Carrousel - Scène bonus

Le feu consumait ses mains et ses pupilles, les unes couvertes de cloques brunâtres, les autres dilatées et animées d'un éclat vibrant. Devant lui mourait une bûche, dont les aspérités lui sautaient au visage, alors qu'il l'approchait timidement du foyer, sentant la sueur coller quelques-unes de ses mèches à son front brûlant derrière lequel pulsait le sang au rythme de la danse des flammes dans l'antre. 

Eona Thévenet, mère de l'enfant âgé de cinq ans à peine, y remuait un tisonnier incurvé, glissant régulièrement à son fils un sourire chaleureux.

Derrière eux, persistait le regard pesant de Phœbus, perdu quelque part entre sa famille et le spectacle qui leur était offert. 

Ils se cajolaient devant lui, les cheveux illuminés, et lui y restait indifférent, adossé au mur de pierres du grand salon. La tête sous un tableau, la bouche entrouverte, il pensait, et le feu faisait valser une ombre sur ses lèvres, naissant et mourant sur ses courbes.

"Allons, réjouis-toi. Regarde un peu ta femme, ton petit. N'es tu pas satisfait de ce que tu as ?" 

La voix ne le quittait jamais, de jour comme de nuit, même en cette soirée du Réveillon qu'il aurait souhaitée plus apaisée. Les présents ne décoraient pas encore le gigantesque sapin non loin de l'antre, et que l'on avait dû incurver afin de le faire passer sous le plafond en alcôve qui épousait sa cime. Bientôt, il offrirait à Eona un deuxième flacon de parfum aux mûres, le même issu de la boutique parisienne qu'elle avait tant aimée, en visite lors de leur lune de miel. Le temps était passé si vite : il avait filé, emportant avec lui leur mariage, les premiers baisers, les premiers mots d'amour. Phœbus Thévenet était un taiseux : il ne se permettait déjà plus d'en exprimer.

À Benjamin, il offrirait des manuels divers, à la reliure de cuir qu'il avait lui-même cousue, seul dans son atelier. Ou plutôt, seul avec la voix, qui lui susurrait de finir la soirée le plus tôt possible. Les restes d'un repas fastueux trônaient, encore chauds, sur la table, tandis qu'il se battait contre l'envie de se retirer dans ses quartiers privés. 

Incapable de le dissimuler, ses traits se tirèrent en une moue préoccupée, creusant davantage ses traits fins. Une main saisit tendrement la sienne : une main longue, douce, aux doigts maigres. C'était celle de sa femme, qui, inquiète pour lui, souhaitait le mêler à la contemplation du feu. Il sursauta à son contact, et la repoussa.

"C'est bien. Elle ne mérite probablement pas ta confiance," lui répéta la voix pour la troisième fois de la journée au moins. "Tu découvriras tôt ou tard ce qu'elle te cache. Personne n'est aussi pur, aussi bienveillant, aussi parfait qu'Eona Thévenet." 

Phœbus se considérait comme un être abject, debout derrière eux, pantin ridicule aux fils invisibles, manié par des mots qu'il ne maîtrisait pas. Ces pensées obsessionnelles l'effrayaient : à ses yeux, elles étaient la preuve qu'il était fou, ou monstrueux. Ainsi, ce fut le monstre qui débarrassa la table, nettoya l'argenterie, déposa sans un bruit les deux cadeaux sous le sapin, et partit, toujours en silence, le plus vite possible du salon, sous les ordres d'une intruse qui, jour après jour, se faisait plus exigeante. 

"Enfin seul."

Phœbus referma la porte derrière lui. Ici, l'air n'était plus chaud, mais très froid et empreint d'une humidité qui s'infiltrait dans ses poumons. Les machines, éparpillées partout, montraient le travail acharné qu'il avait fourni pour la création des manuels. 

Il s'effondra contre la devanture, le visage entre les mains, se demandant si, et quand, l'emprise se desserrerait et le laisserait, enfin, totalement indépendant. Jusque là, chaque bruit de l'aiguille le narguait : le calvaire était visiblement loin d'être terminé et, tentant de lutter contre, il avait l'impression de l'empirer inexorablement. 

"Couds quelque chose, cela te détendra."

