Chapitre 10

“J'ai tout perdu. Je ne suis plus rien. Mes rêves ? Balayés, volés, par quelqu'un qui en tirera la fierté qui m'était dûe et pour laquelle j'ai quitté mon travail de misère. Ma merveilleuse invention ? Elle porte le nom d'un autre. Il l'a rebaptisée Louve, se vantant jusque-là d'une création qu'il n'a jamais réfléchie ou souhaité réaliser depuis tout jeune. Paris connaît mes crimes, et je suis en cavale, tombé de bien haut à dix-sept ans pour creuser encore plus bas à l'aube de mes vingt-et-un. Je suis un pyromane, et un meurtrier. On a placardé mon visage près de l'Opéra où je comptais passer mes samedis une fois la récompense gagnée. Mes espoirs me semblent si loin, désormais. Ont-ils vraiment existé ? Est-ce que j'y ai cru, un jour ? Je ne sais pas. Peut-être étais-je trop rongé par le reste. Mon père, l'humiliation, et ressentais-je le besoin de montrer à tous ce que je valais. Même si cela m'a fait tomber à ce point, je ne changerai pas, je ne m'en pense pas capable. La fierté et l'envie de gloire me nourrissent autant qu'elles me détruisent.
Les gens ne changent pas, encore moins ceux dans mon genre. À l'époque, j'avais souhaité de la compassion du grand Phœbus Thévenet sans jamais en obtenir. Tel père, tel fils, dit-on.
J'ai effleuré le sommet, vu le ciel tout proche, pour mieux m'écrouler de la nue. Quelle déchéance, quelle disgrâce. On me traque comme une bête, alors que j'imaginais mon nom être chuchoté avec amour et admiration. En rasant les murs de sa périphérie, j'entends les propres enfants de cette ville magnifique crier au scandale et à l'affaire non résolue ; je sais que l'enquêteur y travaille ardemment. Cette nuit, j'ai dormi dans des décombres, je partirai ce soir, ainsi que celui d'après. Passer deux journées à me lamenter au même endroit ne serait pas me profiter, non. Si j'ai été dépossédé de tout, il me reste ma liberté. Fondatrice, essentielle. Comme tout Homme, je préfère les feux qui m'éclairent aux fers qui m'enserrent.
Si je n'avais pas voulu la gloire, aurais-je souhaité être un inconnu ? Je ne pense pas. La célébrité brûle en moi, tentatrice, une femme pour sûr, qui me courbe en sa direction pour mieux me repousser. J'aurais simplement fait d'autres choix. De meilleurs, j'imagine, quoique vivre sans nom aurait été assez peu confortable.
Je n'aurais pas brûlé la demeure Thévenet, ni poussé cet inventeur vers sa fin certaine. Je m'effraie, à y avoir pris un certain goût. Comment décrire tout cela… grisant ? C'est le mot, me semble-t-il. En commettant ces actes, j'ai rompu quelque chose en moi, le ressentant si fort que c'en était presque physique. J'aurais pu être une bonne personne. Je le sais, et n'en ferai rien. Si je me suis perdu, c'était pour sûr avant de comprendre que j'aurais pu être quelqu'un. Pourquoi ne puis-je l'envisager que maintenant ? Dans tous les cas, si l’Enfer existe, c'est là que j'irai. Le Salut n'est pas possible pour moi.
Ô, excitation malsaine ressentie par deux fois, puisses-tu encore guider ma lame quand je la lui glisserai dans le cœur. Fichu pour fichu, la fuite me jettera après cela, dans d'autres bras, vers d'autres villes. Sans trop d'espérance, j'attends. J'ignore ce qu'il se trame pour l'instant à Paris : je ne lis pas les journaux. Mais, en bon itinérant, les rumeurs bercent mes nuits et dansent près de mes tympans comme le vent dans ma course. Il est devenu riche, très riche. Plein aux as - comme j'aurais dû l'être. Dieu, que je le hais.
Je trouverai le moyen de le lui faire payer.
Je préfère l'échec commun, accablant, plutôt que sa victoire indigne. Pour une fois, il vivra ce que je vis - lui qui paraissait tant m'envier, ces vieux jours, à l'usine.”

