Chapitre 7
Les cinq membres du Congrès toisaient désormais Benjamin, tout à fait impassibles, alors qu'il se passait la langue sur les lèvres, ayant tout juste fini d'expliquer son projet en long, en large et en travers. Ses joues étaient rougies, sa peau salie, son tablier rempli à craquer d'objets métalliques, et sa stature, très échevelée.
Encore un jeune homme fougueux qui pense pouvoir révolutionner le monde.
Une petite lueur au fond de ses yeux trahissait sa hâte alors que son regard, cherchant l'approbation, passait d'un membre assis à l'autre.
Ce fut Louis de Vair, le doyen, qui prit la parole le premier, non sans hausser un sourcil blanc en sa direction.
— Si vous dites vrai, c'est une avancée historique, je le concède.
Morteville, le petit homme trapu au teint rougeaud, prit sa suite :
— Vous y êtes donc parvenu seul, et ce sans la moindre expérience dans le domaine ? C'est intéressant. Fascinant, même.
— Je suis un ancien ouvrier, se justifia Benjamin, l'air visiblement offusqué qu'on remette en question sa parole. Et la mécanique me passionne depuis ma plus tendre enfance.
Il déplia devant eux la feuille du manuel de latin, datée, sur laquelle il avait posé ses premiers traits.
— Voyez par vous-mêmes. Ce projet est l'œuvre de ma vie.
Tous les cinq se consultèrent silencieusement, avec des moues qui, si l'on y était attentif, en disaient plus ou moins long.
Le verdict tomba après de longues minutes :
— Vous êtes le dernier participant, le seul à ne pas avoir encore rendu le fruit de votre travail. Mais, si vous ne mentez pas, vous êtes de loin le vainqueur de cette édition.
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
Un sourire éclaira le visage jusqu'alors interrogatif de Benjamin.
— Ce n'est pas tout.
L'éclaircissement disparut aussitôt.
— Nous prévoyons une soirée entre organisateurs et participants, salle Favart, pour une nouvelle représentation de Carmen, de Bizet, d'ici fin mai.
— Le même Bizet qui avait reçu la légion d'honneur après sa grande Première ?, demanda la jeune femme, en retrait.
— Tout à fait. Et, monsieur, fit Morteville en plantant ses yeux noirs dans ceux d'un Benjamin tout à fait muet, j'ai le plaisir d'annoncer que vous y êtes convié.
Louis de Vair, avec un mouvement brusque du bras, s'exclama :
— Allons donc ! Ne restez pas ainsi planté là, allez vite dégoter le plus beau costume qui soit, et vous ferez d'une pierre deux coups : vous pourrez le reporter à l'annonce du grand gagnant !
Benjamin Thévenet ne savait plus où se mettre, submergé du bonheur dont il avait toujours rêvé.
— C'est entendu, bégaya-t-il finalement. Merci à vous. Merci infiniment.
En dansant presque, il se détourna d'eux, partant comme il était venu, laissant derrière lui un troisième membre du Congrès sceptique, qui s'était encore interdit de participer à l'échange.
Celui-ci attendit d'être certain du départ de l'importun pour demander, l'air grave :
— Le saviez-vous ? Nous avons perdu Denis Dequart aujourd'hui. Le pauvre est tombé dans la Seine.
***
Benjamin s'admirait dans une glace, posant parfois la main sur son reflet froid pour s'assurer que tout ce qu'il vivait était bien réel, que tout ce qu'il avait vécu depuis la réunion avec le Congrès n'était pas un songe à lui.
Il parlait parfois à Eona, et elle lui répondait, programmée pour relier toutes ses demandes à un secteur différent. Elle analysait aussi son ton et ses mots récurrents pour aiguiller sa manière de renvoyer quelques mots. Il aimait ces échanges, d'une façon qu'il avait pour l'instant bien du mal à expliquer.
Il tritura sa chemise moutarde, lissant du plat de la main la redingote brune qui l'accompagnait. Il avait plaqué ses cheveux vers l'arrière et serré le nœud rouge à son cou, juste sous son col, derrière les fioritures de son haut.
Il recula de quelques pas. Il se trouvait le teint frais, et l'air fort commode : pour sûr, il se fondrait parfaitement dans la foule, à l'Opéra.
Malgré tout, il se retourna vers sa création, attendant quelque validation de sa part.