Cette idée, elle, ne lui était pas étrangère, fait suffisamment rare pour être relevé. Il s'empara du nécessaire, débusqua des chutes de tissu dans un tiroir, de quoi ébaucher ce qui s'apparenterait à un patron. De cette façon, son esprit lui était, pour un temps au moins, rendu. L'important restait de s'occuper : pour cela, il n'existait pour lui rien de mieux que le travail, qui, sans le rendre heureux, lui permettait de s'échapper un peu.

C'était tout ce qu'il attendait de la pièce qu'il créait, hâtif, en des coupes trop brusques. Oublier.

Une chaleur progressive grimpait de ses doigts à ses joues, alors qu'il cousait et tranchait sous un tic-tac entêtant qu'il ne remarquait plus. Un picotement enflait en même temps, quelque part entre son cœur et ses tripes. Il la sentait revenir. Elle. La voix.

Non... 

Il serra le nœud final, tirant sur ses deux bouts. Il porta la création à ses yeux : il n'était peut-être pas couturier, mais l'ornement pour bustier qu'il avait créé aurait pu le laisser croire. Le drapé maîtrisé, cependant, ne suffit pas à repousser l'inévitable ; le murmure inconnu s'insuffla à l'arrière de sa tête, déjà en proie à un début de nausée.

"Eona te cache quelque chose. Sors vérifier, puis reviens à l'atelier. Sois sûr de toi."

Il savait pourtant qu'il n'avait pas de raison de douter d'elle : pourtant, l'infime possibilité qu'elle puisse se payer sa tête demeurait. Encore plus maigre que ses mains, elle demeurait. 

Trois doigts autour de la poignée, la pièce tenue entre les autres, il écoutait son cœur battre la chamade, et ses quartiers trembler sous ses yeux. Il devait parler à sa femme : ou pour s'assurer que, même des années après leur mariage, elle lui était toujours honnête et fidèle, ou pour l'avertir quant à ce qu'il subissait et gardait encore honteusement pour lui, depuis une angoisse qui l'avait déclenché.

Il préféra fuir, fuir alors que sa maison s'étirait et rétrécissait devant ses prunelles qui ne distinguaient plus la réalité de ce qu'elle voulait lui montrer pour le terroriser. Car elle était mauvaise, il en était persuadé. Il empoigna une veste, le regard embrumé, l'image des flammes et de sa famille logée dans la rétine. 

Le froid de décembre cueillit son corps sitôt exposé à l'extérieur, par-delà ses vêtements.

"Tout va bien, Phœbus. Reprends-toi." 

L'illustre homme qu'il était se prenait en pitié, et se haïssait. Se rassurer ? Une volonté bien inutile, car d'autres phrases lui venaient, carrousel infernal dans lequel il n'avait jamais souhaité monter.

"Couard." 

"As-tu peur de ce que tu pourrais découvrir chez ceux que tu aimes, Phœbus Jean-Louis Thévenet ?"

"As-tu peur de ce que tu pourrais découvrir chez toi ?" 

Comme face à la brûlure délicate du feu, un bras enserra le sien, tendre, chair douce sur laquelle il pouvait se reposer à l'instant. À l'ombre d'une ruelle délaissée par les lampadaires, seule résonna la voix, odieuse, tentatrice. Au son lointain des cloches qui sonnaient minuit, et des lueurs timides venues des maisons voisines, il leva la main sur ce même bras, et l'abaissa, s'acharnent en pensées contre celle qui lui causait ses tourments. Il ne trouva face à lui aucune résistance. Ses doigts rencontrèrent bientôt un sirop épais, qui lui couvrit les poignets, alors que, de la maison, lui parvint la voix tremblotante de Benjamin, appelant sa mère. Horrifié, et privé de sa vision, il ouvrit le poing ; l'odeur qui s'en dégageait était celle d'un parfum aux mûres.

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Ceci est une scène bonus pour Eona, publiée dans le contexte d'un concours d'écriture sur Wattpad, le Doogieman, ( par @L-Auteur_Vagabond ) auquel je participe (: 

J'espère que vous apprécierez cet ajout <3

PS- Oui, je retourne bosser sur mes prochains textes. Je me bouge, promis.

Cel.


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