Carnet de bord, B.T.

***

— Monsieur, je suis absolument désolé, mais je vais vous demander un peu d'aide pour placer votre statue ici. Qu'en pensez-vous ?

Loup lorgna la fantastique pièce de cuivre à son effigie, retrouvant chacun de ses traits : son nez grec, très droit, complétait désormais son profil reproduit à la perfection, jusqu'au regard d'ambre qui se faisait le miroir de ses yeux trop clairs. Souriant, il en agrippa le socle, afin d'aider le sculpteur à la déplacer. Elle produisit un petit choc lorsque cela fut fait, et le jeune homme tendit une main vigoureuse à l'artiste.
— Varencia, vous avez fait un travail merveilleux. Vous pouvez vous reposer, mon brave.
L'autre essuya son front rougeaud de sa main en soupirant.
— M'enfin, ce fut un plaisir d'faire affaire avec vous. Profitez d'vot argent, le gâchez pas pour des bêtises.

Loup plongea la main dans la bourse enfoncée dans sa poche, et en tira deux pièces, qu'il lui tendit de bon cœur.
— Ce ne sont pas des bêtises. Je saurai m'occuper de ma fortune sagement, je vous le promets.
Varencia haussa ses sourcils broussailleux, qui plissèrent son front juste sous ses cheveux fins.
— C'est beaucoup. Jsuis content. Merci à vous, et bon vent, sire Worter.
— Bon vent.

La même brise les enlaçait tour à tour, dans ce Jardin de rêves qui venait de leur apporter un peu de baume au cœur. Le silence fut troublé par une jeune femme, toussotant discrètement à deux reprises pour attirer l'attention.
Loup se retourna vivement, le sourire n'ayant pas quitté son visage. Le sculpteur, lui, s'était éclipsé, craignant un changement d'avis brusque quant à sa récompense.
— Mademoiselle Gousset ? Je ne vous attendais pas si tôt…
— Pourtant, me voilà, fit-elle en se triturant les mains, entrelacées de longues mèches brunes. La production de la Louve ne saurait tarder.

Ils quittèrent ensemble le Havre de paix baigné de lumière qu'était cette allée, pour emprunter un sentier un brin moins entretenu.
Loup s'éclaircit la gorge, espérant se détourner ainsi de la beauté saisissante de la dame.
— J'ai créé de l'emploi, vous dites ?
— Tout à fait. Vous pouvez également vous targuer d'avoir reconverti des ouvriers du chemin de fer. Les voilà à vos commandes - cela va sans dire.

Ils marchèrent ensemble jusqu'à un immense entrepôt, luisant de neuf, probablement achevé ou rénové quelques jours plus tôt. L'image de son ancienne usine s'imposa à Loup au fond de sa rétine, et il ne put s'empêcher de comparer les deux. L'endroit où il travaillait avant était un bâtiment lugubre, qui sentait l'eau croupie et traînait autant de bouts de métaux brûlants que de maladies.
— Le grand luxe…, siffla-t-il, impressionné.
— Vous devez cela à Madame Dequart qui vous l'a entièrement financé. Seul, le Congrès vous aurait réservé un atelier bien plus banal, et considérablement plus petit.
— Pour sûr.

De la chaleur s'échappait déjà de la fournaise qu'était le nouvel entrepôt, ainsi que les lueurs orangées des convertisseurs à oxygène. Ce fut ici que la demoiselle le quitta.

C'est comme avant. J'ai juste gravi les échelons.