— Comment je suis ?
Une petite lumière rouge au niveau de l'orbite droite lui confirma que les couleurs de son ensemble et les détails de son corps, captés, étaient analysés avec attention.
— Tout se marie parfaitement, lui répondit-elle au bout de quelques secondes.
Benjamin soupira de soulagement, puis s'assit à sa table, soudain en proie au doute.
— Et si les membres s'étaient trompés ? Si Eiffel n'avait pas vu juste en moi ? J'avais tellement confiance en ce que je vaux, mais tout semble s'écrouler depuis cette annonce.
Un temps d'attente plus long fit se suspendre sa respiration. Ce n'était pas le moment pour sa création de connaître des dysfonctionnements. Plus qu'une semaine, et les résultats seraient rendus, après un grand défilé de toutes les œuvres et de chacun de leurs inventeurs. En attendant, il était fort satisfait d'avoir convaincu la matrone de lui laisser l'appartement plus longtemps, en échange de quelques pièces qu'il tirerait de sa récompense.
— Si le Congrès pense que vous gagnerez, alors, vous gagnerez.
— Merci.
Loin d'être un Merci froid, il était doux, empreint d'une certaine sensibilité. Benjamin était sincèrement touché par ses mots. Aussi, il releva le menton face au miroir, sonnant, à nouveau, l'heure de briller.
***
L'élite se pressait dans le Hall Boieldieu, attendant de dériver vers la salle Favart. Les parfums les plus luxueux se mêlaient en un seul, puissant, entêtant, et à l'air chaud du bâtiment. Le grand escalier de marbre et ses rambardes de fer avec ses nombreuses arabesques couleur cuivre surplombaient un carrelage aux tons émeraude et terre de Sienne. Au-dessus d'eux, un lustre doré étincelait aux côtés de colonnades vernies et de deux statues blanches qui paraissaient ouvrir la marche et inviter chacun à poursuivre son chemin. Les murs crème délimités par des bordures aux motifs ocres de fruits contrastaient avec les franges dorées qui pleuvaient du plafond.
Tout était magnifique. Benjamin venait de passer la porte, comme une modeste cabine de bois qui cachait volontairement les merveilles qu'elle conservait en son sein. D'autres motifs d'animaux à droite et à gauche de l'entrée encadraient celles-ci, frôlés tantôt par un gant de femme, tantôt par une main d'homme, à peine visible sous une longue manche sombre.
On ne savait plus où poser son regard : la foule, aussi belle que les lieux, l'emprisonnait comme pour le dévier de la raison de sa venue. Chacun avait revêtu ses plus beaux habits, du moins, ceux qui criaient le plus à tous les autres “admirez-moi”. L'Opéra se faisait le théâtre d'une profusion de velours, de cuir, de soie et de satin, dans des coupes taillées au millimètre près pour épouser parfaitement le corps. Des sablés tournaient de main en main, ainsi que de longs verres en cristal, offerts par le Congrès.
Benjamin peinait à croire que l'endroit avait été privatisé pour les gens ayant un rapport, de près ou de loin, avec le Concours d'inventions, tant tout ce qu'il voyait le dépassait. Ces inventeurs n'étaient décidément pas n'importe qui, et appartenaient sans aucun doute à la bourgeoisie parisienne à laquelle il était voué à sa naissance et se sentait plus que jamais lié.
Un juron murmuré passa ses lèvres : telle était la vie qu'il souhaitait. Il accepta volontiers un verre au contenu olivâtre qu'on lui tendait, et le porta à ses lèvres.
Il eût une fulgurante impression de jambes coupées, qui s'estompa presque aussitôt. Carmen serait bientôt jouée. La foule, d'un commun accord, commença à se mouvoir, passant les escaliers en flottant dans un frottement délicat des tissus.
Et Benjamin suivit, sans se poser de questions : les organisateurs lui avaient réservé une place au premier rang, à quelques pas de la scène, derrière l'orchestre. Il n'en crût pas ses yeux quand il déboucha en tâtonnant dans la salle après avoir passé la vingtième loge. Le rouge écarlate des tentures embrassait la feuille d'or de la voûte et son cercle bleu ciel parsemé de nuages.
Les balcons, la corbeille et le poulailler étincelaient de la même teinte orangée, entourant des statues d'anges blancs qui tiraient un rideau frangé incrusté dans la pierre.
