IV - Victoria

Quand tout cela s'arrêterait, Victoria l'ignorait, et sans doute préférait-elle cela à une date trop lointaine qui l'aurait complètement désespérée. Pourtant, la Commedia della Morte avait à peine réellement commencé, avec un service sexuel rendu par Amore à l'ensemble de la salle, puis la chute d'Elijah depuis le lustre, et sa baignade entre les tripes de la vache. Elle avait été épargnée, pour le moment, ainsi que Falcon. Les jumeaux n'avaient pas non plus souffert de demandes trop ardues, mais cela viendrait. Dans son métier, seuls comptaient la patience et le fait de s'attendre à tout.

Un jour, tout s'arrêterait ; le théâtre n'en finissait plus de gonfler ses entrées et sa réputation, mais peut-être partirait-elle avant la fermeture définitive du rideau rouge.

Elle tira la dague d'Elijah de sa manche de velours, souvenir d'un moment malheureux pour lui, et la fit tourner sous ses yeux, avec toute l'habileté dont elle était capable en tant qu'illusionniste. Elle se laissa tomber en face du miroir de la loge et se passa la main dans les cheveux. D'une façon qu'elle savait parfaitement expliquer, elle se sentait coupable, car protégée comme Falcon par un invisible désir de la foule de ne pas la blesser. Peut-être devait-elle cela à son visage d'enfant, candide comme Conor et Conan.

Pendant qu'Amore et Elijah souffraient, elle attendait son tour comme un animal destiné à l'abattoir, et, ne le voyant pas venir, elle se demanda par quelle injustice eux n'étaient pas protégés.

Elle maudissait Giulian, dont, malgré toutes les horreurs qu'il orchestrait, elle n'arrivait à se détourner.

Sans doute était-ce lui qui la protégeait pour la garder saine et sauve près de lui. Même les monstres semblaient être capables d'amour.

Serrant davantage le manche de la dague, elle précipita la lame sous son bustier et tira un trait, un trait unique pour se sentir moins coupable.

Le jour où son secret et ses coucheries avec Giulian seraient révélés, elle n'aurait plus que la haine du reste de la troupe de la Commedia.

En passant l'arme sous ses jupons, elle entrevit un reflet carmin à sa pointe, qu'elle amena près de son visage.

Un mouvement près des costumes au fond de la loge lui fit détourner le regard, et, paniquée, elle lâcha la dague, qui s'écrasa sur le sol.

Sous la lumière orangée et mouvante des bougies, le détail le plus infime semblait soudainement animé de vie : la commode vibrait véritablement, son coin s'enfonçant dans son dos dénudé.

- Victoria.

Le parfum de l'encens l'appela, et elle ne sut lui résister.

- Giulian. Tu ne devrais pas être là... on pourrait nous voir.

- Il ne t'arriverait rien de trop grave. Conor et Conan crieraient un peu, Elijah tremblerait, c'est tout ce dont il est capable, et Amore te pleurerait dans les bras. Tu n'as rien à craindre.

Il la poussa tendrement contre le mur du fond de la loge.

- Et Falcon ?, fit-elle, la moue interrogative, n'ayant pas entendu la mention de son nom.

- Oh, Falcon...

Sa bouche se tordit en un rictus animal qui lui fit couler une goutte de sueur le long de la nuque, alors qu'il s'apprêtait à défaire le nœud qui maintenait le haut de sa robe bien en place.

- Je t'en apprendrais de bien belles sur Falcon.

Sa main flattait son sternum avec une curiosité croissante. Lorsqu'il retira ses doigts, il put observer une traînée rougeâtre sur l'un d'eux.

Victoria ne disait rien, prisonnière, coincée entre lui et le mur, le cœur battant si fort que Giulian n'entendait rien d'autre.

- Je donne..., commença-t-il en détachant chaque syllabe.

- Giulian...

- Je donne à chaque fois au public la directive de ne rien te faire. Et toi, tu...

Il secoua son poignet, profondément dégoûté et furieux.

- Tu verras bien ce qu'il adviendra de toi à la fin.

- Quelle fin ?

- Rhabille-toi. Tu ressembles à Amore, cracha-t-il en lui jetant son bustier.

En quatre enjambées, il avait disparu, pourtant, l'éclat de son costume éblouissait encore Victoria, assise en sanglots sur le sol, une main portée à sa poitrine blessée. Du bout des doigts, elle releva le dessous de ses jupons pour arrêter le saignement. Rouge. La veste de Giulian, avec qui tout venait de voler en éclats. Rouge. Son sang versé sans utilité. Rouge. La fin qu'il avait évoquée.

Pour la première fois, Victoria vit rouge.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top