I - Falcon
Le théâtre qui se dressait devant lui était la peinture exacte des descriptions qui s'étaient répandues un peu partout, au bouche à oreille. Un grand bâtiment à colonnades, à la façade très abîmée et à l'insigne gisant sur le bas côté de la ruelle. Il se faisait la peinture du temps, gris et changeant, aux nuages crevant régulièrement le ciel pour venir s'abattre sur lui. Et lui résistait, depuis sa création, jusqu'à ce jour. Falcon détailla son environnement du regard ; il avait échoué dans une ruelle où seuls passaient parfois quelques badauds et la troupe de comédiens en pleine faillite qui subsistait de vers et d'eau fraîche, au bon vouloir des visiteurs. Il serra les poings et déglutit péniblement en passant la première marche de marbre.
Lorsqu'il pénétra dans le grand salon, il fut accueilli par une lourde senteur de roses, des jumeaux aux joues rouges et aux boucles rousses assis côte à côte sur deux chaises rapprochées, et un lustre blanc crème poussiéreux au plafond.
Cette vision revigora Falcon, et il se força d'affermir son ton lorsqu'il demanda à l'un des garçons où il pourrait faire connaissance avec le propriétaire des lieux.
- Par ici, Messire, murmura-t-il comme s'il avait honte de prendre la parole, et désignant vaguement une allée de la main ; sa deuxième, elle, restait sagement posée sur ses genoux.
- Tu es stupide, lui cracha l'autre à l'oreille, si fort que Falcon l'entendit et grimaça.
- Hé, ce n'est pas très gentil. Excuse toi.
- Pardon, Conor.
- C'est rien, Conan. Je suis fatigué. Lève-toi, s'il te plaît. On va lui montrer.
Le visiteur s'écarta alors, pour découvrir un curieux spectacle : les jumeaux se tirèrent de leurs chaises dans une synchronisation parfaite, toujours aussi proches que dans leur position assise. Leurs jambes se redressèrent dans un craquement macabre, et ledit Conan passa un doigt à la fusion de leurs deux corps ; leurs bassins ne faisaient qu'un, liant les garçons par la taille. Cette particularité, masquée par le bras de Conor, était imperceptible, si bien que Falcon dût se frotter les yeux pour constater qu'il ne rêvait pas. Il avait devant lui une œuvre de Dieu, une tentative de création entachée par une quelconque alchimie hasardeuse.
L'un des jumeaux rougit. L'autre resta impassible, et tira de toutes ses forces son frère qui s'appuyait à son torse, en proie à la fatigue.
Ensemble, ils traversèrent le grand salon du théâtre et choisirent un couloir parmi les six qui encadraient la pièce centrale, en toile d'araignée. Ils s'y engagèrent, Falcon sur leurs talons, esquissant un signe de croix.
Une porte finit par se dessiner, jeu savant d'ombres et de lumières : elle n'était que peu visible. Décidément, beaucoup de choses ici ne pouvaient être vues que si l'on s'y attardait.
Conor et Conan s'éloignèrent à petits pas, prenant garde de ne pas tomber, tandis que lui resta silencieux, appuyé contre l'embrasure. Le couloir blanc décrépi l'étouffait presque, et ses sens, d'un commun accord, s'unirent pour lui crier de quitter les lieux au plus vite ; mais cette crainte, infondée, fut repoussée. D'un geste faussement assuré - Falcon, en jeune comédien itinérant, était déjà habitué au faux -, il décida d'abaisser la poignée.
Derrière, il découvrit un bureau spacieux, en bien meilleur état que le salon ou la façade du théâtre.
Un homme dans la force de l'âge y faisait les cent pas, resplendissant dans un veston bordeaux.
Il lissait sa moustache brune, l'air de chercher à retrouver une idée qu'il avait perdue subitement.
- Monsieur, l'appela Falcon. J'ai à vous parler.
