☘ 𝐎 ☘
Dimanche.
Un coup. Deux coups. Trois coups. Et d'autres encore...
J'ai ouvert les yeux.
Les cloches de la petite église sonnaient à toute volée. Le minuscule hameau où je vivais était constitué d'à peine une dizaine de maisons et d'une chapelle, mais leur taille n'empêchait pas ses cloches de faire un tintamarre du diable chaque dimanche pour appeler les fidèles à la messe.
En arrière plan, je percevais d'une manière pourtant exacerbée les piaillements des oisillons tout juste sortis de l'œuf, la brise dans les arbres murmurant des secrets aux jeunes pousses, les voix des gens qui s'interpellaient joyeusement, les pas de mon père à l'étage inférieur, le tissu bruissant de ma couette, le chien du voisin qui aboyait, l'océan au loin, le bruit des vagues et leur odeur saline. Je voyais les rayons dorés du soleil, qui filtraient entre mes rideaux, et sentais les effluves de pain chaud qui montaient de la cuisine. À peine réveillée, j'étais déjà assaillie par tous les signaux que mon corps pouvait saisir. Et j'en étais déjà fatiguée.
J'aurais aimé pouvoir me rendormir et replonger quelque heures encore dans le monde calme et tranquille de mes rêves ; mais maintenant que j'étais réveillée, je savais que je ne retrouverais plus le sommeil.
Je me suis donc levée, j'ai grimacé au bruit du parquet grinçant, je suis sortie de ma chambre et j'ai descendu les petits escaliers de bois qui menaient à l'étage inférieur. Je savais, même sans le voir, que mon père guettait ma présence, et je me suis immédiatement dirigée vers la cuisine.
Un salut de sa part, un sourire de la mienne, et me voilà assise à la table déjà dressée du petit déjeuner. Je n'embrassais jamais mon père, pas plus que je ne l'étreignais. Les contacts physiques m'avaient toujours été impossibles.
Déjà enfant, même ma mère, qui avait le toucher le plus doux que j'aie connu, ne pouvait me tenir dans ses bras longtemps sans que je me mette à crier et pleurer. C'était comme ça. J'étais comme ça. On ne pouvait rien y faire.
La parole avait également été une chose difficile. Je n'avais pas prononcé un mot jusqu'à l'âge de cinq ans. Pourtant, j'en avais des choses à dire. J'aimais les mots, j'aimais les entendre prononcés, j'aimais les voir, j'aimais leur couleur, leur saveur, leur odeur, et pourtant je ne pouvais pas les mettre dans ma propre bouche.
En contrepartie, j'avais appris à écrire très vite, et je m'exprimais presque exclusivement par ce biais. Et même maintenant que j'étais capable de m'exprimer à l'oral, j'avais toujours de la peine à formuler ce que je voulais dire, et je gardais avec moi en toute circonstance un petit crayon et un bloc-notes.
Et puis, j'avais parfois des comportements que les gens jugeaient bizarres, je ne supportais pas certains bruits, certaines odeurs, des sensations ou des lumières trop fortes. J'étais incapable de ne pas bouger, et très tôt, pour tenter de me canaliser, je m'étais mise à avoir le réflexe de pianoter des doigts un peu partout : sur une table, sur ma cuisse, sur les murs quand je passais, et même dans l'air, quand je n'avais aucun support. J'avais toujours un rythme, une mélodie dans ma tête, et je la frappais où je pouvais pour évacuer un stress, ou un trop plein de pensées, de problèmes, de choses en général.
Je pense que mes parents souffraient de cette situation, de mon étrangeté, mais ils ne le montraient jamais. Ils m'avaient toujours aimée, et cela ne changerait pas.
Maman disait que j'étais spéciale. J'aimais bien ce mot... Spéciale. J'aimais sa façon de résonner à mes oreilles quand elle le prononçait. Spéciale... J'aimais sa couleur rouge-orangé, son odeur vive, piquante et son goût acidulé. Spéciale... Mais la plupart des gens préféraient me qualifier de "différente". Au début, je pensais que c'était simplement un mot comme les autres. Ni plus gentil, ni plus méchant. Mais, avec le temps, j'avais compris que tout dépendait de l'intonation. Et ce mot, "différente", je l'entendais toujours prononcé sur ce ton méprisant, pareil à une insulte. Comme si ceux qui l'employaient se sentaient bien supérieurs à moi. Tout compte fait, ils n'avaient peut-être exactement tort...
