C H A P I T R E 5


Essoufflée, je m'arrête devant une grande bâtisse en croisant les bras dans l'espoir de me procurer un regain de chaleur. J'ai été habituée dès ma naissance à un climat glacial, mais je dois dire que ce sentiment d'inconfort est surtout dû à l'appréhension de faire de nouveau une mauvaise rencontre. Je tente de cacher mes plaies et grimace lorsque mon mouvement pour ouvrir l'accès tiraille mes muscles.

L'une des griffures au niveau de mon abdomen semble assez profonde. Cependant, je doute qu'elle n'éveille de soupçons au vu de la senteur fraîche de sang que je perçois autour de moi. Elle ne fait que conforter l'idée que je ne suis absolument pas en sécurité sur une terre où règne la loi du plus fort.

La chaleur du bar s'écrase contre mon visage en provoquant une lignée de frissons dans toute mon enveloppe corporelle. J'enfonce mes mains dans mes poches sans ôter la capuche de ma tête dans l'espoir que ma différence capillaire passe inaperçue. Je referme la porte en bois, coupant instantanément la bourrasque qui s'est engouffrée dans ce refuge isolé du givre extérieur. Discrètement, je prends place au bar sur lequel. Assise sur une chaise haute, je scrute les environs, perplexe de trouver le comptoir démuni de toute présence. Je plonge donc la main derrière pour m'emparer d'un verre et d'une bouteille que je dépose sur le plan de travail.

Le récipient tourne entre mes doigts pendant que je déchiffre sur l'étiquette une écriture au feutre noir qui semble avoir bavé à cause de l'humidité.

Rubis Nordique.

Le liquide rougeâtre de la liqueur se déverse. Quelques herbes restent coincées dans le goulot quand je le repose. La présence des dominants près de moi m'oblige à garder mes sens en alerte. L'attitude de ces hommes déborde d'agressivité envers chaque personne qui se trouve dans cette salle comme si l'un de nous pouvait leur planter un couteau dans le dos. Cette sensation de méfiance mêlée au danger est accentuée par la présence de certaines têtes qui se détachent du lot.

Après avoir pris le temps de me fondre dans la masse, je remarque une atmosphère étrange. En me ruant dans ce recoin, je ne me suis pas immédiatement aperçue des phéromones qui percent dans l'air. Du coin de l'œil, je repère un homme anormalement affalé sur la table. Une femme est agenouillée et penchée sur lui, positionnée entre ses cuisses.

Je détourne instantanément le regard, les paupières écarquillées à la vue de ses lèvres enroulées autour de son anatomie.

La luxure et les rires gras rendent d'un coup la pièce bien étouffante. Leur plaisir résonne en une mélodie malsaine qui me hérisse d'effroi. Néanmoins, ce n'est pas la seule chose qui me perturbe. Je renifle du sang. Une quantité importante d'hémoglobine qui semble avoir pourri. Cette senteur de mort provient de partout, à la fois des meubles et des êtres surnaturels présents.

Personne ne réagit. C'est un spectacle normal tout comme les rares présences féminines que je distingue plus loin à tourner entre les poignes de plusieurs métamorphes.

Je détourne le regard, prise d'un haut-le-cœur.

Quelques tables plus loin, des individus circulent sans éprouver la moindre trace de peur. Ils cheminent entre les groupes afin d'échanger quelques mots avant que leurs routes ne se séparent. Quelque chose est en train de se passer. Un événement qui m'échappe et auquel je tente de me détourner en plongeant mes lèvres contre mon verre pour adopter une démarche plus naturelle. Au vu de leurs regards analytiques sur chaque loup présent, ils semblent chercher quelque chose. Ou plutôt chasser quelqu'un.

Le liquide brûle ma gorge tandis je l'ingurgite une première fois. Je me retiens de tousser.

— Eh, toi ! lance l'un des hommes en s'approchant de l'inconnu qui se situe à deux tabourets de moi. T'aurais pas vu un loup au poil argenté traîner dans les bois du côté du mur ?

Son ton agressif me heurte, si bien que je peine à déglutir quand il termine sa question. La description coïncide avec mon apparence. Ils m'ont repéré et sont en train de me chasser.

