C H A P I T R E 1
Emportée par le rythme effréné de mes mouvements, ma chevelure ébène aux reflets bleu nuit se renverse lorsqu'une poigne ferme encercle ma mâchoire. Une barbe effleure la peau douce de mon cou jusqu'à être remplacée par la présence de lèvres qui couvrent chaque parcelle de baisers humides. Mon être entier vibre sous ce contact électrisant qui s'intensifie dès que mon amant referme la porte de la chambre d'hôtel. Rien de luxueux, à vrai dire, mais étant donné les circonstances de notre rencontre, aucun de nous ne cherche du confort. La seule chose que j'ai désirée après avoir rencontré ce type dans un bar miteux a été de prendre un verre et de me vider l'esprit. De son côté, ce n'est pas son esprit qu'il souhaite soulager, mais celui-ci a au moins l'avantage d'être une distraction intéressante. C'est beaucoup plus simple de posséder des divertissements pour ne pas être confronté à la réalité. D'autant plus que, ce soir, c'est la pleine lune. Ma louve semble être du même avis que moi. Je la sens gronder au plus profond de mon âme, faisant écho aux propres sons qui s'échappent de ma bouche. Néanmoins, je prends soin de la contrôler et de la garder à bonne distance de la frontière psychique qui me sépare d'elle. Si cette limite est franchie, elle prendra le dessus et ma transformation se déclenchera. J'imagine sans peine les dégâts si c'est le cas. Quand la bête surgira, il sera très difficile de la maîtriser et elle ne s'avère pas être de tempérament téméraire.
Mes mains se plaquent sur le torse de l'individu pour ôter sa chemise noire. La douceur du tissu glisse sous mes doigts pendant que son vêtement rejoint ma jupe en jean qui réside non loin de la porte. Toujours agrippée à lui, nous nous déplaçons jusqu'à atteindre le lit contre lequel nous nous effondrons. Un demi-sourire étire ses lèvres lorsque je le repousse contre le matelas alors qu'il tente de se redresser. Tout en le chevauchant, je tente cette fois de maîtriser ma force en me plaquant contre lui. Sa poigne se resserre plus fermement sur mes fesses. Après m'être attaqué à son pantalon, son anatomie me frôle et mon rythme cardiaque s'accélère. Sa main remonte jusqu'à mes cheveux que je l'empêche d'atteindre par réflexe.
— J'en connais une qui n'aime pas que l'on touche à sa crinière, susurre l'inconnu au creux de mon oreille alors qu'il se redresse contre moi.
S'il ose la toucher, je le coupe en deux, menace ma louve.
La dentelle de ma culotte glisse le long de mes cuisses à un rythme lent durant lequel je perçois le déchirement du plastique du préservatif. Je ne distingue plus l'impatience de ma louve, comme si sa voix dans mon inconscient s'était éteinte. Le plaisir mutuel que nous nous apportons est bientôt remplacé par une fusion dévastatrice quand sa présence envahit enfin mon bas-ventre. Un premier gémissement franchit mes lèvres tandis que mes mains se retrouvent plaquées dans mon dos dès que l'homme face à moi tente de prendre le relais pour imposer des mouvements moins rapides. Mes paupières se ferment, l'adrénaline secoue mon corps entier. Revigorée par cette énergie, mes cuisses cognent les siennes lorsque je glisse de plus belle pour m'empaler contre le latex qui semble fondre en moi. Une fois libérée de son emprise, mes ongles s'enfoncent dans son épiderme pendant que je m'abandonne à cette danse endiablée. Ma volupté se décuple de plus en plus jusqu'à satisfaire ce besoin ardent d'être assouvie. Comblée, un long gémissement s'échappe de mes lèvres en se mêlant à l'harmonie effrénée de nos souffles qui ne font plus qu'un.
— Vas-y doucement, tigresse, m'intime mon partenaire.
Je peine à déceler le son de sa voix jusqu'à assimiler que ses grognements de plaisirs laissent paraître une sorte de tension. Je cesse immédiatement de lacérer son dos et cette vague de jouissance qui monte me quitte en me rendant compte des résidus écarlates sous mes ongles qui semblent s'allonger, devenant plus durs et pointus. Mes prunelles s'agrandissent sous la surprise pendant que je retombe sur le matelas en me retirant de son emprise.
