Où chaque scène est une épreuve
Derrière le rideau de soie rouge, dans la loge brune et exiguë des artistes, Amore se repoudrait sous le regard inquisiteur d'Elijah, dont les yeux semblaient vouloir capturer un instant chacun des détails de sa tenue, de ses jupons froissés à la mouche noire qui ornait le pli ourlé de sa bouche. Le pinceau épousait ses joues délicates et masquait ses cernes, laissant un sillon blanc mat derrière lui. Maquillée ainsi, Amore ressemblait à l'une de ces poupées de porcelaine que les petites filles chérissaient tant.
Elijah, dans une tenue plus sobre, faisait pâle figure, et triturait ses mains gantées d'or dans l'espoir de cacher sa nervosité.
Autour d'eux, tout n'était que silence, après les fastes de leur première représentation plus tôt dans la soirée. Une deuxième suivrait, et tous deux auraient payé le prix afin de s'extirper plus tôt du théâtre s'ils en avaient eu la possibilité.
Une tête blonde et hirsute se tira des costumes, le cou longé d'un col remonté et d'une fraise lissée à la va-vite. Un sourire forcé, artificiel, prit possession de ses traits, et Elijah délaissa le costume d'Amore pour jeter un coup d'œil derrière lui.
- Courage, mes amis. Brillons ce soir, profitons de la nuit après.
- Je n'en ai pas envie, geignit Amore en réponse, jetant presque sur la table son nécessaire pour se farder. Falcon, toi qui es là depuis longtemps, dis-moi quand tout cela se terminera.
Le rictus du jeune homme s'effaça aussitôt.
- Tu savais dans quoi tu t'engageais, n'est-ce pas ?
Elijah passa une main maladroite dans le dos d'Amore et la retira comme s'il s'était brûlé à son contact.
- Allons donc. Au moins, maintenant, tu as de quoi te nourrir, tenta-t-il de la raisonner. N'est-ce pas ?
N'est-ce pas.
Falcon sautilla pour s'approcher de la chaise sur laquelle Amore restait assise sans sourciller. Arrivé devant elle, il se baissa pour atteindre sa hauteur, dans un froissement de son habit blanc de polichinelle.
- Viens. N'oublie pas. Nous devons donner au public ce qu'il attend.
À ces mots, le cœur d'Elijah se serra dans sa poitrine, et il fut pris de nausée, tant et si bien qu'à coup de grandes enjambées, il quitta finalement la loge.
Donner au public ce qu'il attend.
Quand il reparut, l'aiguille qui les narguait avait parcouru un bout de chemin. Leur seconde et dernière représentation de la semaine suivrait son cours, et après, ceux qui le pourraient s'endormiraient, veillés par les comédiens les plus abîmés.
À la Commedia della Morte, le spectateur venait se divertir ; tout ce qu'il voulait pouvait être joué, avec une préparation moindre. Tout. Les comédiens se basant seulement sur l'improvisation, ils ne découvraient les désirs du public qu'à leur entrée en scène, lorsqu'ils n'avaient plus les moyens de se retirer.
Tous brillaient pour cela. Pour cette audace, cet élan de nouveauté dans le milieu du théâtre : ils offraient une idée révolutionnaire. C'était ce dont tentait de se convaincre Falcon, dans son habit ridicule, lorsqu'il écarta le rideau rouge sous les acclamations. Il fut suivi par Conor et Conan, des frères siamois, la prestidigitatrice Victoria, puis par Elijah qui tira une dernière fois sur la plume noire de son chapeau. Amore, la dernière à entrer, tapota la soie derrière elle pour dissimuler tout à fait la loge. Tous les comédiens retinrent leur souffle lorsqu'ils se penchèrent d'un élan commun pour saluer le public. Les groupes se dissocièrent immédiatement : la scène fut occupée par quelques spectateurs, qui se feraient porte-parole des désirs de toute l'assemblée. La troupe attendait patiemment, assis sur les chaises du théâtre, noyés dans l'obscurité, que l'on leur annonce leur programme pour la soirée.
Elijah recouvrit sa bouche avec son col pour prier, laissant dépasser le bec de corbeau du masque posé sur son nez. Amore glissa sa joue sur son épaule, et lui s'écarta aussitôt pour regarder les jumeaux dont il ne percevait que la silhouette unique, épaissie à la taille.
Un tintement de cloche unique mit fin à sa tentative de détourner son attention. Les sens des comédiens, en alerte, les firent lever les yeux vers la scène, ou deux hommes et deux femmes se tenaient, l'air de les défier.
- Bien le bonsoir, messieurs dames, commença la femme la plus proche des gradins. La salle vous fait donc part de son vœu.
Victoria haussa un sourcil. Elle n'avait pas été réclamée depuis très longtemps ; elle présumait qu'elle serait choisie.
- Nous souhaitons que votre illusionniste découpe le coffre habituel, et révèle ces deux-là en pleine coucherie.
L'un des deux hommes désigna Amore et Elijah, dont le corps tout entier se révulsa.
Non. Il ne pouvait pas.
En entendant ce qu'il se passerait, Falcon attira le menton de son ami sur son épaule et l'y laissa trembler.
- Tu n'as pas le choix, mon ami. Je suis désolé.
Le pas raide, sous les sifflements de la foule venue assister au spectacle, les trois comédiens rejoignirent la loge.