L'Opéra se remplissait à vue d'œil sous le regard amusé d'un homme à la barbe brune et aux petites lunettes rondes, posté sur un côté de la scène, probablement Bizet lui-même.
Tout était si parfait, quand Benjamin rejoignit sa place, le cœur dans les yeux, l'alcool et la hâte tournoyant dans le sang.
L'orchestre prit place, plus personne n'occupait la scène. Les premiers accords retentirent en même temps que des voix chantées, et il décida de s'y abandonner pour passer la plus belle soirée de sa vie jusque là.
Tout devait bien se dérouler : en même temps que les acteurs, on regardait passer de rang en rang de nouveaux rafraîchissements. Devant Benjamin, une charmante demoiselle en robe argentée buvait par petites gorgées, et derrière lui…
Une main attrapa le col de sa chemise, et le tira discrètement sur le sol, sous les sièges. Dans la pénombre, il ne distingua rien d'autre qu'un doigt qui s'approchait de sa bouche, lui intimant de se taire, et un éclat menaçant entre deux chaussures d'invitées.
Benjamin, n'ayant pas le choix, quitta sa place par le côté de la salle, et s'extirpa de son atmosphère pesante par la première loge qu'il vit.
La vue lui fut rendue, et il le regretta. Face à lui, un homme d'une vingtaine d'années, aux iris glacials, au visage fermé et à la crinière blonde, le fixait sans rien dire. Il portait une chemise blanche à jabot, avec un petit fermoir noir, et un pantalon de soie grise qui avalait son haut.
Loup.
— Qu'est-ce que tu fais ici ?, glissa Benjamin entre ses dents. Je passais une bonne soirée.
Loup referma sur eux la porte de bois de la loge, les soustrayant à la vue des spectateurs.
— Je te rends visite. Ce n'est pas ce que font les vieux camarades ?
Sa gorge lui brûlait, et il dût se faire violence pour ne pas exploser devant son ancien compagnon d'infortune.
— Tu m'as suivi, cracha Benjamin en retour. Je ne sais pas qui t'a dit où je me trouvais ce soir, mais fais moi penser à ne plus jamais adresser la parole à cette personne.
Loup sourit à peine, derrière une petite barbe de trois jours, mal coupée, et une peau entaillée par endroits. Il restait silencieux, attendant une suite qui ne tarda pas à arriver.
— Où tu as trouvé ces habits ?
L'autre, désinvolte, leva les yeux au ciel.
— On me les a fournis. Il fallait bien que j'arrive à entrer sans faire tache. Tu le sais bien, autrement, je ne suis qu'un petit ouvrier.
Les deux hommes se tenaient à quelques centimètres l'un de l'autre, et tous deux paraissaient attendre un assaut pour attaquer en retour.
— On ne te les aurait pas donnés. Tu mens.
En signe de résignation, Loup leva une main détruite par le pus et les cloques dont il s'échappait.
— D'accord, d'accord. Je le reconnais. J'ai dû être un rien plus convaincant.
— Convaincant ?
Entre ses doigts blancs, la peau avait adopté une teinte écarlate, par traces mal essuyées.
Le cœur de Benjamin manqua un battement et son visage devint livide.
— Du calme, je n'ai pas tué ce brave homme. Je te le promets.
À cette affirmation, l'autre se détendit, mais entendit une insinuation terrifiante.
— Enfin… espérons que mes promesses vaillent plus que les tiennes.
Leurs nez se touchaient quasiment.
— Qu'est-ce que tu attends de moi, Loup ?
— De l'argent, Ben. Beaucoup d'argent, au moins autant que ce que j'avais en réserve.
— Tu l'as encore dilapidé en alcool ?
Un muscle tressauta sous sa joue, tandis que ses yeux se faisaient toujours plus durs.
— Tout a pris feu, mais tu dois le savoir. J'irais même plus loin en supposant que tu en es le responsable. Tu haïssais ton père, pas vrai ?
Benjamin le saisit par les épaules, écumant d'une rage froide de moins en moins contenue.
— Qu'est-ce que tu faisais chez moi ? Qu'est-ce qui te fait dire que c'est de ma faute ? Espèce d'imbécile.
La gifle s'abattit sur la joue de Benjamin comme des années auparavant, et il la lui rendit immédiatement avec une force égale.
Tous deux se fixaient, la mâchoire contractée, en attente d'un nouveau coup.
