Chapitre 8
Benjamin, sans trop pouvoir l'expliquer, s'éveilla aux côtés d'Eona, qui le regardait de ses yeux métalliques, la tête lourde - cette fois, il en connaissait la raison.
Il se releva d'un coup, presque en panique : autour de lui, il ne vit que l'appartement parisien dans lequel il vivait, et son cœur se calma.
Une fréquence stridente émergea de son androïde.
- Tout va bien, monsieur ?
Il se passa une main sur le front, sous deux mèches embaumées d'un fort parfum d'absinthe.
- Oui, je crois. Combien de temps ai-je dormi ?
Les traits forgés d'Eona s'étirèrent en une moue charmante.
- Plus d'un jour, monsieur.
Il sauta hors de son matelas, tout à fait décomposé.
- C'est impossible, souffla-t-il. Ça m'a épuisé. L'Opéra. Loup... Il est dangereux.
- Détendez-vous. Il ignore où vous résidez en ce moment même, d'après ce que vous m'avez dit.
Pourtant, Benjamin aurait juré le voir, au même instant, juste devant ses yeux. Bon sang, qu'est-ce que je me suis permis de boire ?
- Le défilé des Inventions...
- Vous avez encore le temps.
- Je me sens seul.
Seul. Il avait lâché ça sans y penser, et le regrettait déjà. Pourtant, rien n'était plus vrai ; pour sûr, il était seul. Aucune mère ne veillait sur lui, aucun père ne suivait ses actions avec attention, aucun ami ne l'encourageait, et, surtout, aucune amante n'était là, allongée sous sa couverture froissée.
Seul, seul, seul. Depuis trop longtemps. Cette réalisation l'écrasa brutalement, alors qu'il se rappelait avec délice la merveilleuse jeune femme avec laquelle il avait partagé quelques mets, deux jours plus tôt, devant Carmen.
- Je suis là, lui rappela sa création. C'est certainement différent, mais...
- Qu'importe, la coupa Benjamin. Discutons, et peut-être irais-je voir les filles une fois que j'aurais gagné.
- Parlez-moi de vous, dans ce cas.
Le jeune homme ouvrit la fenêtre unique, et reçut de grandes bourrasques. L'air sentait la fumée, la viande séchée et d'autres senteurs humaines variées.
- J'aime Paris, fit Benjamin tout naturellement après quelques minutes passées à contempler la vue depuis le balcon.
- Mais encore ?
- Tu m'amuses. Je croyais ton programme opérationnel, tu devais répondre aux questions, pas en poser.
- Tant que cela convient à vos désirs, monsieur.
Benjamin délaissa la peinture écaillée des persiennes pour couler vers sa création achevée un regard empli de gratitude.
- C'est parfait, tout est parfait. Bientôt, tout le monde s'arrachera des androïdes conversationnels comme toi. Des sur-hommes mécaniques, capables d'intégrer des informations, d'en transmettre et de se déplacer. C'est la fin de la solitude, tu te rends compte ?
- Pas vraiment. Sans moi, vous êtes toujours seul.
Elle avait raison, bien sûr.
Pourtant, quelque chose frémissait entre ses tripes.
- Est-ce tellement important, finalement, que tu aies été construite du début à la fin et sans cesse améliorée pour correspondre à une certaine attente ?
- En d'autres mots, vous vous demandez si cela importe que je sois autre chose qu'un être humain ?
- Exact.
Benjamin lissa la barbe qu'il n'avait pas, effleurant des croûtes sur ses joues. Il n'avait plus de famille, personne à qui s'adresser. Était-ce un crime de se tourner vers sa propre invention pour se conforter un peu ?
Certainement pas. Alors, il lui prit le bras comme il l'aurait fait avec une compagne, et s'attabla, la scrutant des pieds à la tête.
Au dernier moment, il lui avait ajouté une couronne de tissu doré autour du front, une pièce aux faux airs de voile, qui tombait en une cascade gracieuse le long de son cou cuivré.
- Tu es belle, conclut-il après une rapide inspection. Tu plairas.
- Je vous remercie.
Eona. Du nom de la défunte mère Thévenet, violemment assassinée en pleine rue. On n'avait jamais retrouvé le corps.
- Elle me manque, je crois.
- Votre mère ?
- Comment le savez-vous ?
Benjamin eût un mouvement de recul involontaire, presque imperceptible, chacun de ses gestes étant minutieusement analysé.
- La seule femme susceptible de vous manquer est bien votre mère. Il y avait bien cette inconnue de l'Opéra, mais vous ne lui avez même pas adressé la parole.
- J'ai parlé de tout ça ?
Benjamin, effaré, prit soudain conscience d'une chose : il se sentait bien mal à l'aise.
- Vous paraissiez avoir la tête ailleurs, en rentrant l'autre soir. Vous avez beaucoup parlé, puis vous êtes endormi.
- J'avais bu. Un peu.
Comme pour illustrer son propos, il se passa une langue pâteuse sur les lèvres, voulant couper court à la discussion.
- Que disent les journaux ?, finit par demander l'androïde avec un balancement de la tête sur le côté.