Ce dernier se couche contre moi, sans remarquer mon brutal changement d'humeur. Cet idiot semble juste croire que je souhaite explorer une autre position et se cale entre mes jambes pour me surplomber. Je tente de prendre sur moi et ferme les yeux afin de calmer le rythme irrégulier de mes palpitations. Il écarte davantage mes cuisses d'un mouvement de hanche puis fond en moi en mordillant mon oreille. Ses gestes se font plus rudes, sans doute parce qu'il est persuadé que je prends davantage de plaisir dans la douleur. Je ne perçois plus l'odeur du sang, j'ai dû arrêter de justesse de lui écorcher le dos.
Ma louve domine de nouveau mes pensées. Je ne parviens toujours pas à contrôler mes pulsions qui menacent d'éclater tout comme cette vague de plaisir lorsque le rythme accélère un peu plus. Ma concentration dévie un quart de seconde vers la lueur cosmique qui commence à percer à travers les battements du volet mal fermé. Les rayons de la pleine lune remontent avec lenteur vers notre couche jusqu'à éclairer partiellement le visage de mon amant qui ne se doute de rien. Je serre un peu plus les draps. Un râle de souffrance s'échappe de mes lèvres au moment où une douleur fulgurante traverse mes ongles qui continuent de s'allonger pour laisser place à des griffes tranchantes. Je m'échappe des bras de l'homme.
Douloureusement, je m'écroule au sol après avoir tenté de me relever pour m'extirper du lit. Une lueur d'incompréhension illumine ses iris. Il enfile à la va-vite son caleçon après avoir retiré le préservatif. Ses pas s'approchent du recoin où je me cache, alerté par les râles que je pousse. Je parviens à m'enfermer dans la salle de bain avant qu'il ne me repère.
— Qu'est-ce qu'il te prend ? lance l'inconnu à travers la porte après avoir brièvement tapé contre la surface derrière laquelle je m'appuie actuellement.
Je presse mes tempes, la tête lourde et agressée par des bourdonnements qui se font de plus en plus intenses.
— Une... une petite seconde, articulé-je, la voix déformée par la douleur.
Mon crâne cogne contre la porte. Je glisse contre jusqu'à ce que mon postérieur atteigne le carrelage froid contre lequel je suis recroquevillée. La pleine lune me surplombe à travers la lucarne, éclairant ma peau laiteuse d'un éclat presque argentée.
— Putain, vous les slaves, lance-t-il d'un ton sec.
« Je vais lui faire avaler ses couilles à ce blaireau, il suffit que tu me laisses faire, Calysta », s'emporte ma louve.
— Oh, toi, la ferme ! hurlé-je à moi-même, ne supportant plus les interventions de ce fauve qui arrivent au mauvais moment.
— Qu'est-ce que tu viens de dire, là ? fulmine de plus bel l'inconnu qui frappe contre la surface en pensant que mes paroles lui sont adressées.
L'exaltation laisse place à un tout nouveau sentiment qui me provoque une déchirure intérieure. Un trou béant se creuse au plus profond de mon estomac et me prend aux tripes jusqu'à ce que la douleur embrase pleinement mon être à l'instant où je l'accepte. Un acte qui lui permet de prendre totalement possession de mon corps. Il est trop tard pour arrêter quoi que ce soit une fois que le processus est lancé. Je prie juste pour que mon partenaire d'une nuit se soit tiré de la chambre, mais l'affinement de mon odorat et mon ouïe me permet de le distinguer derrière ces murs. J'arrive à ressentir les émotions de cet humain, les questions qui se bousculent en lui. Je parviens encore à décrypter ce fin effluve de sueur couverte par ma propre odeur après nos débats.
Sans compter son cœur.
Je me focalise depuis ces dernières secondes sur ses battements cardiaques qui s'accélèrent sous la colère. Ils ne sont que le reflet des miens qui ne cessent de s'emballer. Mon enveloppe charnelle se cambre pendant que je tente de contenir mes hurlements de douleur lorsque mon corps entier mute. Mes os se raccourcissent et mon dos se courbe jusqu'à ce que je prenne l'apparence complète de la bête qui sommeille en moi. Une lignée de crocs acérés prend place au même moment où j'entrevois enfin l'étape finale de ma transformation. Les poils.