En revanche, s'ils ne reconnaissent pas mon odeur, c'est qu'ils n'ont pas encore trouvé mon manteau. Sinon, ils s'en seraient imprégnés. Mon attention glisse brièvement vers la sortie, mais je me retiens de bouger en comprenant que ces monstres exercent le même rôle que les traqueurs de la meute de Russie qui m'ont attrapé. Ils ont bâti un système similaire autour de leur modèle hiérarchique. Une poignée de ces individus ont développé leurs nouvelles lois, leurs propres règles. Seulement, l'équilibre entre ces personnes qui cohabitent malgré elles ensemble ne semble tenir qu'à un fil.

Le bois de la table du comptoir grince lorsque l'un des traqueurs se propulse dessus pour se mettre debout et balayer la pièce du regard. Pour la première fois, j'ose enfin remonter la tête vers lui et fixer autre chose que cette paire de rangers noire. Couvert d'un long manteau garni de fourrure, je plisse le nez en me rendant compte que les différentes odeurs présentes sur ce pelage duveteux appartiennent à de vrais métamorphes, des personnes comme moi. Une constatation qui me terrifie d'autant plus en me rappelant que la plupart d'entre eux sont de véritables criminels. Le son de sa voix porte et surpasse tous les chuchotements pendant que deux de ses acolytes continuent de circuler.

— On offre une récompense à celui qui trouvera le nouveau transfert qui ne semble pas enclin à coopérer. Ou plutôt, devrais-je dire, la nouvelle.

Je ferme quelques secondes mes paupières, lassée, en entendant certains ricanements pervers dans le fond de la salle.

— Cette année, la meute nous a fait l'honneur de mettre parmi nous une femelle, ironise le traqueur en s'accroupissant sur le comptoir pour attraper la bouteille de liqueur que j'ai saisie. Si ça peut en motiver certains, vous avez qu'à la considérer comme une récompense si vous l'attrapez.

Sa réplique m'arrache un rictus irrité pendant que je ressers mon verre entre mes doigts afin de ne pas le lui jeter en pleine figure sous les recommandations de ma louve qui trépigne. En effet, les femmes ne sont pas très nombreuses dans cet endroit.

— Et pourquoi mettre une récompense pour l'attraper ? Vous n'avez pas réussi à le faire vous-mêmes ? affirme une voix caverneuse à plusieurs mètres de moi.

Un long silence s'installe suite à cette remarque. Beaucoup ne semblent pas en penser moins, mais une seule personne a eu le courage de prononcer ces mots.

« Je dirais plutôt de la stupidité », intervient ma louve.

Je lorgne la balafre sur le visage du quarantenaire en question et grimace à l'instant où deux prédateurs se positionnent de part et d'autre de lui.

— Certains sont moins faciles à dompter que d'autres, articule le traqueur à mes côtés dont l'air est animé d'une émotion indéchiffrable.

Une lueur de défis anime les prunelles du récalcitrant qui est décidé de ne pas se laisser intimider. L'homme dressé sur le comptoir quitte son perchoir pour s'approcher du rebelle qui vient à son tour de quitter son siège pour l'affronter. Les ébats sexuels entre les métamorphes s'estompent. Plusieurs grondements surviennent, mais personne n'intervient afin de ne pas empêcher la confrontation des deux mâles.

— Ma demande te pose un problème ? siffle le traqueur.

— Ici, on est tous logés à la même enseigne. Toi et ton groupe ne valez pas mieux que nous, rétorque son adversaire sans perdre son sang-froid.

Un rire froid s'échappe de la gorge de son interlocuteur qui semble prendre confiance grâce à sa position. Son air supérieur ne le quitte pas. Il se pavane comme s'il était chez lui. La notion de meute semble bien être ancrée, même dans cet endroit reculé où nous avons tous été exilés.

Cependant, je crains bien que le quarantenaire se trompe. Au vu du sort qui m'a été réservé dès mon arrivée et du besoin que ce prédateur a éprouvé pour me soumettre, je doute que nous soyons tous égaux. Je ressens encore son aura surplomber la mienne et ma louve lutter de toutes ses forces pour ne pas s'incliner. C'est exactement ce que j'ai subi avec l'Alpha appartenant à la meute qui m'a exilée de mes terres.

