Chapitre 6
Loup trimait, les mains blessées, à subir la charge de deux fois plus de travail maintenant que Benjamin avait délaissé son poste. Ses cloques s'épaississaient de jour en jour, si bien qu'il craignait de ne les voir jamais disparaître. Sevré depuis cette même période, il mettait un peu de côté, ayant compris la leçon. Visiblement, il ne pourrait compter que sur lui-même, puisque les liens avec celui qu'il avait dès le début considéré comme un honnête camarade s'étaient défaits en un instant.
- Worter, allez approvisionner Luz et Tadelma.
Le four s'ouvrit sous ses muscles bandés, bouche béante emplie de métal fondu et ridé.
- Plus vite, Dumoulin. Vous n'avez pas le droit de faillir. De futurs passagers comptent sur votre efficacité.
Il poussait la cargaison demandée au rythme des injonctions qui jaillissaient dans l'usine. La fin de journée arriverait bien vite, et il irait dormir dans cette grande maison aux allures fantômatiques où il allait parfois pour changer du chantier, lui qui ne s'était pas offert le luxe de dormir depuis plus de vingt-quatre heures.
Une mèche blonde se colla à son front, et, pour l'en dégager, il posa sa caisse sur le sol, aussitôt réceptionnée par les deux bambins qui coulaient les rails.
Un coup d'œil suffit à le lui faire comprendre : ceux-là mourraient bientôt, et l'usine perdrait de précieux ouvriers, faute de moyens pour les sauver. Le rictus propre au tétanos fendait leurs visages d'enfants et noircissait leurs orbites. Il laissa finalement ses cheveux devant ses yeux pour s'éviter ce spectacle malsain. Il eût à peine le temps de se retourner que trois caisses de métal s'étaient accumulées devant le four. Ce soir, il dormirait, il se le jurait, quitte à gagner moins le lendemain. Sa réserve lui suffirait bientôt à se procurer un morceau de viande au marché, et peut-être un petit studio pour une semaine : le grand luxe.
Loup saisit sa manche blanche, l'agrippa entre ses dents et tira violemment, réduisant considérablement sa longueur. Il enroula la bande sur ses paumes blessées, et se remit au travail.
***
- B. E. N. J. A. M. I. N.
Un crachat du mécanisme lui répondit, alors que l'inventeur s'évertuait à tenter de faire parler sa création. Le reste ? Fini, depuis l'aube. Le corps s'était rattaché à ses jambes, et l'imposant buste demeurait savamment vissé sur celles-ci.
Une fine pellicule censée reproduire le tympan humain devait se tendre à son appel, et renvoyer un son en échange. Pour cette étape, Benjamin avait fait appel, plus tôt le matin, au précédent gagnant du Concours d'invention, dont il avait aisément trouvé l'adresse et qui lui avait vaguement parlé de le créditer lorsqu'il sortirait victorieux. Denis possédait des compétences que lui jalousait, en autodidacte simplement formé par ses trois ans de labeur.
L'installation, pourtant, ne semblait pas porter ses fruits. La date de la Grande Présentation des créations de chaque participant et de la délibération du jury s'approchait chaque jour dangereusement, et Benjamin Thévenet s'en mordait littéralement les doigts, rongeant jusqu'à sa peau tachée par l'huile et la graisse animale.
Il se prit la tête entre les mains. Quelques jours, tout au plus, et c'en serait fait de lui s'il ne trouvait pas le moyen de mener son projet à bout.
- Ben, soupira t-il, à bout de forces, les bras croisés sur la table.
Ce fut le moment que choisit un miracle pour se produire, sans crier gare. L'oreille vibra, enclencha un levier derrière le cervelet artificiel, qui tira la corde liée aux lèvres de l'automate, lèvres qui créèrent un mot reconnaissable parmi tous les crissements.
- Bonjour.
Coi, Benjamin releva le visage au ralenti. C'était impossible.
- Ben, répéta-t-il sans trop y croire.
- Bonjour.
La même réponse retentit, puisque lui n'avait pas opté non plus pour un autre mot.
Il se leva, plus raide que son automate, et trouva sans peine la sortie de son logement, les yeux pourtant embués d'une délivrance euphorique. Il devait avertir tout le Congrès, avant la Présentation. Cet exploit était historique. Du jamais-vu jusqu'alors. Denis n'avait participé, finalement, qu'à l'installation de ce système.
Il réfléchissait à toute allure, traversant d'une traite les rues de Paris jusqu'au Jardin où on avait placé une grande estrade et une structure temporaire destinée à l'accueil des organisateurs et des inventions des participants.
Ce succès serait sien ; sauf si Denis confessait lui avoir apporté son aide. L'homme, bien que faible et très âgé, était, aux yeux du jeune homme, un obstacle à sa réussite et à son ascension. Le travail en petite équipe n'était pas interdit, mais il ne pouvait se permettre de partager l'argent ou la renommée apportés avec quelqu'un d'autre.
Il tourna les talons, une nouvelle idée derrière la tête.