Je m'écroule au sol, épuisée puis cligne plusieurs fois des paupières lorsque ma perception s'affine puis s'ouvre davantage dans un rayon plus large qu'une vision humaine. Plongée dans le noir, je profite de ma capacité nocturne afin de me tourner vers la porte.
« N'oublie pas ce que l'on risque si cet humain nous voit ! Sors-moi de là maintenant ! Trouve une solution ! » m'exclamé-je intérieurement.
Le principal concerné force la serrure puisque je ne réponds plus à ses appels interloqués. Mes poils se hérissent, parsemant entièrement mon échine en me donnant une apparence davantage menaçante. Ma louve se dirige vers la baignoire avec panique, grimpant dessus pour tenter de sauter par la lucarne qui finalement, s'avère bien trop petite. Après avoir tout renversé sur mon passage, je m'arrête devant l'accès lorsque la poignée tourne lentement.
Un léger couinement s'échappe de mes babines sans doute parce qu'après la peur, je me trouve complètement anéantie et accablée. Je ne prends même plus la peine de lui cacher ce que je pense.
Il va me découvrir ainsi. C'est fini.
Nous sommes condamnées.
La porte s'écarte du chambranle comme au ralenti. La prédatrice qui sommeille en moi se prépare, tapie au sol, les pattes arrière repliées et les muscles tendus. Dès qu'il apparaît enfin dans mon champ de vision, je bondis puis le renverse avant de me diriger à toute vitesse dans la chambre sans lui laisser le temps de comprendre ce qu'il se passe.
— Qu'est-ce que... débute ce dernier sans réaliser le choc dont il a été victime.
Après s'être pleinement jetée contre la sortie, ma louve retombe au sol, sonnée, puisqu'elle ne cède pas.
« Pourquoi l'as-tu fermée ? », gronde-t-elle.
Sa remarque me semble peu pertinente.
« Tu croyais vraiment que j'allais baiser devant tout l'hôtel ?», rétorqué-je.
— C'est quoi ce bordel ! articule l'individu en faisant face à la bête qui continue de s'acharner sous ses yeux.
Acculée, mon attention se détourne instinctivement vers la fenêtre, me permettant de comprendre ce que cette garce a derrière la tête. L'humain s'est recroquevillé dans un coin, paraissant chercher son téléphone. Possédée par une furieuse envie de lui bondir dessus, je dissuade l'animal qui finit par se diriger avec vitesse vers la vitre qui se brise sous l'impact. Les liens qui maintiennent les battants des volets fermés cèdent et me permettent de passer à travers. Les éclats s'entremêlent à mes poils argentés maculés de taches blanches et m'arrachent un gémissement plaintif pendant que je m'écroule contre le toit de la voiture qui se trouve en dessous.
Tout en roulant sur le capot après avoir chuté de la taule, je m'affale définitivement au sol. Mes pattes chancellent sans me permettre de prendre un bon appui. Le museau relevé vers le premier étage duquel je viens de dégringoler, je contemple un visage passer par l'ouverture.
« Debout ! », lui intimé-je.
L'attention de l'homme se focalise dans ma direction à l'instant où il me repère en train de m'enfuir. C'est ce qui lui permet d'avoir une vue plongeante sur mon apparence. Je ne peux que me lamenter. Je n'aurais jamais dû me laisser autant aller.
« Les gens ne le croiront pas. Ils le prendront pour un fou alcoolisé qui a halluciné et toi, pour une traînée qui l'a quitté en pleine nuit. Ce qui explique ta disparition », tente de me consoler l'animal présent dans mon esprit.
Je maugréé intérieurement.
Merci, ça m'aide vachement, songé-je.
J'entrevois mes pattes fouler le bitume avec difficulté. Les muscles raides à cause de l'effort que demande une transformation, je frissonne encore au souvenir douloureux de mes os qui se brisent et du tiraillement qui s'est emparé sans pitié de mon enveloppe corporelle. La chute n'a rien arrangé. Une trainée de sang entache mon sillon pendant que je circule dans la rue déserte en me tenant loin de la civilisation. La prédatrice en moi geint de plus belle puis tombe derrière plusieurs poubelles à ordures qui bordent un des rares restaurants russes de cette ville perdue en pleine cambrousse.