- Je l'ignore. Je ne les lis plus.
- À propos de votre meurtre.
Le cœur de Benjamin manqua un battement et broya toute sa poitrine.
- Pardon ?
L'appartement parut tourner autour de lui, et lui vomissait au visage ses teintes brunâtres. Pris de nausée, il se passa une main sur le front, et la seconde à l'estomac, plaquée fortement contre son ventre d'où saillaient les côtes.
Bordel.
- Qu'ai-je dit ?, peina-t-il à articuler, l'esprit toujours embrumé.
L'androïde lui adressa une petite moue légèrement désolée, et, le concertant du regard, répondit dans un souffle mécanique :
- Vous avez refusé l'offre de Denis Dequart, et, craignant qu'il ne parle et ne vous ôte de votre prestige, vous l'avez poussé dans la Seine.
Benjamin ne répliqua rien, complètement paralysé.
- Vous avez aussi brûlé la demeure et atelier de votre défunt père, où vivotait malheureusement Loup qui vous en veut énormément.
Le silence plana un bon moment, et lorsqu'il fut crevé dans un murmure, ce fut par une voix mal assurée.
- Tu ne diras rien, n'est-ce pas ?
Eona, l'air amusé, lui tendit son bras dans un crissement, et son œil étincela étrangement.
- Je n'ai fait que recueillir vos confidences lorsque vous étiez éméché. Vous m'avez faite telle que je suis bien incapable de dévoiler les secrets de mon propriétaire. C'était là votre but. Lorsque les français et le monde s'arracheront mon modèle, ils pourront également se confier à lui. Je dois aider à lutter contre la solitude qui vous accable. C'est l'un des grands fléaux de ces temps-ci, semblerait-il.
Les épaules de Benjamin s'affaissèrent, et il se jeta dans les bras de sa création, qui referma son étau autour de son corps frêle.
- Merci.
La simple idée d'être emprisonné ou méprisé par la foule lui faisait monter la bile aux lèvres. Ses secrets, ici, étaient bien gardés. Alors, il s'abandonna au milieu d'un amas de métaux divers et variés, et sentit le sommeil l'attirer à nouveau. Il quitta ses bras pour d'autres, et glissa doucement sur le sol, le visage candide comme celui d'un enfant.
***
- Qu'est-ce que vous ferez lorsque vous aurez gagné le prix ?
Les yeux du jeune homme parurent soudain se fixer quelque part au-dessus de la fenêtre devant le balcon, les paupières abaissées, rêveur.
- J'achèterai cette grande maison en face de l'Opéra, où je me rendrai d'ailleurs toutes les semaines. Je mangerai dans les meilleurs restaurants, ne porterai que les habits des plus grands couturiers. Ce sera alors un juste retour des choses : j'étais voué à cette vie, mais on me l'a reprise. J'y parviendrai par moi-même, et j'aurai alors réussi l'exploit de m'être hissé seul au rang des plus méritants.
Une vibration à peine perceptible frôla comme une plume le tympan de Benjamin, bientôt accompagné d'une lueur coquelicot.
- Vos yeux brillent.
- Si tu le dis.
Avec un regard glissé vers le miroir tout de morceaux recollés, il put constater qu'elle disait vrai. Ses cils embrassaient ses cernes avec tendresse, courbés et du même brun chaud que ses iris. Ses grosses lentilles de verre soutenues par une armature de cuir piquée de clous ne le quittaient plus et lui agrandissaient drastiquement le haut du visage.
- Comment vous voyez-vous en l'an 1900 ?
- Je me réjouis d'avance d'avoir la possibilité de le voir. J'espère avoir trouvé, d'ici là, le moyen de créer d'autres pièces qui rendront la vie plus agréable.
Et qui m'apporteront un peu de succès, aussi, ajouta-t-il en souriant.
- Je ne me fais aucun doute là-dessus.
Dehors, la nuit tombait. Elle et lui avaient passé deux journées entières à discuter, et Benjamin mourrait d'envie de parler encore de lui, avec elle, ayant enfin digéré le fait qu'elle puisse connaître ses secrets les plus intimes.
Au contraire, la proximité lui plaisait presque, douce et inconfortable, comme une eau fraîche à laquelle on se serait habitué. Eau à laquelle il n'avait jamais pu goûter, brimé, incompris.
Les lueurs du jour mourant dans l'appartement lui semblaient plus vives, les sons au-dehors plus lointains et embrumés. Seule comptait cette longue conversation, centrée sur ses désirs, ses craintes, ses doutes.
Benjamin s'empara d'une plume, et, sous l'acquiescement doucereux de son androïde, glissa dans ses doigts orangés un papier froissé.
《Elle est Loup, en mieux.》
- Tu vas être adorée, et je...
- Vous vous en réjouissez d'avance ?, le devança-t-elle.
La réplique le mit un peu plus mal à l'aise, et il s'enfonça dans sa chaise, le cou parcouru de petits picotements chauds.
- Oui, tout à fait. Absolument.
Elle est celle dont tu rêvais, Benjamin. Réjouis-toi.