Loup serra des mains à l'entrée, retrouvant des faces suintantes et des noms connus, serrant parfois contre lui ses anciens camarades, malgré la réticence de certains jaloux. Tous n'étaient pas présents, loin de là : mais il était certain que la production de l'androïde aurait intéressé les deux gamins. Soucieux, il posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Pierrot, toi qui connais toujours tous les ressorts et les secrets des lieux, sais-tu ce qui est arrivé aux petits Luz et Tadelma ?

Dumoulin le fuit du regard, mal à l'aise malgré sa carrure deux fois plus imposante que celle de Loup.
— Tu as beau nous avoir quittés pour de bon il y a deux semaines, après quelques échappées en douce, tu as manqué beaucoup de choses. Les bambins ont été emportés par la tuberculose. La fin de mois a été rude - ce ne sont pas les seuls. Que notre chef repose en paix.
Worter leva le menton vers le ciel, esquissant un signe de croix.
— J’ai voulu partir dès que j'ai appris leur décès, et que de plus en plus d'ouvriers étaient touchés. Ce qui m'a convaincu de sauter le pas, par contre, c'est ta victoire. Félicitations, mon gars. Et Benjamin ? Il devient quoi ?

Tourne ta langue sept fois dans ta bouche, Loup. Choisis tes mots, et ne les mâche pas.

Sa mine se fit grave.
— Il est parti avant moi pour vivre une vie de débauches et de crime, économisant pour soudoyer Paris afin qu'on le cache. Mais son meurtre a été découvert - il essayait de me voler, de surcroît. Maintenant, c'est un fuyard. La police le cherche. Toute la capitale, en fait.
— Eh ben…, soupira Dumoulin. Je le pensais pas comme ça. C'était un très bon ouvrier, très qualifié, sérieux en plus. Par contre toi, t'es un petit cachottier, ajouta-t-il en s'approchant. T'as jamais dit à personne que tu comptais te lancer là-dedans.

Leurs yeux se croisèrent, rendus larmoyants par le feu et la poussière, à quelques centimètres l'un de l'autre. Un instant, Loup crut que c'en était fait de lui, mais Pierrot lui envoya un unique coup de coude solidaire dans l'omoplate.
— Bien joué, pour avoir gardé le secret. J'aurais pas pu.

Il s’éloigna avec un chariot plein de débris, et une caisse de feuille d'or. La liste des travailleurs lui fut remise, et, levant le bras, il s'improvisa, pour la première fois, chef de production, nommant responsables de ligne par poignées, se prenant profondément au jeu.

***

“La production a commencé. Je passais dans les environs, risque inconsidéré que je m'amuse encore à prendre. Tout, aux alentours de Paris, devrait me faire fuir par peur d'être attrapé, mais je crois que j'aime ce frisson. Et puis, il me faut bien me tenir informé du cours que suit mon œuvre. À l'usine, c'était cet homme, Pierrot, bête de cent kilos pour un mètre quatre-vingt, visiblement plus apte à porter des cageots qu'à faire causette, qui savait tout, et recueillait inexplicablement des infos par des gens que j'estime fous et qui le disaient digne de confiance.
Aujourd'hui, je n'ai plus de Pierrot pour m'apporter les nouvelles, bonnes comme mauvaises. Je dois donc me faire mon propre informateur. Ce n'est pas si mal. Mais suis-je objectif en disant cela ? Est-ce parce que je n'ai pas le choix ? J'ai songé à m'incruster à la nouvelle usine sous un nouveau nom, avec le visage noirci et les cheveux coupés. Une autre voix. Mais je suis attiré par le danger, pas par le suicide. Personne ne serait dupe. Les ouvriers sont capables de différencier à l'œil deux métaux quasi identiques : il leur serait aisé de me reconnaître. Alors, malgré la curiosité, je n'en fais rien. J'attends meilleure occasion pour bondir. Il n'a aucune idée de ce que j'éprouve, et de la force de mon ressentiment. Sur lui, un piège va se refermer. Il est trop tôt pour que je sorte, et je suis curieux de voir comment Eona sera reçue, bien que j'aie un mauvais pressentiment.
Quoi qu'il en soit, à la première ouverture, la première brèche, le premier signe, je serai là. Et je serai le loup.”