Le froid nocturne transit mon pelage qui commence à s'amoindrir jusqu'à laisser place à ma peau humaine qui refait surface. Vaincue, ma louve s'incline, décidée à me laisser reprendre le contrôle. Je peine à contenir ma souffrance et m'affale contre les sacs poubelles, nue, blessée et frigorifiée. La joue collée contre les déchets, les pointes de mes cheveux colorés apparaissent devant mon champ de vision pendant que je subis cette odeur nauséabonde sans trouver la force de me remettre sur pieds.
— On est dans la merde, bredouillé-je à voix haute.
« Tu es dans la merde. C'est toi l'hôte principale de ce corps », se déresponsabilise-t-elle.
Je roule des yeux au ciel puis je prends appui sur tout ce qui me tombe sous la main pour me redresser. Mes épaules nues sont chatouillées par ma chevelure en bataille lorsque je parviens à me positionner de manière assise. Mes pieds et mes mains sont couverts de mon propre sang à cause des écorchures et des morceaux de verre qui glissent le long de ma peau après avoir été coincés dans mes poils. J'attrape un long manteau après avoir éventré un sac poubelle caché qui contient plusieurs vêtements usagés que j'ai laissés à disposition un peu partout en ville. Je l'enfile sans grande envie après avoir reluqué les quelques trous qui rongent le tissu et le referme autour de moi pour camoufler mon corps nu.
« Calysta, m'interpelle-elle de nouveau. Sais-tu que tes pensées défaitistes sont en train de polluer notre espace psychique commun ? »
— Comment veux-tu que je reste optimiste ? Je viens de transgresser la règle principale de la meute en me transformant devant un humain, récité-je, le regard sans vie.
Je marque une pause, hantée à l'idée des représailles.
La meute à laquelle je suis rattachée est une sorte d'organisation qui se charge de faire respecter les lois. On y trouve le même système de hiérarchie connu dans les légendes humaines à savoir, un Alpha, le mâle dominant qui se doit d'appliquer les sanctions. Il est maître des décisions importantes. Ensuite, un Delta, c'est un second. Il y a des postes secondaires comme les traqueurs, les chasseurs et les patrouilleurs qui surveillent le territoire.
Les traqueurs sont ceux que je redoute le plus. Ils sont chargés d'appliquer les punitions sur les loups solitaires, comme moi, qui n'ont pas la chance de vivre dans la meute et qui évoluent parmi les humains.
Ils ne sont qu'une poignée à disposer de tous les droits, mais ils sont assez terrifiants pour être pris au sérieux surtout au vu des appuis qu'ils ont dans les autres meutes étrangères. Nous avons été divisés par ville de manière à ce que cela ne soit pas le chaos. Toute personne métamorphe doit être recensée auprès d'eux. J'ignore combien de loups se baladent ici, à Novinka en Russie, je n'en ai jamais flairé d'autre. La plupart ne sont que des vagabonds, souvent de passage. Ceux-là évitent d'être affiliés à un endroit précis et errent secrètement.
Ne pas rester sur le territoire qui nous a été attribué est une des règles à ne pas transgresser. Nous avons ensuite des contraintes en ce qui concerne notre manière de vivre et notre intégration avec les humains. Nous n'avons pas le droit non plus de fonder une famille avec eux ou encore de lier des relations profondes.
Cependant, je trouve que malgré la présence de surnaturel en nous, nous n'en demeurons pas moins comme eux. Cette loi n'est souvent pas respectée tout comme la principale que je viens de transgresser.
Ne jamais se transformer devant les humains.
Si cet homme ébruite ce que nous avons vécu ce soir, ils le sauront. Ils me retrouveront et ils me puniront de la manière la plus cruelle qu'il soit. Je serais exilée, puis oubliée de tous dans un territoire lointain bien plus désert et glacial. Du moins, c'est ce qu'affirment les rumeurs.
Je frissonne, rien qu'au fait que de penser à cette éventualité. La lune brille au-dessus de ma tête, mais cette vision ne m'apaise pas pour autant tout comme les paroles de celle qui partage ma conscience. Je trébuche avant de tenter d'arborer une démarche sûre en arrivant à la hauteur du restaurant. Plusieurs personnes en sortent. Les yeux fermés, je hume ce doux fumet qui ne fait qu'attiser les gargouillements de mon estomac affamé par l'effort.
