C H A P I T R E 4

Le trajet dans ce nouvel environnement paraît interminable alors qu'en réalité, il ne dure que quelques secondes. Un temps qui peut paraître court, mais qui, sous l'emprise de la peur, semble s'être rallongé. La lumière m'éblouit de nouveau, si bien que mon dos se colle un peu plus contre la paroi comme si j'espérais secrètement pouvoir m'enfoncer dedans et y disparaître.

Le train ralentit tout comme mon rythme cardiaque en apercevant le territoire dans lequel je vais devoir errer jusqu'à mon dernier souffle.

Mon front retombe lentement contre la vitre pendant qu'une première larme roule le long de ma joue pour s'échouer dans le coin de ma lèvre inférieure.

C'est donc à ça que va ressembler mon quotidien.

Des lamentations.

J'ai l'impression que mon moyen de transport ne va pas tarder à s'arrêter, mais je ne vois absolument rien qui pourrait laisser deviner que nous arrivons à destination. Je vais juste être lâchée comme ça ? Au milieu de nulle part ?

La porte de l'habitacle claque, après s'être réouverte à cause de la force du vent et du jeu présent dans la poignée qui la rend branlante. Je m'approche à pas de velours et sors. Face à l'orée de la forêt qui approche, la brise est supportable. Je peux tenter de sauter et de me camoufler grâce aux fourrés. De toute façon, maintenant que je suis coincée ici, il y a peu de chances qu'ils me tuent. Ils ne me toucheront pas d'autant plus si l'Alpha attend quelque chose de moi. Une mission dont je ne me souviens pas puisqu'il s'est bien gardé de m'expliquer comment je suis censée atteindre cette partie de mon subconscient.

Ce besoin n'est pas dû au fait de savoir que c'est ce qu'il attend de moi. Je dirais que c'est plus de l'ordre de la curiosité. Que peut-il bien craindre ici au point de vouloir envoyer un prisonnier infiltré ?

Décidée à tester cette théorie, je m'aventure sur le plancher tout en repérant à travers les lattes de bois les roues pivoter contre les rails. En retrait, je recule de quelques pas pour prendre mon élan tout en rabattant ma capuche sur la tête afin de me protéger du climat.

« Surtout, prends ton temps, on n'est pas pressé », grogne ma louve.

Le souffle coupé, je solidifie mon appui puis me jette hors du rebord lorsque les premiers arbres apparaissent. Je plonge la tête la première dans la neige puis tente de m'extirper tant bien que mal de cette épaisse couche. Le convoi continue sa progression. Gelée, je me redresse en chassant les particules de mes vêtements, les bottes submergées. Je patauge pour me traîner vers un endroit plus praticable. Une épaisse brume s'échappe de mes lèvres pendant que je reprends peu à peu mon souffle tout en m'adaptant à mon nouvel environnement.

« Voir toute cette étendue m'a soudainement donné l'envie de courir », prononce ma louve.

— T'es bien la seule à être enjouée, grogné-je, exaspérée.

Mon moyen de locomotion s'éloigne de plus en plus sans le moindre signe alertant. Je suis à présent isolée, livrée à moi-même.

Que suis-je censée faire maintenant ? Me construire une hutte et manger des insectes ? Je ne flaire absolument rien aux alentours et cela commence à m'inquiéter. J'ignore où je suis exactement par rapport à la civilisation qu'ils ont forcément dû se bâtir. La seule chose que je sais, c'est que je me trouve au début du mur.

Je reluque ce dernier se dresser de toute sa hauteur après avoir écarté une branche de sapin. Mes doigts effleurent l'écorce zébrée par de longues traces de griffures que je viens à peine de remarquer. Interloquée par ce geste qui signifie le marquage d'un territoire, je me tourne vers l'intérieur des terres. Pour des loups bannis, ils semblent étrangement faire preuve d'un esprit de communauté. Comment peuvent-ils créer un ordre ainsi ? Chacun a la possibilité de se réinventer, j'imagine que beaucoup doivent y voir une occasion de prendre le pouvoir. Je m'attendais plutôt à ce que cela soit le chaos complet.

« Ne t'emballe pas, tu n'as encore rien vu », me signale cette petite voix.