— Je n'avais nulle part où aller, lâcha Loup en détachant chaque syllabe. Je ne savais pas que je risquais de tout perdre à cause d'un fou.
— Pardon ?
Un poing s'approcha de sa tempe et fut facilement intercepté.
— Parfaitement, répéta-t-il avec délectation. À cause d'un fou. Il ne faut pas être un génie pour voir que tu as perdu la tête, mon ami.
— Au moins, asséna Benjamin, nous sommes deux dans ce cas.
Le silence planait dans la petite loge où il faisait une chaleur étouffante. Loup recula pour retrouver une distance décente loin de la main de l'autre, prête à frapper.
— En revanche, l'ignora-t-il, tu as raison sur un point. Je ne sais pas si tu as brûlé ton ancienne maison. C'est simplement très probable, et je crois à cette théorie.
— Tout comme je crois que tu as tué un homme pour ces habits, répliqua Benjamin.
— C'est vrai que le geste t'est parfaitement étranger. Quand je suis arrivé, j'ai entendu qu'on discutait, dans le Hall. On s'échangeait les nouvelles. Le lauréat de l'an dernier est mort. Comme c'est étonnant.
En pensées, Benjamin revit le corps de Denis Dequart dans la Seine noire, et sa nuque brisée par les briques. Il manquait d'air, conscient de ce qu'il avait fait.
— C'est bien ce que je pensais, l'acheva Loup d'un air entendu. Tu ne réponds rien.
— Pars, entendit-il après une bonne minute de silence. Déguerpis.
Loup, avec un sourire ravi, salua bien bas selon l'usage.
— N'oublie pas mon argent.
— C'est ton problème. Tu t'es introduit chez moi, tu dois assumer ce qu'il en est advenu.
— Il n'est plus question que je me tue au travail alors que je suis sobre, comme tu le voulais, rappela le jeune homme, venimeux. Pas comme toi, visiblement.
Benjamin, courbé en deux, vomissait en effet ses tripes dans la loge, misérable.
— Fais autre chose de ta vie, lui dit-il en s'essuyant péniblement la bouche.
— Je n'ai pas d'autre qualification. Je suis un fils de rien - et ne me vendrai plus. Au revoir, et n'oublie pas ce que je t'ai demandé, ou tu le regretteras.
Comme pour l'humilier davantage, Loup lui jeta un mouchoir trouvé dans les tiroirs d'une commode, qu'il fouillait sans vergogne.
— Nettoie tout ça.
Il poussa la porte de bois, révélant les applaudissements du public et de la musique lointaine. La tornade blonde avait disparu, et Benjamin se sentait malade à l'idée de recroiser son chemin.
***
Eona le consolait après sa soirée, qui avait viré à la catastrophe. Un sac sous le visage, il se tenait prêt à vomir à nouveau, alors que sa gorge le démangeait déjà, mélange de bile et de honte.
— Je regrette d'avoir promis quoi que ce soit à Loup un jour, gémit-il. Je ne lui donnerai rien.
Le mécanisme crachota, puis lui répondit d'une voix doucereuse :
— Soit, faites. Attention, cependant, s'il vous a menacé.
— Ce sont des paroles en l'air, tenta-t-il de se convaincre. Comme la fois où je me suis porté garant de sa liberté financière à Paris.
— Vous avez l'air d'avoir beaucoup tenu à ce garçon.
Benjamin écarta le seau pour se concentrer sur l'androïde, assise face à lui, dans la même posture. Il se prit la tête dans une main, et resserra l'autre près de son estomac encore fragilisé.
— Il m'a tendu la main quand j'ai été chassé de chez moi à 17 ans. Il m'a aidé - réellement, et m'a donné l'affection dont je manquais. J'avais l'impression d'être compris, même s'il me rappelait souvent qu'il était moins bien loti que moi.
— Je vous comprends aussi, monsieur, affirma le robot.
— Merci. Vous êtes bien la seule, en ce moment.
Il étira son bras sur la table, et serra les doigts de métal d'Eona, comme pour se raccrocher à quelque chose. Il les enleva presque aussitôt, comme brûlés à leur contact.
— Malheureusement, vous n'êtes pas humaine.
Et moi non plus.
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J'ai encore fait un rush d'écriture, c'était bien sympathique, d'ailleurs. À très vite,
Cel.
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