Ils se sont emparés d'un pouvoir qu'ils n'ont pas. Ces loups ont usurpé nos traditions en construisant un équilibre maintenu par la terreur. Étrangement, cette colère que je ressens en eux n'est pas dirigée contre ceux qui nous ont enfermés. Ils se contentent de se tirer dans les pattes comme si le danger était dans ce mur et non à l'extérieur. Pourquoi ne pas réunir leurs forces pour tenter de sortir de ce trou ?

« Certainement parce qu'ici, ils sont libres. La meute n'a aucun pouvoir sur ce qu'il se passe dans cet endroit et c'est la raison pour laquelle l'Alpha souhaitait te confier une mission. Il a peur de ce qu'il pourrait arriver s'ils s'unissent tous », interprète mon alter ego.

Je ne dois donc pas être la seule à qui il a proposé ça. Je regarde instinctivement autour de moi comme si quelqu'un pouvait me sauter dessus à tout moment. D'autres loups sont peut-être infiltrés. Seulement, la différence est qu'eux ont dû fouiller leur mémoire pour se souvenir de ce que l'Alpha a effacé. Il m'avait dit que cela ne dépendait que de moi.

Si je souhaite connaître ma mission, il me suffit de l'accepter et de creuser dans mon subconscient. Je loupe la conversation entre les deux individus, trop plongée dans ma réflexion pour prêter attention à quoi que ce soit. Je tressaille lorsque l'un d'eux me ramène à la réalité. Le traqueur vient de porter un coup violent au rebelle qui s'écroule au sol. Je tente de bouger la tête dans l'espoir de comprendre ce qu'il vient de se passer. Certains se lèvent et sont bientôt arrêtés par les autres membres qui accompagnent le traqueur. Le principal concerné s'empare d'un couteau de chasse et plonge sur sa victime en lui déchiquetant la peau. Je retiens un sursaut, la mâchoire crispée sans être capable de supporter ses cris d'agonie et le son de sa chair qui se déchire.

J'ai vraiment envie de partir. Mon palpitant s'affole et mes muscles tremblent sans que je ne contrôle quoi que ce soit. Le meurtrier se décale, me permettant de découvrir le corps sans vie de l'homme qui gît au sol, dans son propre sang. Il se tourne vers le reste de la salle, les pupilles réduites à deux puits sombres menaçants.

— Quelqu'un d'autre a envie de la ramener ? C'est le moment ! s'emporte-t-il.

Petit à petit, les hommes se rassoient. Au vu de la lueur mauvaise qui les anime, je devine aisément que ce qu'ils ne peuvent prononcer est bien ancré dans leur esprit. Le tabouret à ma droite ne tarde pas à être occupé par une nouvelle venue féminine qui s'interpose entre le trajet visuel du traqueur qui pointait de plus en plus dans ma direction.

Cette femme d'âge mûr passe une main dans sa chevelure emmêlée après avoir retiré sa capuche, bien décidée à rester. Elle est enroulée confortablement dans un manteau en fourrure. Elle chasse les particules de neige de son vêtement.

Son geste reste en suspens lorsque ses iris glissent vers mes hanches où résident des traces écarlates. Malheureusement, elles sont mal camouflées. Je referme davantage mon vêtement contre moi sans répondre à son appel visuel.

— C'est une sale griffure, analyse-t-elle.

Je porte de nouveau mon verre à mes lèvres comme si l'ignorer pouvait suffire à la faire fuir. Mes ongles se tendent contre le récipient que je tiens lorsque ses cheveux m'effleurent au moment où elle se penche dans ma direction. Elle prend une faible inspiration dans le but de capter mon odeur tout en ayant remarqué mon début de mutation.

— Range tes griffes. Je suis pas une balance.

Mes paupières se ferment quelques secondes après avoir assimilé qu'elle m'a littéralement grillé.

— Tu pourrais être n'importe où le temps que la tension redescende et toi, tu te jettes directement dans la gueule du loup.

— Ils offrent une récompense, t'es pas intéressée ? grondé-je méfiante.

Toujours penchée dans ma direction, elle effleure mon oreille. Son souffle chaud s'écrase contre ma peau froide en me procurant une désagréable sensation.

— Parce que c'est que du vent, siffle l'exilée à mes côtés. De grosses conneries pour pouvoir dresser des connes comme toi et moi.