Et elle a bien raison. Parfois, les odeurs, les traces peuvent hypothétiquement donner une impression de nombre important dans une meute alors qu'en réalité, elle peut tout aussi bien compter que cinq membres. En tout cas, une chose est sûre, plus je m'enfonce entre les arbres, plus mon sentiment d'insécurité grandit.

Cela doit être le cas pour chaque nouveau transfert. J'imagine que certains doivent guetter l'arrivée d'un train dans l'espoir de pouvoir y monter, partir, ou encore tuer. Un plaisir qui pourrait leur apporter le soulagement d'avoir fait affront à leur ancien Alpha en leur renvoyant leurs membres en pièces détachées.

« Pourquoi aller vers le nord ? », dit-elle.

Je continue ma progression puis hausse les épaules suite à sa remarque en cheminant entre les arbres et les odeurs qui parfument l'oxygène.

— Une intuition.

Le manteau blanc qui recouvre la terre s'affine au fur et à mesure des heures où je chemine tant bien que mal sur ce nouveau territoire. Après avoir marqué une pause, les pieds ancrés sur une surface dure et rocailleuse, j'aperçois enfin le bout du tunnel. À plusieurs mètres de moi, les arbres deviennent de plus en plus rares jusqu'à disparaître, sans doute parce qu'ils donnent sur une plaine. C'est l'occasion d'y voir plus clair. Une fois la distance franchie, mes jambes cèdent et je m'affale sur une zone sèche, essoufflée. Au vu de ce temps grisonnant, je crains que, bientôt, les premières gouttes fassent leur apparition.

Le précipice se rapproche. Mes semelles dérapent et mes appuis deviennent incertains. Envahie par la fatigue, je me dresse sur ce point culminant en contemplant en contrebas l'étendue végétale et montagneuse. Cependant, parmi la brume, ma vision perçante me permet de distinguer quelque chose que je n'ai pas tout de suite remarqué. Plusieurs taches noires sèment ce paysage. On dirait des infrastructures.

Cela me semble être un petit village. Une superficie assez étonnante étant donné que je m'attendais davantage à quelque chose de très grand au vu du nombre d'exilés qu'il doit y avoir.

Sauf s'ils sont répartis dans différents coins. Après tout, je ne sais pas combien de milliers d'hectares sont enfermés dans ce mur qui sillonne les terres d'Alaska.

Déséquilibrée par la bourrasque, je chancèle tout en scrutant les alentours afin de trouver un moyen de rejoindre cette partie qui m'intéresse. Je ne vais jamais réussir à passer la nuit ici. Il me faut un abri et de la chaleur. Hors de question d'allumer un feu.

Décidée que j'irais probablement plus vite sur mes quatre pattes, je retire ma couche de vêtement en grimaçant. Le givre brûle mon épiderme au moment où je retombe contre le sol en activant ma mutation. Mes griffes raclent contre la roche pendant que mes os se raccourcissent jusqu'à prendre l'apparence complète de l'animal qui est en moi.

Je secoue mon poil argenté tout en exprimant un grognement lorsque mon engourdissement est chassé par l'afflux de sang qui circule dans mes membres. Mes crocs plongent dans le tissu de mon manteau que je me donne la peine de récupérer. Je chemine tout en le traînant dans mon sillage une fois que le reste est enterré dans un coin où la terre est encore fraîche. Le museau couvert de particules, ma louve expire tout en accélérant le rythme. Je disparais entre les arbres dans le but de me mettre à couvert.

La traversée est interminable.

Je parviens toutefois à trouver le moyen de quitter les hauteurs afin de me rapprocher de l'endroit qui va me mener à ces bâtisses que j'ai aperçues au loin. Essoufflée, mon alter ego dépose sa charge tout en se secouant pour chasser la neige qui s'est incrustée dans mon pelage. Mes iris se lèvent vers la nuée d'oiseaux qui décollent pour s'échapper à toute vitesse dans la direction opposée. Je reste plantée là, sans percuter qu'un silence de mort vient de s'installer autour de moi. Plus aucun son, hormis le vent qui s'abat contre les arbres. Mes oreilles frémissent, mais je n'y prête pas attention en m'apprêtant à récupérer mon fardeau pour poursuivre ma route.

Cependant, quelque chose de bien plus inattendu m'interrompt dans mon geste. Je redresse la tête en usant de mon flair à l'instant où le vent me ramène une odeur assez étrange. Elle est marquée et me prend instantanément à la gorge. Cela n'a rien à voir avec celle d'une proie, elle est bien plus entêtante sans être pour autant désagréable.