***
Loup Worter, la tête bien basse devant le directeur, selon l'usage, montra le contenu de ses poches intérieures, condition pour quitter l'usine le soir. On ne tolérerait pas une deuxième fois la " petite escroquerie Thévenet " comme on se glissait de temps en temps entre les rangs, non sans une certaine admiration. L'ancien ouvrier avait eu bien du culot, personne ne pouvait le nier.
- C'est bon. À demain matin, fit sèchement leur supérieur avec un geste désinvolte du poignet.
Loup tenait sa petite pièce du jour comme un véritable trésor, obtenu durement à la sueur de son front. Elle rejoindrait les autres dans ce qu'il appelait sa planque.
Depuis un mois, lorsqu'il avait l'énergie de déambuler dans Paris après son travail, il optait toujours pour un somme dans une habitation abandonnée, proche, dont il avait connaissance, où s'accumulait une poussière qui lui irritait les poumons. Mais il pouvait avoir un lit, détail non négligeable. Cela n'était que temporaire : très vite, la maison serait saisie par quelque notaire un peu attentif, et il partirait. Cette perspective ressemblait à tout ce qu'il avait déjà connu ; et changer souvent de lieu ne le dérangeait absolument pas.
Surpris de ne pas voir le toit se dessiner depuis l'avenue malgré les lumières de la ville, il fit la moue, ayant la certitude d'être sur le bon chemin. Oui, la ruelle était bien la bonne, pourtant, la planque restait invisible. Un doute s'insinua dans ses veines, alors qu'il se rappelait avec horreur avoir déposé ses économies sous l'oreiller de l'une des chambres - toujours la même chaque fois qu'il s'y rendait. Il se reprit. Si la maison avait déjà été saisie, il pourrait récupérer son salaire en en annonçant le montant exact à qui l'avait pris.
Pourtant, cela ne suffit pas à lui dénouer les tripes. Il mit peu de temps à comprendre pourquoi. La maison n'était plus. Il ne restait qu'un tas de cendres, dont on pouvait parfois distinguer le relief de ce qui, un jour, avait été un meuble abîmé et poussiéreux.
S'il avait songé à en vendre quelques objets pour son propre profit, il était trop tard, désormais.
Loup, muet, regarda l'étendue de la catastrophe. Les flammes s'étaient emparées de l'intégralité de l'habitation, du sol au plafond, ne négligeant aucun objet. Ça et là, gisaient des pieds de lit calcinés, semblables à des billes d'acier. L'odeur des cendres vint lui brûler la gorge, et, pris d'une quinte de toux, il s'agenouilla de dos, espérant préserver sa trachée d'une nouvelle salve.
Autour de lui, des journalistes avides d'informations s'empressèrent de l'assaillir de questions, espérant être tombés sur celui qui pourrait mettre un terme à l'investigation. Loup les repoussa mollement, abasourdi.
Chercher ses économies serait aussi insurmontable que de chercher une aiguille dans une botte de foin.
Mais un éclat parmi les cendres appela son œil, et il se précipita dessus avant que l'objet ne soit repéré par les reporters. Sous ses pieds serrés, il ne sentait pas sa bourse en mailles grossières, mais une masse irrégulière et lisse. Il souleva à peine sa semelle et vit. Ses pièces avaient fondu comme il faisait fondre le métal à l'usine, jusqu'à se regrouper en un amas vaguement grisé, dont il ne tirerait plus rien.
Il revint sur ses pas, n'ayant pipé mot ni trouvé d'autre alternative comme un objet à revendre. Il n'avait plus rien, et ce fut en quittant les lieux, désespéré, qu'il trébucha sur le flacon de parfum dont il aspergeait la chambre pour se détourner de l'odeur de moisissure croissante et de la poussière. Le feu avait dévoré le papier indiquant une "Eau de toilette artisanale", et révélait désormais, gravé dans le verre, le majestueux T des Thévenet.
Sous une impulsion de rage, il lança le flacon contre le mur d'une maison voisine, perdant son contenu quelque part entre les briques et le caniveau.
***
- C'était un véritable plaisir de collaborer avec vous, monsieur Dequart.
Le vieil homme lui répondit par un sourire, invitant son cadet à lui tendre son bras, ce que Benjamin lui refusa, faussement désolé, conscient des préférences évidentes de l'inventeur.
Ils poursuivirent donc leur chemin côte à côte, au-dessus d'une Seine noire sur laquelle il commençait à pleuvoir. Denis pressa sa montre, améliorée de façon à lui annoncer oralement l'heure exacte lorsqu'il exerçait une pression sur une tirette. Une invention fort utile pour cet homme dont la vue baissait, et qui lui avait permis d'accumuler tout le savoir nécessaire pour venir en aide au jeune homme.
La montre avait séduit le jury et le grand prix lui était revenu : on avait commencé à produire celles-ci sous sa supervision, et il était ressorti du Jardin, un an auparavant, avec une somme qui aurait fait rougir un Parisien plein aux as.
- Oh, regardez.
Sur le pont, une petite fille aux anglaises ambrées et au grand manteau rose actionnait pareillement une montre du même modèle, le regard tout à fait vide et l'autre main tendue devant elle.
