Vacillant mais invaincu
Lucifer avait toujours trouvé un refuge particulier dans une salle reculée de l'hôtel, un espace isolé où il pouvait s'évader de la lourde charge de son rôle de roi. Là, entouré de l'obscurité apaisante, il s'adonnait à une passion secrète, presque sacrée : jouer de son violon. L'instrument semblait être une extension de lui-même, un prolongement de ses émotions les plus profondes et les plus enfouies. Lorsqu'il prenait son violon en main, tout le reste disparaissait : l'hôtel, les démons, les intrigues politiques, même sa propre douleur. Tout se dissoudrait dans les vibrations de l'archet contre les cordes, créant des mélodies qui résonnaient au plus profond de l'âme.
Parfois, certains membres de l'hôtel comme Charlie ou Vaggie venaient en silence écouter ses interprétations, captivées par la beauté brute de la musique. Lucifer ne semblait même pas les remarquer. Son esprit était trop absorbé par l'harmonie qu'il créait, chaque mouvement de ses doigts sur le violon, chaque soupir de l'archer, chaque vibration qu'il faisait naître dans l'air. Sa posture était droite, impeccable, son corps une sculpture d'élégance, mais lorsqu'il jouait, cette beauté transcendait. Il n'était plus simplement le roi des Enfers ; il devenait l'incarnation même de la mélancolie, de la tristesse infinie. Sa musique ne faisait que refléter ce qu'il portait en lui, une douleur, un chagrin éternel, un vide que même le pouvoir ne pouvait combler.
Ses mouvements étaient nets, précis, son archet dansant sur les cordes avec une aisance magistrale, et pourtant, la beauté de sa performance n'était rien d'autre que la projection de sa souffrance. Il n'y avait pas simplement de la technique ; il y avait l'âme du violoniste, il y avait lui qui se révélait dans chaque interprétation. Et parfois, lorsqu'il se laissait submerger par la profondeur de ce qu'il jouait, une larme glissait furtivement sur sa joue. Il n'y avait pas de honte dans ce geste. Pas pour lui, pas dans ces instants où la douleur était la seule compagne qu'il pouvait reconnaître pleinement.
Alastor, lui, était toujours là, tapi dans l'ombre, observant silencieusement.
Il était difficile pour lui de comprendre à quoi Lucifer pensait pendant ces moments de pure émotion, mais c'était indéniablement un univers intérieur que peu pouvaient appréhender. C'était dans ces instants de vulnérabilité rare qu'il pouvait apercevoir un Lucifer différent, un Lucifer qui, loin d'être un roi tout-puissant, devenait l'homme fragile derrière le masque. Mais qui pouvait vraiment déchiffrer ce qu'il ressentait au-delà de cette beauté poignante ? Qui pouvait comprendre les vérités que sa musique révélait, les ombres dans son âme qu'il ne laissait transparaître à personne ?
Et pourtant, même dans ces rares instants de solitude, il n'était jamais véritablement seul.
Alastor ne se rendait même pas compte à quel point il devenait obsédé par Lucifer. Les quelques rares occasions où il parvenait à se détacher de cette obsession semblaient s'éloigner aussi vite qu'elles arrivaient. À chaque pas, à chaque geste, il se retrouvait attiré, comme une mouche attirée par la lumière, cherchant à découvrir plus, à savoir davantage, à comprendre l'homme derrière le masque royal.
Il venait souvent se faufiler près de la salle où Lucifer jouait, écoutant, observant. Mais aujourd'hui, il avait été plus discret que d'habitude. Il s'était posté un peu plus loin, se fondant dans l'obscurité, pour ne pas déranger. Les notes, d'abord fluides, devenaient de plus en plus lourdes, plus chargées de douleur, et Alastor se retrouvait captivé par chaque vibration. Il se penchait en avant, attentif à chaque nuance qui filtrait de cette musique. Il aurait voulu comprendre cette sensibilité qui échappait à tous, excepté à ceux qui savaient vraiment écouter.
La dernière note s'éteignit dans une vibration encore suspendue dans l'air, et Lucifer posa doucement son violon, l'archet glissant lentement hors de la corde. Un silence lourd s'installa, comme si la salle elle-même retenait son souffle, avant que Lucifer ne rouvre les yeux, son visage impassible. Il était évident que, pour lui, ce moment d'isolement musical n'avait été qu'un exutoire passager, une soupape de sécurité dans l'océan de souffrance qu'il portait sans relâche.
