☘ 𝐈 ☘
Jeudi.
Ce matin, les élèves chuchotaient sur notre passage, à Vanille et à moi. Ils avaient beau ne pas être aussi sensibles que je l'étais, ils avaient quand même perçu le changement dans notre attitude l'une envers l'autre. Nous aussi, bien sûr, pourtant nous faisions comme si de rien n'était. Nous sommes allées nous asseoir au pied du même marronnier, nous avons parlé des même choses, et gardé les mêmes silences. Nous nous sommes quittées de la même manière pour aller en classe, avec le même dernier regard un peu triste. Nous nous avons ressenti le même ennui pendant les mêmes cours. Et pourtant, tout était différent. J'avais entendu dès notre arrivée des gens murmurer "sales gouines", ou "qui se ressemble s'assemble, hein !", et d'autres commentaires suggestifs. Je savais que Vanille les avait entendus, elle aussi. Mais nous avons simplement passé notre chemin.
La plupart des gens que nous croisions nous toisaient avec mépris, ce qui ne changeait pas beaucoup de d'habitude, sauf peut-être que ce mépris avait pris une dimension encore plus... méprisante. Mais quelques personnes nous adressaient des sourires, comme s'ils percevaient notre bonheur et que celui-ci déteignait sur eux.
Parce que, oui, nous étions heureuses.
Après les cours, ce jour-là, je me suis rendue à mon rendez-vous avec la doctoresse Auxily. La séance était très sympathique, et m'a confortée dans l'idée que cette femme était quelqu'un de bien et qu'elle pourrait véritablement m'aider. Elle m'a interrogée sur Vanille, un peu en passant, et je lui ai répondu que c'était une fille formidable, la plus belle personne que j'aie jamais connue. Je lui ai expliqué qu'elle était à la fois douce et forte, gentille et intelligente, différente de tout le monde et pourtant étonnamment compréhensive. Elle me ressemblait, elle semblait venir du même univers que moi, mais également de celui des autres. Elle était un pont entre deux galaxies. Et elle m'avait sauvée de l'isolement, de la solitude. Elle était la plus merveilleuse musique que j'aie jamais entendue, la plus sublime des couleurs, le plus savoureux des goûts, la plus fantastique des odeurs. Elle était parfaite. La doctoresse m'a souri, et elle m'a dit qu'elle avait elle aussi un pont qu'elle trouvait parfait. Que pour certains, ce pont était une personne, pour d'autres un objet, ou encore autre chose. Une musique, une activité, un endroit. Que son pont à elle était un homme, avec qui elle vivait aujourd'hui. Et j'ai compris qu'on parlait de la même chose, et que c'était vrai : Vanille était mon pont.
À la fin de la séance, j'ai remercié la doctoresse. Elle a souri, et je suis partie. Je devais parler à mon père. Je voulais comprendre.
Je suis rentrée chez moi des pensées plein la tête. Elles s'entremêlaient dans un désordre insensé, tourbillonnaient, s'écrasaient, s'envolaient dans tous les sens. En plein milieu, il y avait le pont, et c'est la première question que j'ai posée à mon père : si maman était son pont. Il n'a d'abord pas tout à fait compris, mais quand je lui ai expliqué, son visage s'est éclairé. Il m'a dit que oui, bien sûr, maman avait été son pont, et qu'elle l'était toujours. J'ai senti la tristesse qui émanait de lui quand il a prononcé son nom, et je l'ai vu jeter un imperceptible regard vers la cheminée, au dessus de laquelle était accroché son portrait. Une photo d'elle avec moi, bébé. Je m'arrangeais toujours pour éviter d'observer cette image, parce que je savais que si je la fixais trop attentivement, j'apercevrais le regard tendre que ma mère posait sur moi, et je me mettrais à pleurer. Mais cette fois-ci, mon regard est passé du visage de mon père au portrait qu'il contemplait. J'ai senti une larme couler sur ma joue, et puis une seconde, et une autre encore, à mesure que je me rappelais. Son odeur délicate. Sa peau douce, les rares fois où elle parvenait à me toucher. La sensation de ses yeux gris, si différents de ceux des autres, posés sur moi. Sa voix claire quand elle me chantait une chanson. Le bruissement de ses longues jupes. Et les milliers d'autres détails infimes qui ont envahi mon esprit, tout comme celui de mon père.
Elle était son pont, il n'y avait aucun doute à cela.
Après un long moment, il a tourné ses yeux vert foncé vers moi. Il a commencé à me parler de maman, en utilisant des mots aussi doux que ceux que j'avais utilisés pour parler de Vanille, un peu plus tôt. Des mots aux couleurs chaleureuses, agréables, caressantes. Des mots aux odeurs de fleurs et au goût sucré. Des mots qui résonnaient à la perfection, qui semblaient justes, comme des pièces qui s'imbriquaient parfaitement. Il m'a expliqué que ce pont, beaucoup de gens l'appelaient "amour". On aime quelqu'un, on aime quelque chose. Ce mot aussi semblait juste. Je me suis dit que ce pont avait un joli nom... Amour... Il m'a dit qu'il aimait maman, et qu'il m'aimait aussi, mais d'un amour différent. J'ai compris ça aussi. Parce qu'en réalité, il n'y avait pas qu'un pont, mais plusieurs. Vanille était un pont. Mais papa aussi, maman aussi, même la fille des voisins avait à l'époque été un petit pont. La musique était un pont. Les mots étaient des ponts. Mon crayon, ce minuscule crayon que j'avais toujours avec moi et qui m'aidait à m'exprimer était également une espèce de pont... Les ponts m'aidaient à survivre au sein de la réalité.
Ce soir-là, je ne me suis pas couchée très tôt. J'ai beaucoup pensé à la signification de ce pont qu'était Vanille. J'ai beaucoup pensé à Vanille elle-même. J'ai pensé à son sourire, aux papillons, j'ai pensé aux regards que nous échangions, j'ai pensé à la façon dont elle m'avait défendue face aux élèves qui ne comprenaient pas, j'ai pensé à son histoire, à la mienne, et au hasard qui les avaient fait se croiser. Et surtout, j'ai pensé à ce mot. L'Amour. Ce pont s'appelait l'Amour. J'aimais Vanille. J'aimais Vanille...
Cette phrase a hanté mon sommeil. Mais au matin, je savais.
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