— Je ne suis pas idiote, rétorqué-je.

— Ah non ? Pourquoi t'es là alors ? se moque-t-elle d'un ton faussement étonné.

Intérieurement, ma louve gronde et je me retiens bien de surenchérir dans le but de calmer le jeu et de persister à passer inaperçu. Après avoir capitulé, je repose mon verre pendant que cette dernière attrape la bouteille de Rubis Nordique posée plus loin. Mon attention dérive quelques secondes vers l'individu mort au sol qui ne tarde pas à être traîné par les traqueurs hors du bâtiment. Les dominants disparaissent les uns après les autres en emportant avec eux cette atmosphère tendue.

— Comment tu t'appelles ? m'interroge-t-elle

« Ne lui fais pas confiance », m'intime mon alter ego.

Sans savoir quoi répondre, je m'apprête à me lever avant qu'elle ne saisisse mon bras pour me faire rasseoir.

— À ta place, je resterai encore un peu, insiste ma voisine.

— Qu'est-ce que tu veux ? la coupé-je à bout de patience.

— Discuter.

— Sérieusement ? me moqué-je en comprenant qu'un ultimatum déguisé se cache derrière cette volonté si je ne lui obéis pas.

— D'où viens-tu exactement ?

J'ose enfin la confronter visuellement. Après avoir fait tourner la bouteille entre ses mains, elle approche le goulot de mon verre pour me resservir.

— De loin, soupiré-je de manière assez vague.

— Tu as un accent, remarque-t-elle après s'être concentrée. Un côté slave ?

« C'est une discussion ou un interrogatoire ? », se méfie ma louve qui commence à perdre patience.

— Qu'est-ce que ça peut te foutre ? riposté-je.

Au vu de ce que j'ai vécu dès mon arrivée ici et de ces derniers jours où j'ai été traquée et ballottée comme une moins que rien, je peine à me contenir. Ma colère envers ceux qui m'ont puni est immense à un point qu'elle se déverse sans mal sur la première personne de ce nouveau monde à m'adresser la parole. Ma rancune me ronge et j'éprouve des difficultés à me calmer.

— On est tous passé par là. T'es en train de réaliser que tu ne comptes pas dans ce monde. Que t'es rien.

J'humidifie de nouveau mes lèvres qui commencent à sécher en percevant cette fois davantage le goût âcre de la vérité.

— J'ai entendu dire que t'as sauté du train avant d'arriver à destination. Ils n'ont pas l'habitude de ça parce que comme tous les autres transferts, ils te cueillent dès l'arrivée pour te faire entrer dans le rang. Félicitations, grâce à toi, ils ont pu organiser une battue assez divertissante, ironise-t-elle.

Comme pour accompagner ses mots, la pièce se vide et au vu des grondements bestiaux que je perçois dehors depuis quelques secondes, j'imagine que cette prime pour m'attraper a dû en motiver plus d'un. Tout en écoutant les bruits de mutation à l'extérieur, je me repositionne droite sur mon tabouret en me rendant compte que nous sommes à présent seules.

Après hésitation, je retire enfin ma capuche en percutant qu'il est ridicule que je continue à me cacher à ses yeux. Il est trop tard.

— Orignal, commente-t-elle en s'attardant sur mes mèches d'un bleu nuit profond. J'espère que tu seras différente des anciens transferts.

— C'est donc ça, la raison pour laquelle tu me testes depuis tout à l'heure ? deviné-je. Pour savoir si je vais me plier aux règles ?

— Bien au contraire.

Elle quitte son assise en agrippant fermement mon épaule. Surprise, je pivote, mais cette dernière est bien plus forte que moi. Son odeur chatouille mes narines pendant que mon esprit tente de décoder cette senteur étrange.

— Je veux voir si tu vas y résister, me révèle la louve avec une mine sombre.

— Qui es-tu ? l'interrogé-je sur la défensive.

Elle s'apprêtait à ouvrir la porte pour sortir. Son geste demeure en suspens et la quarantenaire se dresse sur le perron sans bouger.

— Je suis ici pour la même raison que toi, dit-elle.

