Chapitre 3
Le pain rassis valsa de main en main, toujours plus maigre sitôt enfermé entre les doigts des hommes. Loup leva ses yeux azur vers ceux, bruns et chauds, de Benjamin, le défendant d'offrir à nouveau la pauvre part qu'il pouvait se mettre sous la dent.
Les garçons squelettiques avaient délaissé les rails quelques secondes après tous les autres, peut-être pour voir s'éterniser leur pause lorsque le groupe aurait déserté l'extérieur.
Dans les rangs d'ouvriers collés par la crasse et la sueur, un gémissement de douleur se faisait régulièrement entendre, derrière un Loup qui roulait des yeux.
- Nous sommes tous dans le même pani...
Il fut coupé dans son élan par la vue d'un vieillard au dos courbé et aux yeux gris. Vraisemblablement aveugle, il se heurtait à des dos, et recevait en échange de violents coups de coudes de personnes mécontentes d'être bousculées.
- S'il vous plaît, quelqu'un a-t-il une pièce ?
En bonne âme, comme toujours devant plus nécessiteux que lui, Benjamin plongea la main dans le renflement de sa chemise et blêmit.
De la pulpe de son doigt, il toucha chaque pièce, l'une après l'autre : ses trois ans de labeur avaient payé. Enfin. Soixante francs étaient nécessaires à l'inscription au concours d'invention ; et il pouvait en dénombrer quelques dizaines de plus.
Sans réaliser immédiatement qu'il était libre, il glissa une pièce dans la main du vieil homme, qui se perdit en remerciements.
Le visage de Benjamin n'exprimait rien, la bouche entrouverte, l'air absent. Les ouvriers se tournèrent tous vers lui : ici, la générosité était peu commune, puisque l'on gagnait seulement de quoi survivre pour le jour suivant. À moins d'économiser, et, pour y arriver, de se laisser mourir ; or Thévenet, lui, avait toujours conservé les maigres sommes qui lui étaient versées, se tuant sur un chemin de fer comme Gustave Eiffel avant lui, rencontre qu'il n'avait jamais oubliée.
Loup l'entraîna à l'abri des curieux, et le secoua doucement par les épaules sous un ciel qui se dégageait, parfaite représentation de l'avenir du jeune homme, qui s'était éclairci en un claquement de doigts.
- On dirait que tu as vu un fantôme, plaisanta-t-il, peu rassuré cependant.
Lorsque Benjamin lui montra un visage illuminé, yeux humides, il resta coi, attendant qu'il prenne la parole.
- Je peux partir.
Quasiment agressive, la voix de l'autre se brisa.
- Pardon ?
- Je m'en vais, Loup. Je peux enfin réaliser mon rêve.
L'ouvrier eut, en réflexe, un mouvement de recul, mi stupéfait mi dégoûté.
- On s'en va ?, répéta-t-il sans trop y croire, ayant mal compris. Tu as assez pour me venir en aide et me faire sortir ?
Benjamin jeta un coup d'œil vers la dernière bouteille de vin de piètre qualité dont son ami avait fait l'acquisition et qui reposait à présent, brisée, sur les rails, comme une flopée d'autres. Lorsque son regard lui revint, Loup, qui avait compris le sous-entendu, baissa les yeux.
- Tu aurais pu t'aider toi-même à partir. Tu as préféré boire.
- Je sais. J'ai honte, fit-il en rougissant. Mais tu peux m'emmener avec toi ?
Les jeunes hommes s'affrontèrent du regard, l'un quasi suppliant, l'autre le soutenant sans ciller. La sentence tomba finalement, lourde, sur les frêles épaules de Loup.
- Je suis désolé. Je n'ai pas encore assez pour que l'on parte tous les deux et que l'on vive décemment.
- Alors reste encore un peu. S'il te plaît, je t'en prie.
Mais il avait pris sa décision ; claudiquant vers le directeur, Benjamin s'éloigna vivement, et lui ne s'était pas décidé à le lâcher des yeux. Quelque chose brûlait entre ses poings, enflait presque, et il se devait de se contenir. L'ami auquel il avait toujours fait confiance partait sans lui, alors qu'il lui avait fait la promesse du contraire.
Thévenet glissa avec hâte sa main couverte de suie et de cloques à vif dans celle, calleuse, du directeur, signant son départ.
- Ce ne fut pas un plaisir, monsieur. Du tout, insista l'homme. Si un an avec vous était à recommencer, même pour un beau pactole, je déclinerais l'offre.