Malgré ma "différence", mes parents avaient tenu à me laisser aller dans une école "normale", avec d'autres enfants "normaux". J'y étais restée pendant deux mois, jusqu'à ce que je rentre en pleurs, parce qu'un enfant m'avait traitée de "sale handicapée". À l'époque, je n'avais pas compris ce que ce mot signifiait, seulement que ça ne devait pas être très gentil. Il était d'un bleu-gris sale, et ni son odeur, ni sa saveur n'étaient engageantes. Et puis, on m'avait expliqué que c'était un mot pour qualifier ceux qui n'étaient pas exactement comme les autres. Des personnes spéciales. Que ce n'était pas un mal. Que ce garçon ne savait pas ce qu'il disait.
Mais le jour suivant, je ne suis pas allée à l'école. Ni celui d'après, et plus aucun autre depuis.
Ma mère m'a fait les cours à la maison, et la seule enfant de mon âge que je voyais était la voisine, qui, malgré sa jolie couleur jaune, semblait toujours ennuyée par ma présence, et dont la famille n'avait pas tardé à déménager, laissant derrière elle une maison vide, et une petite fille déçue.
Et cela a continué jusqu'à mes sept ans.
C'est seulement à cet âge là qu'on m'a diagnostiquée. "Diagnostiquée"... J'ai tout de suite détesté ce mot. Il sentait le désinfectant, l'hôpital et le vieux docteur. C'était un mot blanc, mais pas d'un joli blanc, comme la neige. Non, ce blanc était stérile, laid, froid. Quant à sa saveur, elle était infecte.
Mais le mot que j'ai encore plus haï, c'était celui qui suivait : autiste. Dès que le médecin en blouse blanc-stérile l'avait prononcé, j'ai senti un frisson me parcourir. Je ne connaissais pas la signification de ce terme, mais je savais qu'à partir de cet instant, on ne pourrait plus m'en dissocier.
Je suis donc restée longtemps enfermée dans ces parois en forme de lettres: A.U.T.I.S.T. Le "E" était le loquet qui fermait solidement la case, comme pour m'empêcher de m'en échapper. Après le docteur, de nombreuses autres personnes en blouses blanches se sont succédé. Aucune n'est restée très longtemps. Ils repartaient tous au bout de quelques mois, en disant que j'étais renfermée, inaccessible et que je ne voulais pas coopérer. Je ne comprenais pas. Ce n'était pas ma faute, comme ils s'acharnaient à le répéter ; c'était simplement que ça ne marchait pas. Aucun d'entre eux ne voulait vraiment m'aider. Ou du moins, aucun n'essayait vraiment. Ils étaient tous gris, ou brun terne, avec un goût de cendre et une odeur de renfermé.
C'est pourquoi, au bout d'un moment, mes parents ont décidé qu'il était temps d'arrêter. Les gens gris sont repartis de ma vie, et j'en ai été soulagée.
C'était compter sans le temps.
J'avais tout juste onze ans quand maman est partie. Dès lors, j'ai dû retourner à l'école. Mon père n'ayant pas les moyens de me payer un établissement spécialisé, j'ai à nouveau atterri à l'école publique de mon village, regroupant tous les élèves des petites communes alentours. Personne ne m'a aidée, aucun élève, aucun professeur n'a fait l'effort d'essayer de comprendre ma différence. Et depuis que le seul enfant qui avait tenté de m'approcher m'avait délaissée, je passais mon temps seule, au fond de la classe ou adossée au petit muret, dans un coin tranquille de la cour. Au début, quelques personnes s'étaient bien interrogées sur la fille un peu étrange qui n'avait pas d'amis, mais j'étais rapidement devenue un élément habituel, aussi éternel que les quelques arbres qui étendaient leurs branches devant l'école. Personne ne savait que le soir je m'endormais avec une grosse boule dans le ventre.
Trois ans s'étaient écoulés depuis, et rien n'avait changé. Jusqu'à ce jour-là...
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