Les sourcils froncés, je remarque qu'elle disparaît afin de rejoindre les autres. Ses paroles tournent en boucle dans mon esprit sans jamais réellement me toucher. Je m'approche de la fenêtre avec méfiance et décale du bout des droits le drap qui sert de rideau. Les environs sont déserts. La grande cour par laquelle je suis arrivée s'étend sur plusieurs mètres, bordée par de multiples bâtisses lugubres qui me semblent peu équipées au vu du manque de moyen.

Plusieurs exilés en sortent, tous sous l'apparence de leur bête intérieure afin de se joindre à la chasse qui fait rage à l'extérieur. Leurs fourrures se mélangent dans mon champ de vision lorsque cette même masse disparaît dans le sous-bois. Tout le monde ne peut pas loger ici. Ce territoire doit être vaste et je ne suis peut-être que dans une seule partie de ces petits villages qu'ils se sont construits au pied des montagnes et de la forêt.

Ce train était destiné à aller bien plus loin.

Ne sachant pas quoi faire, je recouvre ma chevelure décidée à ne pas traîner dans le coin dans le cas où la langue de cette femme se délie afin de me trahir. J'ouvre la porte en contemplant les alentours avec méfiance. La chaleur me quitte peu à peu lorsque je me retrouve à piétiner de nouveau sur ce sol sec et rocailleux. Un faible grincement métallique me parvient pendant que j'enfonce mes mains dans mes poches.

De marbre, je remarque des filets de sang et mon regard se focalise vers ce corps suspendu qui se balance au gré de la brise d'air. Le loup qui a été exécuté a été affiché sans vie aux yeux de tous tel un avertissement.

Où suis-je tombée ?

Je peine à déglutir en m'imaginant à sa place et poursuis mon chemin, parcourue par plusieurs frissons d'horreur.





Survivre en m'intégrant parmi eux. C'était le meilleur moyen de passer inaperçu, en théorie. Cependant, cette ébauche de plan me semble tout à coup extrêmement difficile à appliquer. Mes doigts relâchent le tissu sale et imbibé de graisse de l'ouverture qui perce à travers les lattes de bois de la grange. Je cesse de contempler ce corps qui se balance suite à l'exécution qui a suivi mon arrivée à ce bar miteux. Les alentours sont déserts, tous sont partis rejoindre la chasse en mon honneur. De mon côté, je me suis terrée dans le refuge le plus proche en attendant patiemment que cette tempête passe. Ils finiront par perdre l'intérêt de me retrouver et peut-être vais-je parvenir à sombrer dans l'oubli.

Encore de beaux rêves irréalisables. En particulier pour une personne.

Le traqueur qui m'a blessé.

Le goût de mon sang et de ce moment âcre de défaite a dû éveiller en lui un sentiment déferlant de rage et d'obsession. Je revois ses prunelles arborant les couleurs de la forêt ancrées dans les miennes. Je ressens sa fourrure contre la mienne lorsque je me tenais entre ses pattes puissantes et son souffle chaud pendant que ses crocs se plongeaient dans ma nuque afin de m'immobiliser. En le dupant, je lui ai à présent offert une motivation jouissive de me retrouver. Notre confrontation a éveillé quelque chose de peu naturel en moi. Je discerne toujours chaque sensation comme s'il était encore lié à mon être. Je décèle la folie que j'ai pu lire quelques secondes dans ses prunelles au moment où j'ai refusé de me soumettre.

Je cligne plusieurs fois des paupières dans l'espoir de chasser cette image de mon esprit.

Je suis devenue sa proie.

Les hurlements des métamorphes me parviennent tels de lointains échos. Je m'affale contre une surface plus ou moins moelleuse en écartant délicatement la veste qui enveloppe mon corps nu et blessé. La plaie a arrêté de saigner, signe qu'elle commence à cicatriser ce qui est plutôt une bonne nouvelle. La douleur, quant à elle, s'estompe difficilement. Mes doigts tracent par réflexe la griffure qui zèbre ma peau jusqu'à ce que le froid me ramène à la raison. Je récupère une bouteille d'alcool présente sur un long plan de travail avec plusieurs outils et débouche le liège avec mes dents avant de le propulser hors de mes lèvres en me laissant retomber sur ma couche de fortune.

— À nous deux, haleté-je en inclinant la bouteille.