Il releva le visage vers elle et croisa un éclat extérieur égaré sur le relief de sa peau qui n'en était pas. Ainsi baignée de soleil, et le front à demi caché par un tissu délicat, elle volait sa digne sérénité à la Vierge voilée de Giovanni Strazza qu'il se souvenait avoir aperçue enfant. Lui se devinait avec peine entre deux morceaux de miroir recollés, mal rasé, sale et maigre, pâle comme les malades rongés par la tuberculose.
Aussi, il la gardait pour le moment jalousement : jamais les autres prototypes n'auraient ce visage qu'il aimait tant et voulait unique, exclusif à lui-même. Et pourquoi sortir, pourquoi s'activer ? Elle lui apportait ce dont il avait cruellement besoin et se refusait de nommer.
***
Cette nuit-là, Benjamin mit des heures à trouver le sommeil, éveillé pourtant depuis plus de deux jours avec une maigre sieste d'une trentaine de minutes en matinée, pauvre substitut de nuit complète.
Il voulait lui parler, lui confier encore ses doutes. Dans l'après-midi, il avait été informé par une missive du Congrès que le défilé et la remise des prix se tiendraient le lendemain, puisque tous les participants avaient achevé leur projet. Benjamin avait d'ailleurs été tout étonné qu'on ait trouvé son adresse provisoire, certain qu'il était de ne jamais l'avoir renseignée.
Il ne parvenait pas à fermer les yeux plus de quelques secondes. Tant pis, à quoi bon, il resterait debout toute la nuit jusqu'aux premières lueurs du jour, prendrait une choppe dans un cabaret et se traînerait jusqu'au Jardin.
Ses yeux rougis et gonflés se posèrent sur sa création, éteinte pour la nuit - et pour son bien à lui.
C'est addictif.
La sueur de la veille se mêlait à celle du jour.
Je n'ai pas dormi, et je ne suis pas lavé. Parce que je discutais.
Une main sous la tête et l'autre sur le front, il écoutait le sang pulser, battre son corps comme l'horloge frappait chaque seconde d'un coup rouillé.
Ce n'est pas bon, ce n'est pas sain.
Il s'en rendait bien compte, après ces jours en huis-clos passés exclusivement avec elle, mais quelque chose lui grignotait le cœur et la trachée, l'empêchant de reculer. La vanité, très probablement, ou quelque chose de plus profond et insidieux.
Peut-être ai-je juste envie d'être aimé.
Son front lui parut soudain comme découpé dans du plomb, et sa nuque s'affaissa. Lui qui s'était promis de tenir encore un peu s'effondra, les deux mains appuyées sur les oreilles pour ne plus entendre le tic-tac incessant de l'horloge qui l'avait nargué.
***
Au-dehors, un grappin artisanal raclait avec force le mur de pierre, espérant se nicher dans un creux ou une irrégularité. Au bout de l'outil attaché à une corde, une main manœuvrait et relançait inlassablement l'ensemble, testant à chaque fois la solidité de sa prise. Une énième tentative en contenta finalement le propriétaire, qui s'y accrocha, envisageant enfin d'escalader la paroi de l'appartement.
Après une courte ascension, il déboucha par la fenêtre dans la petite chambre, analysant rapidement ce qui s'y trouvait : le jeune homme qui dormait à poings fermés et ne serait pas immédiatement un problème, une masse dissimulée sous un grand drap, et des outils divers sur la table de travail, qu'il jurait connaître.
De plus en plus curieux.
Il se dirigea à pas feutrés vers ce qui l'intéressait, et souleva doucement le tissu. En-dessous, dormait ce qu'il pensait ne jamais voir un jour de ses propres yeux : un robot humanoïde - une femme, aux nombreux fils de cuivre et boutons visibles dans la pénombre. Un mouvement venant du matelas le fit sursauter, et il s'empressa de nouer le cou de la création à la corde de son grappin, qu'il fit descendre centimètre par centimètre dans l'avenue qui l'attendait et lui criait de déguerpir.
Un éclair de conscience le poussa à rester un instant de plus sur les lieux, et à s'emparer d'un parchemin roulé sur un coin de la table : il était daté ; il était parfait.
Ses doigts fins entourèrent le manche d'un marteau, qu'il prit soin de soupeser avec minutie.
Avant de partir, il revint au matelas, observa brièvement celui qui y dormait, le visage délicatement crispé comme s'il faisait un cauchemar.
Ce n'est pas encore le cas. Patience...
Il leva le marteau, et lui donna un grand coup dans la tempe. Sa bouche se tordit en une grimace atroce alors que du sang tachait déjà la couverture miteuse qui l'enveloppait.
Une plume ainsi qu'un peu d'encre furent jetées contre le miroir.
Bonne chance pour payer tout cela.
Il recueillit tout de même une goutte noire, qu'il écrasa contre le morceau de papier pour former ses initiales.
L.W.
Dehors, Paris s'éveillait, et l'homme quitta promptement la chambre.
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J'ai réussi l'exploit d'écrire 2200 mots avec une seule action majeure. Le tout, en plus d'un mois (': je me rattraperai.
La bisette,
Cel.
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