Aux aguets, je me focalise sur mes appuis en restant tapie au sol de manière à être plus rapide si je dois bouger. Après de longues secondes, je repère deux pupilles luisantes derrière les fourrés. Mon sang ne fait qu'un tour lorsque je parviens à resituer cette sensation.

Un loup. Un mâle.

Lui aussi m'a localisé et nous nous toisons jusqu'à ce que je retrouve mes moyens en comprenant que je fais face au premier métamorphe prisonnier de ces murs. Ses épaules larges écartent les fougères pendant qu'il s'approche de ma position. Ses muscles puissants roulent sous son pelage couleur auburn avec des reflets roux. Une rangée de crocs apparaît sous ses babines qui se sont plissées. Au vu de son air agressif, je réagis à l'alerte de défense propagée par ma louve dans notre espace de conscience commun. Je me retiens de reculer, le poil hérissé et les griffes sorties en m'apercevant qu'il est bien trop près.

Je suis recroquevillée tandis que ce dernier s'abaisse en me dominant de sa hauteur afin que je m'incline. Il dégage quelque chose auquel ma louve est réceptive puisque j'ai de plus en plus de mal à ne pas flancher. Son aura m'enveloppe, mais ce qu'il me fait ressentir n'a rien de bon. C'est une sensation extrêmement sombre.

Plus docile, ma louve demeure tapie au sol alors que de mon côté, je ne demande qu'à riposter. Sa truffe plonge dans mon pelage, je parviens toutefois à exprimer un grondement menaçant en reprenant le dessus sur elle afin de le mordre.

Ses pattes puissantes m'encerclent dans le but de me plaquer au sol. Sa mâchoire claque près de la mienne lorsqu'il manque de planter ses crocs dans ma peau en voyant que je lutte. Le prédateur tente de m'assouvir. Ses iris scrutent les miens comme s'il est capable de lire dans mon âme.

Durant ce temps, le monde autour de nous paraît figé. J'ai l'impression que tout s'arrête dès l'instant où ce contact visuel s'installe. Malgré moi, mes muscles se détendent sans que je ne puisse parvenir à comprendre ce phénomène inédit. Ses yeux verts me transpercent avec intensité. Sa tête se renverse en arrière et le hurlement d'appel qui s'échappe de sa gorge me ramène bien vite à la réalité lorsque je percute l'impact de son geste.

Il est en train d'appeler la meute. Ce qui signifie une chose. Ils me cherchent et celui qui se tient en ce moment même face à moi en fait partie. C'est un traqueur.

Je mords la patte de mon assaillant dans le but de lui faire lâcher prise. Surpris, il n'a pas le temps de répliquer que je me glisse hors de son emprise en m'échappant entre les sapins. Sa respiration haletante accompagne ma traversée pendant que je le sens plusieurs fois accélérer sur mes talons dans le but de m'immobiliser. Je ne compte pas lui laisser l'occasion de me rattraper et file à toute vitesse en martelant la neige entremêlée aux feuilles.

J'ignore s'il me suit toujours et je ne prends pas la peine de regarder derrière moi en ayant pour seul objectif de le semer. Pourtant, l'adrénaline me quitte et la fatigue qui me bloquait auparavant ne tarde pas à réapparaître. Mon corps ralentit de lui-même sans que je ne puisse y changer quoi que ce soit.

Pas maintenant !

Je prends mon élan puis saute du rocher sur lequel je me trouve afin de poursuivre ma course. Je suis cependant percutée de plein fouet par une masse qui arrive de ma droite. Un cri déchirant s'échappe de ma gueule lorsque des griffes acérées rencontrent mon poil duveteux. Nous nous écroulons au sol dans une roulade accompagnée de morsures et de griffures douloureuses. Ses crocs s'ancrent dans ma nuque pour me maintenir à plat ventre contre la terre pendant que ses pattes m'encerclent. Le pelage de son ventre frotte mon dos lorsqu'il resserre sa prise pour que je ne me dérobe plus.

— Qui es-tu ? gronde une voix qui s'incruste de force dans mon esprit.

Mes oreilles frémissent, signe que je n'ai pas réussi à cacher mon étonnement. Il sait que je l'ai entendu et il resserre sa mâchoire autour de mon poil en m'arrachant un geignissent de douleur. J'ignorais qu'il était possible de communiquer ainsi.