Benjamin lui offrit un sourire gêné, les doigts engourdis par la poigne qui le maintenait. Il se tourna, cherchant l'approbation de Loup, mais il ne trouva aucune tête blonde parmi les ouvriers. Il parvint à se dégager, sous le sourire de requin de son supérieur.
- Bon vent, au cœur de Paris, lui souhaita-t-il avec une expression indéchiffrable.
Ne sachant comment l'interpréter, lui fit volte-face avec un signe timide de son autre main, fourrant la première dans un pli de sa chemise pour l'apaiser.
Il aurait souhaité dire au revoir à Loup, qu'il laissait tout de même à regrets ; mais, incapable de le trouver, il quitta définitivement l'usine.
***
Vêtu de sa chemise abîmée d'ouvrier, Benjamin déambulait parmi les boutiques parisiennes, en direction du Jardin du Luxembourg, se tenant prêt à éviter consciencieusement la demeure Thévenet qu'il ne tarderait point à rencontrer.
Des regards, certains curieux, d'autres inquisiteurs, se posaient régulièrement sur ce qui lui servait d'accoutrement, et sur son visage aux traits trop fins pour témoigner d'une bonne santé. En cette belle après-midi, un violoniste jouait au coin de la rue un rythme endiablé, quand il s'arrêta, coupé par deux bambins qui s'amusaient à s'attraper. Il jura, sous l'œillade avisée d'une fille de joie qui cherchait un client. On se hélait, on courait un peu partout, dans les odeurs puissantes de fleurs et celles, plus entêtantes, d'eaux de toilette diverses et variées qui semblaient dégouliner des robes de luxe.
Paris. Paris et ses pavés s'offraient à Benjamin, qui se jurait d'y inviter un jour Loup, lorsqu'il aurait remporté le concours et une somme d'argent suffisante. Il voyait déjà sa statue de bronze, fière et massive, à côté de toutes les autres, et son rêve semblait désormais à portée de main, si bien qu'il se mit à douter.
Tout semblait facile.
Le passionné de mécanique avait, pensait-il, l'idée du siècle, et la somme pour l'inscription : si tout se déroulait selon ses plans, il gagnerait suffisamment pour financer un grand logement pour Loup et lui. Cette perspective le réjouit immédiatement, et il en oublia même le fait d'avoir dérobé à sa promesse le concernant.
Avançant en aveugle, fasciné par le ciel qui se montrait plus dégagé que jamais, il buta contre un kiosque, où il acheta le journal, comme son père autrefois. "1875 : Le concours d'inventions continue" clamait fièrement le gros titre à la police criarde. Plus bas, on pouvait lire "Nouvel opéra : Ouverture prochaine au public."
Intéressant.
Benjamin Thévenet se sentait subitement devenu bourgeois des beaux quartiers, à dévorer des yeux ainsi une revue à l'entrée du Jardin de son enfance, qui l'avait tant fait rêver. La prostituée roulait toujours des yeux dans sa direction, si bien que le jeune homme opta pour rejoindre l'allée des statues plus tôt que prévu. Après avoir laissé son nom, il irait se procurer des vêtements, et savait qu'on en vendait près de l'arc de Triomphe : le temps de rejoindre les lieux, il aurait marché quarante minutes, ce qui lui aurait permis de prendre l'air.
Son cerveau bouillonnait alors qu'il versait ses pièces dans l'épaisse sacoche du parrain de cette nouvelle édition du concours. Il l'avait fait ; un pas de plus vers la réussite. Il se hâta de quitter le Jardin, ne s'attardant même pas sur les statues, malade à en vomir qu'il était de ne pas encore y voir la sienne.
Ce fut en décrochant son regard des pavés que celui-ci se braqua en direction de la grande maison Thévenet, surplombée par son atelier.
Si son père savait ce qu'il était devenu, il regretterait immédiatement ses paroles, et les enfermements réguliers.
Si Benjamin savait qu'il n'en était rien, cette pensée le réconforta, doux songe dans lequel il se perdit de son plein gré. Il gagnerait pour la fortune, la célébrité, pour sa fierté, pour Loup, le goût de la mécanique, et pour prouver au monde entier qu'il n'était pas personne.
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J'ai pas envie de ruiner l'ambiance, mais jusqu'ici, tout va bien <3 profitons !
À très vite.
Cel.
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