Ma tête bascule en arrière lorsqu'une plainte franchit mes lèvres. Je palpe mon épiderme dans l'espoir d'atténuer cette brûlure qui me sort de mon engourdissement. Le récipient glisse de mes doigts et s'écrase au sol. Ma chevelure s'entremêle à la paille.

— Il me faut de nouveaux vêtements, songé-je.

« Il y a un macchabée dehors, si ça te fait envie », me provoque mon alter ego en se souvenant de la provenance de mes derniers habits.

Je m'enroule de nouveau dans mon manteau en lambeaux, blasée tout en reprenant peu à peu conscience une fois que ma souffrance s'atténue. Ici, je suis plus ou moins en sécurité et à couvert dans un endroit où personne ne me cherchera. La femme avec qui j'ai conversé plus tôt pourrait très bien me balancer et je ne fais absolument pas confiance à l'hypothèse qu'elle ait réellement une âme charitable. Elle demeure une prédatrice.

Mon instinct de survie me pousse donc à sortir avec méfiance malgré ce dilemme qui me cause une lourde réflexion. Le peu de chaleur que j'ai emmagasiné s'estompe dès lors que mon pied effleure cet épais manteau blanc. Mes traces de pas restent imprimés dans la neige pendant ma courte traversée jusqu'au centre de la cour. Avec attention, je prends enfin conscience des bâtiments qui m'entourent. Ce patelin ne comporte qu'une poignée de métamorphes. Cependant, même si les prédateurs dont certains parlent hors de ces murs qui m'entourent ne siègent pas ici, la terreur est bien réelle. Bâtis de roches ternes et agglutinés les uns aux autres, ces infrastructures paraissent sans vie comparés à la civilisation à laquelle j'ai été arrachée.

« Mets-toi à couvert », me conseille cette voix dans mon subconscient, tout aussi peu habituée que moi d'être le centre de l'attention.

— Tout est si calme, remarqué-je en ne percevant aucun son.

Les gazouillis des oiseaux se sont éteints, seule la brise de vent qui frappe contre les parois rocheuses de cette petite ville se fait entendre. C'est peut-être pour une bonne raison. Méfiante, je quitte ma position. Les grondements lointains des loups se sont aussi évaporés, me laissant sur une désagréable sensation d'inconfort. Je pivote prête à m'enfuir jusqu'à m'immobiliser en percevant un râle rauque dans mon dos. Figée, mes paupières s'agrandissent sous le choc. Un rictus inquiet s'empare de mon expression qui perd sa neutralité.

Avec lenteur, je fais face à l'intrus et je mets quelques secondes avant d'identifier pleinement cette masse qui s'extirpe de la brume. Un loup apparaît, puis un second, un troisième et toute un groupe qui m'encercle sans me laisser d'échappatoire.

Un prédateur se détache pendant que je pivote en les voyant se rapprocher. Ce pelage couleur auburn tirant sur un brun roux m'est trop familier pour que ma garde diminue. Il me scrute sous ma forme humaine sans en perdre une miette. Ses pattes puissantes foulent la neige qui craque sous sa forte corpulence. Il n'est pas le chef de meute, mais la façon dont les autres s'écartent à son passage laisse présager qu'il occupe une place importante.

C'est un traqueur.

Il incarne le rôle de ceux que je crains le plus dans un clan.

Sa rangée de crocs acérés me dissuade de tenter quoi que ce soit et cette obsession mauvaise que je lis dans ses prunelles me permet d'imaginer la satisfaction qu'il doit ressentir de m'avoir retrouvée. C'est certainement la partie de chasse la plus excitante de toute sa vie, d'autant plus qu'à cet instant, je refuse toujours de plier face à lui. Une réaction que mon instinct me pousse à adopter alors que pour je ne sais quelle raison, ma louve a déjà capitulé.

Je n'ai pas le temps de bouger qu'un des leurs me saute dessus. Je m'écroule contre la neige en exprimant une grimace lorsque plusieurs mâchoires se referment autour de moi pour m'immobiliser. Ma blessure me brûle, signe que la cicatrisation est de nouveau fragilisée. Un souffle chaud caresse ma nuque et m'assène une décharge électrique dans mes cellules.

Je te trouve bien plus docile dans cette position, me provoque la voix du traqueur qui pénètre de force dans mon esprit.


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