promets, la situation ne demeurera pas ainsi… Une grande guerrière mène la résistance et nous aidera.
Je me blottis plus contre lui.
Pour l’heure, sa présence est la seule chose pouvant me rassurer.
— Dois-tu aller travailler tout de suite ? je demande d’une voix timide.
— Tout dépend ce que tu comptes me demander.
— Passe la journée avec moi, dors avec moi.
Il éclate d’un rire doux.
— Bien sûr.
♔
nous voici
pour ce
premier jour
♔
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