Victoria brossa en vitesse ses longs cheveux noirs devant la glace et les piqua d'épingles argentées ; Elijah partit en quête du coffre pour le préparer, et Amore resta pantelante, le visage vide de toute expression. Elle désirait le comédien, mais, pour sûr, pas de cette façon qui l'horrifiait ; et elle n'ignorait pas que la situation était très difficile pour lui, qui la considérait comme sa propre sœur.
Elle ouvrit un tiroir de la commode qui supportait le miroir, et en sortit un journal de cuir relié pour y ajouter une barre à l'encre de Chine : sur les pages y figuraient plus de cinq-cents motifs similaires, tous représentant les jours passés au théâtre en tant que comédienne.
Derrière le reflet de la belle et gracieuse Victoria, elle se vit, avec sa crinière châtain ébouriffée, maquillée comme une prostituée, les joues parcourues de marques moins blanches, traces de larmes qu'elle n'avait pas senti couler.
- Tu es belle, tu sais, la complimenta l'artiste japonaise comme si elle l'avait entendue penser.
L'ironie de la situation fit rire Amore de dépit : elle se sentait bien misérable, comparée à elle. C'était toujours elle que les spectateurs souhaitaient humilier de cette façon, si bien qu'avec le temps, elle avait l'impression d'être devenue aussi vulgaire que la vision que l'on avait d'elle au sein du public.
Il ne lui en fallut pas plus pour s'effondrer dans les bras de la prestidigitatrice, mouillant de ses larmes le velours mauve de ses épaulettes.
Elijah soufflait en poussant le coffre aux illusions, antiquité à la peinture bleue rocailleuse. S'il y avait bien une chose dont il était reconnaissant, c'était son masque noir qui dissimulait presque entièrement son visage ; ainsi, personne ne le voyait décomposé. À la comédie du faux et des émotions fabriquées de toutes pièces, il était le meilleur en dissimulation. Falcon, lui, aurait mérité un prix pour sa capacité à trouver du positif et de l'humour jusque dans les pires situations. L'un cachait, l'autre créait : les deux mentaient.
Fin prêts, ils repartirent sans volonté vers la scène, et Victoria entoura leurs épaules d'une dernière étreinte rassurante. Cette fois, Elijah ne chercha pas à s'en écarter, et l'accueillit en retenant la bile qui lui montait à la gorge.
À leur apparition, ils furent hélés par une masse de spectateurs qui se levèrent, paraissant rire de la situation dans laquelle elle les avait mis.
Victoria sentit la rage et le dégoût prendre possession de son corps tout entier lorsqu'elle fit mine de scier en trois parties le coffre dans lequel s'étaient glissés ses compagnons.
Sous ses doigts, elle perçut bientôt des secousses : les éclats de rire redoublèrent. Ils étaient en train de le faire. Et elle allait les dévoiler à la salle. Elle ferma les yeux puis continua son tour de passe-passe sous la lumière dansante des candélabres. Un gémissement très discret se fit entendre, probablement étouffé par la main de l'un ou l'autre des comédiens.
Sa scie continua son chemin et disloqua une première partie de coffre, qui dévoila les visages d'Amore et Elijah ; elle gardait les yeux fermés, les joues rosies malgré le fard, et lui jetait sur la salle, à travers son masque, un regard furibond. Dans les gradins, on ne riait plus : chacun profitait du spectacle demandé, et personne n'aurait songé à en rater une miette.
Soudain, on cogna à la paroi ; un poing ne demandait qu'à en sortir, aussi, Victoria entreprit de déplacer le coffre afin que chacun puisse se rhabiller. La représentation était terminée.
Elijah, le col tout à fait froissé, se pencha mécaniquement pour saluer et disparut derrière le rideau. Amore resta debout sur la scène, belle et défaite, son maquillage presque effacé, puis salua bien bas, jusqu'à découvrir sa nuque nue.
Elle quitta la scène, et ce fut à Victoria qu'incomba la tâche de tirer définitivement le rideau - jusqu'à la semaine qui suivrait.
Dans la loge, Elijah se nettoyait tant bien que mal à l'aide d'un gant et d'un seau d'eau, ses vêtements bleu marine et noirs posés en tas à ses pieds. Falcon l'entoura d'un paravent, ce dont il fut remercié sans grande énergie.
Victoria, elle, avait récupéré son baluchon et quitté le théâtre pour se retirer à la campagne ; Amore ferait bientôt de même.
Conor et Conan, eux, vivaient dans le bâtiment depuis leur plus jeune âge : tous se demandaient comment ils pouvaient supporter d'y vivre alors que le lieu était chargé de toutes les horreurs qu'ils avaient vécues.
Falcon quitta la loge, non sans un sourire à ceux qui restaient.
Bientôt, Elijah se retrouva seul avec Amore, et il sentit, à travers le paravent, son regard posé sur lui.
- Comment peux-tu seulement me regarder après ce qu'il s'est passé ?, ahanna-t-il, la bouche gorgée d'eau pour se rincer.
- Cela ne change rien pour moi, tu sais. Je t'aime.
- Pas ainsi, répliqua-t-il sèchement en abaissant la barrière qui le protégeait pour attraper une chemise propre. Pas ainsi. Et pas comme cela.
Amore savait. Cela ne l'empêcha pas de sentir son cœur la piquer en l'entendant tout confirmer.
- Bonne nuit, jeta Elijah sans même regarder derrière lui.
- Bonne nuit.
Le dernier chandelier de la loge succomba au même sort que les précédents, et ce fut dans le silence qu'Amore laissa finalement la loge derrière elle.
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