Carnet de bord, B.T.

***

— Le premier exemplaire de la longue série, Monsieur Worter, vous attend. Il est enfin prêt, annonça Mademoiselle Gousset.
Loup prenait le thé dans son argenterie, assis dans un fauteuil recouvert de velours bleuté. Sa chemise blanche noircie par la saleté et ses bretelles usées n'étaient plus. Il avait opté pour un gilet de costume du même azur, et un nœud brodé de fils d'or. Sur ses genoux reposait Le Rouge et le Noir, édition de Levasseur, 1830, avec, dans sa tête, des rêves et des parallèles avec le héros, Julien Sorel. Il pencha la tête d'un air entendu, prêt à quitter le confort de sa lecture.
La jeune femme lui tendit le bras, il le saisit tendrement, et ils quittèrent tous deux son salon provisoire, vers l'usine qui les attendait.

Dieu soit loué. Benjamin avait détaillé les instructions étape par étape sur son brouillon. J'aurais eu l'air bien fin si je n'avais pas su quoi ordonner, et à qui.

***

La nouvelle Louve dormait dans une position fort douloureuse si elle avait été adoptée par un être humain. Des excroissances blanches étaient encore trop visibles, et les traits du visage, quelque peu grossiers. Cela était cohérent - les ouvriers travaillaient la fonte, ils n'étaient pas artistes. Thévenet, lui, savait allier les deux comme si l'esthétisme était inhérent à son ouvrage, et ç'avait toujours été le cas. Ses rails étaient les plus réguliers, les plus droits et lisses.
Pierrot Dumoulin avait raison. Quoi qu'il fasse, il savait se débrouiller afin d'optimiser ses résultats.
Devant le robot, il aurait sans doute été très critique. Mais cela convenait à Loup, bien moins perfectionniste et surtout, pressé d'éliminer la solitude, car tel le promettait le papier : “Androïde social, aide à la personne, accompagnement quotidien”.
C'était honorable, malgré tout.

— La première famille à vouloir se le procurer est… c'est une veuve, en fait, balbutia un vieillard. De…
— Dequart, compléta Loup. Le contraire m'aurait étonné. Je le lui dois bien. Elle m'a tant apporté. Emballez-le.

La directive était donnée : tous se pressèrent, fourmilière ordonnée et orchestrée par une Reine impatiente.
— Ah, et, couvrez le tissu de feuille d'or. C'est pour ces familles que nous nous la sommes procurée, n'est-ce pas ?

***

La veuve Dequart, en parfaite peinture de Loup qui lisait plus tôt, sirotait dans son salon, accompagnée du jeune cousin de feu son mari, au profil si singulier. Quand sa commande arriva expressément, ce fut tirée par les bras de Loup, aux muscles tout particulièrement formés à cet usage, roulant sous les manches de sa veste.
L'homme avec elle, soulagé, poussa un long soupir. Il pourrait enfin partir, retrouver sa vie d'avant, après avoir consolé vainement cette femme, lui aussi endeuillé.
Annie défit précipitamment le tissu, comme une enfant l'aurait fait à Noël, pour découvrir, à taille réelle, un homme mécanique sous des kilos de drapé.
— Comment voulez-vous l'appeler ?, s'enquit Loup.
Elle tourna vers lui un visage tout baigné de larmes - de douleur ? De joie ? On n'aurait su le dire.
— Denis. Oui, Denis. Cela lui irait très bien.
Sur ces mots, elle passa sa main le long de la mâchoire du robot, avec un sourire de côté, bien réel cette fois.