Cependant, il ne s'attendait pas à la présence d'Alastor, qui sortit soudainement de l'ombre avec un éclat de clappements de mains, brisant la quiétude de l'instant.
- Magnifique ! s'exclama Alastor avec son sourire carnassier, ses yeux brillant d'un éclat mesquin. Ceci dit votre Altesse. J'ai vu des condamnés à mort qui semblaient bien plus heureux à l'instant où la larme tombait.
Lucifer tourna lentement son regard vers Alastor, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres, mais ce n'était pas un sourire joyeux, c'était un sourire teinté de tristesse. Il émit un petit rire, presque imperceptible, avant de répliquer d'une voix basse, un ton qui se voulait presque détaché, mais qu'Alastor n'échappa pas :
- Condamnés à mort... répéta Lucifer, son sourire s'élargissant légèrement, mais il n'y avait rien de joyeux. Peut-être qu'ils sont heureux de savoir que ce sera bientôt fini pour eux.
La remarque de Lucifer, posée avec une telle tranquillité, eut l'effet d'un coup de tonnerre dans l'esprit d'Alastor. Ce n'était pas une réponse qu'il attendait. Un frisson d'inquiétude coucha brièvement dans son regard, ses sourcils se froncèrent légèrement. Avait-il bien entendu ? Il n'était pas certain d'avoir saisi toute la portée de ce qu'il venait d'entendre.
Lucifer ne paraissait ni affligé ni désespéré, mais il y avait quelque chose de lourd, de presque menaçant dans sa réponse, un sous-entendu que Alastor n'était pas sûr de vouloir explorer davantage. Il se déplaça légèrement, s'approchant de Lucifer avec une curiosité qu'il ne pouvait dissimuler, mais il garda une distance prudente, ses yeux scrutant l'homme devant lui.
- Vraiment ? murmura-t-il, une lueur intrigante dans ses yeux. Tu penses que l'éternité dans ce... paradis déchu te ferait rêver de la fin ?
Lucifer ne réagit pas tout de suite, son regard fixé dans le vide, comme s'il était perdu dans une pensée lointaine. Son sourire ne s'estompa pas, mais il n'était plus tout à fait le même. Il était devenu plus morne, comme une barrière qui se relevait lentement entre lui et Alastor.
Lucifer demeura silencieux un instant, ses yeux plongés dans le vide, comme absorbé par une réflexion qui dépassait l'instant présent. Le sourire léger sur ses lèvres s'effaça presque entièrement, et son regard, bien que distant, contenait une intensité troublante, comme s'il pesait chaque mot qu'il s'apprêtait à prononcer.
Puis, lentement, il tourna la tête vers Alastor, et dans un murmure à peine audible, où résonnait une gravité secrète, il déclara :
- Sur l'échiquier... le roi ne peut tomber. Qu'importe l'état de la pièce. Elle avance, vacille peut-être, mais jamais elle ne quitte la partie.
Il y eut un silence, dense et lourd, où le sens de cette phrase flotta dans l'air entre eux, indéchiffrable pour quiconque d'autre, mais qui vibrait de mille nuances pour Alastor. Derrière cette simple phrase, Lucifer glissait un message voilé, un rappel que, malgré ses failles et son épuisement, il n'était pas permis au roi de se soustraire à sa place. Une dévotion, peut-être, ou une condamnation éternelle, Alastor ne savait plus si Lucifer se dévouait à ce rôle par fierté ou par malédiction.
Un sourire mince, aussi tranchant qu'un éclat de verre, se dessina alors sur le visage d'Alastor. Ses yeux brillèrent d'une lueur mi-amusée, mi-intriguée.
- Bien sûr, sourit-il, sa voix doucereuse, glaciale. Le roi... la pièce la plus importante, et paradoxalement la plus vulnérable. Un roi immobile qui se défend jusqu'au bout, même si cela doit le briser.
Lucifer ne répondit pas, son expression restant figée, comme s'il avait dit tout ce qu'il avait à dire. Pourtant, Alastor percevait cette ombre dans son regard, cette fêlure cachée qui, pour un instant fugace, lui apparaissait dans toute sa profondeur.
Les deux restèrent face à face, silencieux, comme deux pièces d'un jeu sans fin, le roi fendu et le fou malicieux. Dans ce silence, Alastor comprit que, malgré toutes ses tentatives de briser cette forteresse, Lucifer continuerait à se tenir là, vacillant, mais invaincu, un roi à l'échiquier qui refusait de tomber, même lorsque la partie semblait perdue.
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