Benjamin lorgna l'objet, pratique, élégant, discret, et se mit à ruminer seul, quand Denis choisit de mettre un terme à ses pensées en lui proposant un verre.
Ils se posèrent tous deux face au fleuve, l'aîné ayant payé pour chacun d'eux un peu de vin rouge de grande qualité. Personne ne troublait le silence de l'eau et de la pluie, et ils sirotaient seuls, paresseusement, leurs boissons.
Dequart, d'un air expérimenté, bascula le fond de son verre et plissa les yeux en espérant mieux en voir les résidus. Il claqua la langue, appréciant réellement le vin, tandis que Benjamin l'avalait goulûment par traites qui trahissaient sa soif.
Tu agis comme un vulgaire provincial, un paysan. Reprends toi. Tu es le fils d'une bonne famille.
Il entendait toujours la voix de son père, qui l'obsédait et semblait toujours trouver le moyen de s'insinuer en lui comme lorsqu'il était enfant. Ses pensées étaient devenues les siennes; et il les avait trop longtemps épousées pour s'en défaire aussi aisément.
- Je vous remercie pour le verre, lâcha finalement Benjamin, très platement. Et pour votre aide. Je n'aurais pas pu y arriver sans vous.
- C'était tout naturel, répondit Denis, une étincelle dans l'œil. Pour ce qui est du Concours, l'argent ne m'intéresse pas. J'en ai déjà bien trop, et ignore quoi en faire.
L'autre releva une moue interrogative, intrigué.
- Que voulez-vous ?
- Faites simplement parler un peu de mes travaux, et de ma vie. Avec un peu de chance, je donnerai peut-être envie à un autre jeunot de se lancer, l'année prochaine, lui souffla-t-il avec un clin d'œil entendu.
- Vous voulez une renommée. Mais vous êtes déjà célèbre, je ne comprends pas.
- Oh, à peine. Juste à Paris. Et les gens ne connaissent de moi que cette montre, mais j'ai breveté bien d'autres objets, et ce, avant ma trentaine d'années. Cela vous convient-il ?
Benjamin, perdu dans sa réflexion, fit répéter Denis. Il voulait être inoubliable, et ce, seul, même si, comme il l'avait reconnu, il n'aurait pas eu les compétences pour faire parler son androïde.
Dequart tira de son veston une feuille qui répertoriait chacune de ses inventions, que lui parcourut du regard et rangea dans son vêtement, inexplicablement agacé de voir que toutes étaient brevetées.
- Cela vous convient-il ?, redemanda-t-il, un rien plus insistant. C'est un strict minimum, je pense, sachant que je ne demande aucune rémuné...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Benjamin, qui était passé derrière lui, l'enlaçait véritablement, acceptant le contact qu'il avait soigneusement évité jusqu'à présent. Denis, surpris, le laissa faire, ayant toujours cependant sa requête en tête, et se promettant de ne pas l'écarter. L'étreinte, interminable, parut lui rendre une meilleure vue : la Seine se faisait plus précise, plus dangereuse aussi, à en fouetter ainsi les bas-côtés. Ce fut en se retournant d'un coup que Denis constata que le jeune homme ne l'enlaçait en aucun cas.
Sa tête bascula en avant, amenant avec elle son corps dans une chute terrifiante qui l'entraîna sous l'eau glacée du fleuve, lui coupant le souffle.
Au dessus de lui, un Benjamin très concentré poussait quelques briques tirées d'un chantier dont l'emplacement avait été réfléchi. Denis se débattit dans l'eau, appelant à l'aide, regardant la petite installation être pareillement jetée dans la Seine, en direction de sa tête. En un instant, ce fut le noir complet.
***
- Vous venez au nom de ?
- Thévenet, Benjamin. J'aimerais parler aux membres du Congrès en charge du Concours d'invention.
La jeune femme qui s'occupait de l'accueil au Jardin lui adressa un visage désolé.
- C'est votre maison a été détruite, n'est-ce pas ? Je l'ai appris en lisant les nouvelles, ce matin.
Il prit l'air stupéfait, parfait mélange d'étonnement et de tristesse infinie.
- Ma maison, vous dites ?
- Le Congrès a été attristé d'apprendre qu'un participant vivait en ce moment pareille perte, d'autant que votre père l'a précédée de peu. Ils seront cléments avec vous, connaissant votre situation.
Intérieurement, Benjamin ne pouvait que bouillir d'excitation, mais il se retint, une joie subite ne pouvant qu'être très étrange dans sa situation.
Après une minute, la jeune femme, qui avait quitté son kiosque, revint, l'invitant à la suivre. Cette fois-ci, Benjamin aurait adoré agripper une main qu'on ne lui proposait pas, mais se contenta de marcher dans ses pas, la tête bien haute, avec un seul objectif en tête : briller lors de cette rencontre.
Alors, pour se donner un peu de courage, il broya entre ses phalanges blanchies et blessées par les briques la feuille qui répertoriait les inventions de feu Denis Dequart.
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C'est parti en cojones. À très vite,
<3
Cel.
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