Elle salua Loup, le bénit de quelques mots, et l'invita à quitter l'appartement. Elle le rattrapa une seconde avant qu'il ne passe le pas de la porte.
— Monsieur Worter…
— Madame ?
— Le meurtrier de mon mari. A-t-il été attrapé ?
Loup, contrit, posa une main contre son cœur.
— Je suis sincèrement navré. Mais je jure, très chère, de faire tout mon possible en ce but et d'œuvrer aux côtés des forces de l'ordre ainsi que de l'inspecteur Bert.
La veuve, de sa main froide sertie de veines violacées, lui appuya plus fortement les doigts sur la poitrine.
— Vous êtes un Ange, jeune homme. Un Ange venu tout droit des cieux.

Si vous saviez…
Si vous saviez ce qu'il en était.

Le souvenir de l'homme qu'il avait agressé dans la rue le soir de la représentation de Carmen - mais pas tué, Loup n'était pas un criminel- lui revint de plein fouet. Il se tint plus que de raison au bras de la veuve, et la quitta presque à regrets.

***

Le deuxième androïde, un modèle d’enfant aux traits féminins, revenait à la famille de parfumeurs Lècevaud, qui avait tenu à payer le prix pour l'anniversaire de la fille unique.
Dumoulin avait été intelligemment placé au poste de livraison, tandis qu'un autre, épaulé par Loup, cherchait le prix idéal. Pour l'instant, se procurer la Louve était un luxe : mais il ne doutait pas de l'ampleur considérable que prendrait la demande une fois la nouvelle plus répandue. Il pourrait alors se permettre de diminuer son coût pour en faire profiter le plus grand nombre. Tout Paris aurait bientôt son androïde, disait-on entre les rangs, entre les lignes, non sans fierté.

En arrivant devant le manoir Lècevaud, Loup, avec Pierrot sur ses talons, hésita quelque peu. La petite, âgée de seulement onze ans, aurait tout le loisir de se faire des amis - des vrais, de chair et de sang. Avoir pour camarade le robot, aussi perfectionné soit-il, n'était peut-être pas une bonne idée.
Il se reprit. La somme versée par la famille s'élevait bien au-dessus du prix réel, de façon à presser les ouvriers en charge de sa réalisation. Il n'avait plus le temps ni la possibilité de reculer.
Il toqua à la lourde porte au cadre brillant et gravé, modeste illustration de la fortune Lècevaud. La porte lui fut ouverte, et il chercha tout naturellement à hauteur de ses yeux la personne qui l'avait accueilli.
Elle ne mesurait pas plus de la moitié de sa taille à lui, le visage quasi entièrement mangé par des boucles châtain. Un poids inexplicable se posa contre sa trachée alors qu'il chargeait son compagnon de lui remettre son modèle et le manuel d'utilisation, véritable copie du brouillon de Benjamin.

***

Dire que la Louve était un franc succès aurait été un doux euphémisme. On se l'arrachait. Depuis l’acquisition de la petite Penny, enfant des parfumeurs, on ne jasait plus qu’à propos du miracle qui s'était produit : la petite, refusant de parler - on avait même craint qu'elle ne soit muette - s'était enfin ouverte à son amie de métal.
Les journaux criaient à l'inspiration divine, à la cure au mal du siècle, selon des points de vue plus ou moins extrapolés.
L'usine pouvait payer décemment ses ouvriers, pour la première fois ravis de leur travail et de leur salaire. Il n'était plus rare de voir un parisien fiché de son androïde se balader sur le pont au-dessus de la Seine, tout comme il était courant d'admirer un duo homme et robot boire une chope de bière à l'auberge.
Tout ne pouvait qu'aller pour le mieux.
Seul Loup demeurait soucieux.

Aurais-je mieux fait d'empocher l'argent puis de partir et de détruire Eona ? Sans doute.