Comment a-t-il fait ça ?

— Ton odeur est différente. Décline ton identité, femelle !

Je suffoque, mais il ne me libère pas pour autant. Son souffle s'écrase contre ma robe argentée de la façon qu'un animal le ferait pour s'imprégner olfactivement pleinement d'un autre. Je tente de lui donner un coup de croc, seulement je ne parviens pas à bouger. Au loin, les cris de ses compagnons surviennent et font écho au bruissement de la nature qui m'entoure. Mes blessures me brûlent et plusieurs perles d'hémoglobines sont imprégnées contre la terre humide sur laquelle je suis affalée.

J'ai abandonné mon manteau et j'ai perdu du sang. Même si je m'échappe, il est évident qu'ils vont me retrouver grâce à ça. Et ce traqueur aura encore moins de mal maintenant qu'il a enregistré ces informations sensorielles en lui. Mon mental se renforce. Ils doivent être contrariés de ne pas m'avoir repêché dans ce train. Je leur ai donné plus de fil à retordre que prévu. Crispée, je frémis lorsqu'il effleure mon oreille au moment où il desserre sa mâchoire pour reprendre plus d'oxygène. Il chasse par la même occasion mes poils qui doivent envahir sa gueule.

Maintenant.

Ses crocs déchirent un peu plus ma chair quand je me dégage en lui assénant un brusque coup de tête. J'ignore la douleur qui me tiraille pendant qu'il tente de me retenir. Libérée, je reprends ma course en me dirigeant grâce à mon ouïe vers le point d'eau que je détecte. Bientôt, plusieurs masses de fourrures entrent dans mon champ de vision à l'instant où je repère de nouveaux arrivants à plusieurs mètres. Voir la fin de la falaise approcher réduit mes espoirs à néant.

Je ne peux pas m'arrêter. En plus de m'avoir virée comme une mal propre de ma maison, je ne donnerai pas non plus le plaisir à l'Alpha de se servir de moi avec sa fichue mission.

Autant en finir tout de suite.

J'accélère le rythme dans un ultime effort en fermant les yeux. Mon corps bascule entièrement dans le vide. Ma louve suit mes pensées sans éprouver non plus le moindre regret. Je chute dans le vide puis remarque la présence du point d'eau. Je percute la surface avec violence et sombre entièrement dans ces flots tumultueux qui m'enveloppent.

Je bats énergiquement des pattes afin de respirer et tournoie sur moi-même en luttant contre le courant qui est bien plus fort que moi. Au-dessus de la colline, une ligne se forme et plusieurs hurlements surgissent. Cependant, avant d'être de nouveau submergée, je ne prête attention qu'à une seule paire de prunelles.

Celles du traqueur.

***

Un filet d'air frais s'engouffre dans mes poumons, mes paupières s'ouvrent difficilement au moment où je reprends connaissance sous forme humaine. Je demeure ainsi, sans parvenir à me relever les premières secondes, nue et frigorifiée. Je roule sur le dos sans parvenir à cacher ma grimace, tiraillée par la blessure qui zèbre ma peau pâle. Encore étourdie, mon regard divague vers la falaise sur laquelle je me tenais. Celle qui m'a permis d'apercevoir des bâtisses et l'endroit duquel j'ai chuté pour échapper à des métamorphes qui ont tenté de m'attraper. Ma gorge se noue en percevant un sentiment familier accaparer mes pensées.

La peur.

Plusieurs larmes dévalent mes joues. J'intègre ce qu'il s'est passé dans ma vie ces derniers jours et mon déracinement me revient en pleine face au point que je n'ai plus envie de rien. Ni de survivre ni de vivre dans un monde qui pourrait avoir raison de ma peau. Ma respiration est irrégulière et mon estomac est tordu par cette sensation qui fait rage en moi.

Quelle bande d'enfoirés.

Qu'ils aillent tous se faire foutre.

Mes ongles s'enfoncent dans le sol puisque je décide de me relever, les muscles tremblants. Une fois sur mes pieds, je titube en décelant au loin quelques points lumineux qui percent dans le brouillard. Mon corps ruissèle d'une surface poisseuse que je m'apprête à camoufler en avançant d'un pas incertain vers le premier lotissement qui croisera mon chemin.

Iln'y a plus que moi contre le reste du monde.

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