IV - Evening

Il régnait dans la grande maison une atmosphère de mort. Lourde, quasiment palpable. Le silence n'était que rarement troublé, et s'il l'était, c'était souvent dû à un bruit de couvert ; ni l'un ni l'autre ne parlait. Une toile vierge, menaçante, attendait en bas dans l'atelier, appelant silencieusement le peintre déchu. Et lui ne cédait point à la tentation, le mois n'étant pas passé. A quoi bon continuer, de toute façon ?, se disait-il, car tout le côté artistique de son projet, ce à quoi il tenait tant, était réduit à néant par la Chose.

Orion désignait par cette Chose le mal inconnu qui faisait lentement de l'artiste un piètre amateur, et il la haïssait viscéralement pour la souffrance psychologique qu'elle lui infligeait.

Anouk ne nommait jamais la force invisible, préférant dire "ça". Peut-être avait-elle peur de la rendre trop réelle si elle usait d'un mot pour la définir.

Ce soir-là, ils étaient tous deux attablés, les yeux rivés sur leurs assiettes fumantes, et personne n'osait entamer le morceau de viande, pas plus qu'une conversation. Ce fut le peintre qui prit finalement la parole d'une voix rauque, qu'il n'avait pour ainsi dire pas fait entendre pendant quelques jours.
" - Ann... peux-tu me donner le...

Il se coupa net, lèvres entrouvertes, œuvrant pour retrouver le mot qu'il avait en tête. Il le sentait présent. Il le connaissait, pourtant, celui-ci lui semblait si lointain...
- Le ?", fit Anouk, la mine assombrie, si cela était encore possible.
Il désigna d'un geste rageur de la main le petit pot de bois laqué que tenait sa femme. La colère monta en lui, dévastatrice. Orion se leva d'un coup, s'empara de l'objet, qu'il lança contre un mur de toutes ses forces, répandant son contenu sur le sol.
Du sel.

Il quitta la salle à manger, une main couvrant en partie ses yeux larmoyants.

***

Il ne dormait plus, craignant que des changements s'opèrent durant son sommeil. Aussi, il devenait nerveux, sensible aux bruits et aux lumières, et passait son temps seul dans son atelier, marchant parmi les tableaux qui lui avaient valu sa renommée. Il s'amaigrissait toujours plus, creusant ses joues jusqu'à l'os, et ne mangeait que lorsqu'il se sentait défaillir. Il lui restait deux portraits à peindre, et il ne pensait qu'à ça, alors que sa femme, comme lui, dépérissait, ne supportant pas de le voir ainsi.
Les quelques semaines restantes filèrent à toute vitesse.

Orion Wither commença son troisième et avant-dernier tableau.

***

On n'y voyait plus clairement de visage. Seuls des aplats de beige, de rouge, de doré et de bleu se distinguaient au-dessus des traits de crayon malhabiles. Le peintre avait pourtant fait de son mieux, mais ses mains semblaient ne plus lui obéir. A moins qu'il n'ait lui-même oublié comment les utiliser... Anouk le prit dans ses bras, et il ne put refuser cette étreinte dont il avait cruellement besoin.

"- C'est bientôt fini, murmura-t-il. Tout. Tout est bientôt terminé, je ne me fais pas d'illusions, A..."

La suite du prénom de sa femme refusa de passer ses lèvres. Il l'avait oublié. Il fondit en larmes devant sa toile cauchemardesque, ses pleurs silencieux secouant ses épaules frêles.

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