Les liens n'étaient plus ce qu'ils étaient ; et Worter, en fin observateur, les voyait se détériorer malgré lui.
Une dispute de couple n'amenait plus au compromis mais au remplacement immédiat par un androïde. Un mauvais joueur de cartes, un tricheur, était dénoncé par un être non-humain qui surveillait la partie et prenait aussitôt sa place. Il craignait aussi le pire en termes de relations amoureuses, et priait pour que jamais celles-ci ne soient consommées avec eux.
Le soir, il se prenait la tête entre les mains, seul dans son grand salon. Seul, seul, accablé par le fléau qu'il avait lui-même levé.
Mal à l'usine, ou mal chez lui : seul le cadre avait changé.
Il voyait tout Paris depuis son grand balcon, et n'aimait pas la vue. Il n'était pas heureux. La victoire n'était pas même la sienne, et sans doute cachait-elle même une défaite.

À quoi bon.
Mince, où est-ce que ça a coincé ?

***

“Eona est partout. Homme, femme, enfant même, dans tous les bras, dans toutes les têtes, dans toutes les bouches et beaucoup de cœurs - et personne ne sait qui féliciter. Ou blâmer. Dire que je m'attendais à un autre résultat aurait été extrêmement hypocrite. J'ai vu, vécu et ressenti aux côtés du prototype. J'en ai oublié de vivre, de dormir, de boire, de manger. C'était comme si l'absinthe n'avait jamais vraiment quitté mon corps. Être avec elle remuait mes doutes, mes craintes, me blessait et me donnait l'impression d'être compris. Je rabâchais les mêmes souvenirs, en proie à eux comme des années auparavant. J'aurais pu inventer autre chose. J'en ai et avais les compétences. Avec elle, j'étais certain de gagner. ‘Guérir le mal du siècle’... ah, le bel idéal. Peut-être est-ce pour cette raison qu'enfant déjà, j'ai voulu voir aussi grand. Tout a toujours été démesuré. Au moins, en ce sens, Eona et tous ses exemplaires ressemblent à Paris. Paris la belle, Paris la vicieuse, la secrète, la lunatique. Paris la cruelle, qui, aujourd'hui, traque le mal inhérent à son sein.
Peut-être que moi aussi, je ressemble à Paris.”

Carnet de bord, B.T.

***

Les jours s'égrénaient, inexorables, et le tic-tac du grand pendule de Loup menaçait de le rendre fou. Les insomnies le terrassaient, la bile lui brûlait la gorge. Avouer son vol, ou ne pas l'avouer ? Chercher Benjamin, ou laisser Bert et la police faire leur travail ? Il ne savait que faire, fondu dans son fauteuil, l'air hagard, comme s'il souhaitait fusionner avec lui.
Le doyen du Congrès avait douté de lui, lors de la remise, à juste titre. Et s'il s'en rendait à lui ? Louis de Vair ne manquerait pas d'être compréhensif ; du moins, il l'espérait. Après quoi, il demanderait l'arrêt immédiat de la production.
Oui. C'était une bonne idée.
Loup se rendait.
Il se leva, raide, mécanique comme la Louve, ou Eona, de son vrai nom, et fit quelques pas. La vaisselle paraissait le fixer de ses yeux de fleurs tracés dans la porcelaine. Des bruissements l'entouraient. Il recula subitement. Un bruit dans l'argenterie attira son attention. Anciennement suspendu à un crochet, le grand couteau de son service manquait.
Sa salive avait le goût du métal dans lequel il baignait depuis des années sans jamais en sortir.
La mécanique, la mécanique, la mécanique.
Un objet du même type s'approcha de son torse, reflétant deux yeux bruns agrandis par la rage, à demi dissimulés par une cascade châtain.
La mécanique, la mécanique, la mécanique.
Tous les rouages de leurs actions y avaient mené, ayant scellé leur destin à l'un comme à l'autre, chute commune effarante dont la noirceur les happait sans possibilité d'en réchapper.
La mécanique, la mécanique, la mécanique.
Et la pointe de la lame glissa lentement dans un cœur palpitant : dans un Paris de cuivre devenu incapable de différencier l'humain du robot, l'organe de la vie, celui de Monsieur Worter du moins, était bien humain.

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L'histoire est terminée. Seul reste l'épilogue,
Cel.

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