II - Conor et Conan
Le chapiteau du cirque était déjà bien haut avant que vienne la nuit. On avait disposé, directement sur les dalles des allées, des grandes cages qui s'élevaient parfois jusqu'aux fenêtres des habitations les plus proches. Le tout formait un carrefour parfait, point de rendez-vous d'amateurs de curiosités. "Venez admirer nos bêtes de foire", promettait l'insigne criarde à quelques avenues de là.
Un homme se tenait là, seul immobile aux milieu des cavalcades des diligences et des froissements de robes ; son vêtement rouge vif reflétait la lumière de la ville à en faire mal aux yeux. L'air n'était que poussière, les chevaux relevant par leur trot les grains accumulés sur le bas-côté.
Lui s'amusait à faire tournoyer sa canne luxueuse à l'embout noir, et régulièrement frapper le sol.
Enfin, du dessous du chapiteau partit un véritable attroupement de personnes de tous âges et ethnies, qui prirent la direction des cages, disposées en réseau au croisement de routes.
Bientôt, on se retrouva au centre des installations métalliques, non plus vides mais habitées pour quelques heures par ceux que l'on appelait les monstres itinérants.
Monsieur DaCosta déambulait de curiosité en curiosité, jaugeant chacune avec mépris avant de demander, pour celles qui avaient attisé son attention, le prix potentiel au directeur du cirque. Une bourse de cuir dans la poche de son veston tintait exagérément lorsqu'il se déplaçait. Bientôt, la nuit fut si noire que l'on ne voyait plus le contenu des cages malgré les faibles lampadaires, aussi, le directeur fit brûler un flambeau à l'intérieur du chapiteau, révélant des jumeaux à la fabuleuse crinière rousse, cachés dans l'un des plis du tissu. S'octroyant la permission d'entrer, Giulian passa la porte d'une cage vide et s'engouffra, en baissant la tête, à travers le dédale formé par les barreaux.
Il salua le directeur, conscient d'être regardé par tous les spectateurs qui avaient délaissé leurs monstres pour lui.
- Giulian DaCosta. Enchanté. Je suis propriétaire du théâtre sur la place Corvo.
- Antonio Lombardi, directeur de cette exposition itinérante qui semble avoir piqué votre intérêt, répondit-il, affable, en lui serrant la main d'un air venimeux.
- Qui sont ces jeunes gens ?, interrogea DaCosta en pointant les jumeaux du bout de sa canne. Et pourquoi ne font-ils pas partie de l'exposition ?
Le directeur sourit davantage.
- Je vois que Monsieur apprécie ce qu'il ne peut pas avoir. Ils s'appellent Conor et Conan, et se sont mal comportés. Ils sont siamois, liés à l'aine.
- Comment les différenciez-vous ?
- Conor est le plus fragile, Conan, celui au sang chaud.
L'autre réfléchit quelques instants, puis tira la bourse de son veston.
- Je suis intéressé, en effet. Combien, pour ces deux-là ? D'où viennent-ils, d'ailleurs ?
Lombardi lissa sa barbe, imité par DaCosta avec sa moustache recourbée.
- Ils viennent de la terre des Highlanders. Ils ont été abandonnés. En déplacement là-bas, je les ai pris sous mon aile il y a de cela quelques années. Étant donné qu'ils ont déjà beaucoup voyagé, le prix risque d'être plus élevé. J'imagine que vous n'avez pas de quoi payer, de toute façon. Votre théâtre ne tombe t-il pas déjà en ruines ?, se moqua-t-il.
- Je n'ai jamais investi dans ce théâtre, mais les temps changent, et les Hommes aussi. Laissez-moi les prendre.
- J'en demande deux mille scudi de Malte. Ni plus, ni moins, et ils sont à vous.
La somme fut versée, et, tandis que Lombardi recomptait, le propriétaire du théâtre rejoignit les enfants. De sa canne, il effleura le bas du visage de l'un des deux garçons, qui lui répondit par une mine haineuse.
- Tu dois être Conan. Donc, l'autre est Conor. Bien le bonsoir.
Alors que les jumeaux se relevaient avec difficulté, le directeur revint à leur nouveau propriétaire.
- Je dois vous mettre en garde d'une chose.
- Laquelle ?
- En Écosse, je les ai trouvés dans un bien piteux état. On avait tenté de les cisailler à leur jonction. Ne faites jamais cela : seul l'un des deux possède un système digestif complet. L'autre n'en a que la finalité, obtenue par une somme de diverses malformations. Si vous les séparez, l'un des deux mourra.
- Entendu.
- Bonne soirée à vous, monsieur. Merci.
Giulian DaCosta s'éloigna du cirque en tirant par la main Conor et Conan, laissant derrière lui les prétendues bêtes de foires enfermées dans des cages et le chapiteau qui s'abaissait peu à peu.
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