Il parcourut les quelques pas qui les séparaient, et, loin d'attendre son invitation à s'asseoir, prit place sur l'un des deux fauteuils Voltaire.
- Vous avez bien du culot, mon garçon, nota l'autre avec un plissement des yeux. J'apprécie cela.
Il croisa ses bras et vint le rejoindre, tentant d'analyser chaque détail chez Falcon, ce qui le mit très mal à l'aise.
- Mon nom est Falcon Gallo. Je suis comédien et accessoiriste itinérant.
- Quel âge avez-vous ?
- Oh, je vais sur mes dix-huit ans.
- Cela ne se voit pas.
Le jeune homme, piqué au vif, choisit de faire mine de rien et continua :
- Le théâtre ne tire plus assez de bénéfices de ses entrées. D'après les chiffres dont j'ai été informé, je dirais qu'il coulera d'ici un an et demi, tout au plus.
Le propriétaire des lieux leva les yeux au ciel puis reporta un regard perçant sur lui.
- Qui êtes-vous et pourquoi vous intéressez-vous à mon théâtre ?
- Je vous ai dit qui j'étais, répondit Falcon. Et le théâtre m'intéresse car j'aimerais y exercer - voyez-vous, je n'ai nulle part où aller : les comédiens de ma troupe se sont séparés au printemps.
- Regrettable. Giulian DaCosta, pour vous servir.
Une main gantée de rouge vif lui fut tendue ; il l'accepta, non sans appréhension.
- J'ai une question à vous poser, et vous ferai part d'une idée après cela.
L'homme repoussa quelques mèches en arrière et pencha la tête pour l'inviter à poursuivre.
Autour d'eux, la blancheur immaculée du bureau n'était bonne qu'à donner des céphalées, ou peut-être était-ce seulement une impression de Falcon.
- Qui sont ces jumeaux, dans le salon ?
- Je vois que vous avez déjà rencontré Conor et Conan !, s'enthousiasma Giulian. Des créatures très particulières. Je les ai tous deux recueillis lors d'une exposition. Des bêtes de foire, rien de plus.
- C'est ainsi que vous les voyez ?, s'enquit le plus jeune. Ils sont, comme vous et moi, nés de la main de Dieu.
- Des monstres. J'espérais qu'ils sauraient équilibrer nos bénéfices, mais, de toute évidence, je me suis trompé.
Falcon, tout à fait indigné, voyait rouge. Le bureau blanc avait viré au cramoisi, tout comme le visage fermé de son interlocuteur.
- Vous vouliez me faire part d'une idée. N'est-ce pas ?
Il se radoucit.
- Absolument. Que pensez-vous d'un théâtre dans lequel le spectateur est roi ?
- Qu'est-ce que cela signifie ?
- Le public déciderait de la pièce qu'il veut voir jouée. Sans aucune restriction.
Giulian éclata d'un rire qui glaça Falcon de par sa froideur.
- Vous avez tellement foi en l'humanité que vous prendriez ce risque ? Ils vous feront faire les pires horreurs.
- Je crois en la bonté. Pourquoi leur divertissement passerait forcément par les pires atrocités ?
- C'est ainsi qu'est l'espèce humaine ! Faites taire un peu votre foi et voyez la réalité en face. Si vous faites cela, je vous donne à peu près la même espérance de vie que ce théâtre. Un an et demi, tout au plus.
Un silence pesant tomba d'un coup. Falcon serra la mâchoire, triturant ses mains moites. Il se sentait pris au piège dans ce bureau, en proie à plus fort et peut-être moins naïf que lui.
- Tant pis, lâcha-t-il après un long moment. Je veux essayer. Si mon idée fonctionne, je réclame qu'un tiers des bénéfices soit utilisé pour rénover le bâtiment, et que le reste soit partagé entre tous les membres de la troupe. Équitablement. Vous ne toucherez plus que quelques pièces par mois.
- Tentez-vous votre chance, monsieur Gallo ?
- Oui, monsieur DaCosta.
- Bien.
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