Cette voix intérieure me réclame de toutes ses forces de quoi satisfaire ses papilles, mais la seule chose que je devrais faire est me mettre à couvert et attendre que les événements se tassent. Je poursuis mon chemin en contemplant à travers les carreaux le peu de clients attablés. Le gel brûle ma peau bien qu'il soit atténué par le sang chaud qui circule dans mes veines. La cicatrisation provoquée par ma capacité accélérée de guérison m'aide à progresser sans être assaillie par la douleur. Pour l'instant, je ne perçois personne et encore moins de présence surnaturelle. En fin de compte, peut-être vais-je échapper à la sanction qui m'attend s'ils le découvrent.
« J'aime mieux ça », réagit ma louve suite au regain d'espoir qui renaît en moi.
***
La porte de mon modeste chalet claque. Coupée du vent et de la tempête de neige extérieure qui s'est élevée durant les minutes où je regagnais mon domicile, je me débarrasse de ce manteau qui porte encore l'odeur écœurante des ordures. Je le troque contre un habit propre. Ensuite, je m'attaque aux buches qui résident devant la cheminée pour raviver les cendres en nourrissant les flammes qui grignotent le bois que je place dedans. Une fois ma nécessité vitale de chaleur satisfaite, je remplis le second besoin qui me tord l'estomac depuis ma nuit torride qui s'est finie en catastrophe. Affamée, je sors du frigo ce qui me tombe sous la main tout en coinçant sous mon coude un paquet de Soushki à la vanille.
Un soupir de soulagement s'échappe de mes lèvres lorsque je commence à me ravitailler. Mon esprit se vide tout comme la présence de mon alter ego qui s'efface pour me laisser du répit. Tout en me réchauffant, je suis happée par une sensation de confort, bientôt rattrapée par la fatigue qui m'assaillie. Cloisonnée dans mon havre de paix, mes barrières s'effondrent, abandonnant la méfiance qui m'habitait jusqu'à maintenant. Je manque plusieurs fois de plonger dans le sommeil, mais quelque chose m'en empêcher. Prise d'une mauvaise impression, j'écarte à contrecœur mes paupières pour vérifier les environs par la fenêtre après m'être difficilement levée.
Une simple inspiration me permet de détecter plusieurs présences non loin de mon habitat. Il ne s'agit que d'humains. Pourtant, ma vigilance ne me quitte pas.
« T'es complètement ravagée ma pauvre fille », commente la garce qui envahit de nouveau mes pensées.
— Il y a plus de mouvement que d'habitude dehors, remarqué-je en balayant la zone du regard.
Illuminée par les phares extérieurs, je porte ma main devant mes yeux avant de me rendre compte que la lumière qui est projetée des véhicules correspond aux escortes de police. Une patrouille.
— Ils savent. Je suis sûre qu'il a tout balancé et qu'ils sont en train de chercher la louve. Autrement dit, toi, déblatéré-je en proie à l'angoisse.
« Ils vont chercher très longtemps dans ce cas », ricane-t-elle.
— Tu trouves ça drôle ? persiflé-je en retournant près du feu.
Elle ne répond pas. Un temps durant lequel je me dirige dans la salle de bain, résignée à l'idée de parvenir à fermer l'œil. Décidée à me changer les idées comme je l'avais initialement prévu en début de soirée, je me fais couler un bain chaud en prenant soin de parsemer ce dernier d'un liquide très odorant dans le but de camoufler la puanteur que j'ai ramenée dans le chalet.
« Si tu veux rester vigilante, troubler ton odorat avec une senteur boisée n'est pas l'idéal. »
— Et après, c'est toi qui me traites de parano !
Je m'approche de la radio disposée plus loin et l'active malgré les protestations internes que je perçois. Une jambe après l'autre, je m'enfonce dans l'eau chaude en savourant l'effet qu'elle produit sur mes muscles et mon mental qui s'apaisent. Je frotte mon visage en observant les saletés que j'ai rapportées se dissoudre instantanément. Je nettoie le sang sous mes ongles puis renverse ma tête jusqu'à heurter le rebord de la baignoire.
La radio ne tarde pas à confirmer ma théorie concernant la présence de la police dehors. Ce que je redoutais le plus est en train de se passer. Ils appellent les habitants à la vigilance et la description qu'ils viennent de faire de ma louve est plus que parlante. Je ne suis plus en sécurité ici. Les traqueurs de la meute vont rappliquer si ce n'est pas déjà le cas. Le temps qu'ils me cherchent sera suffisant pour que je puisse quitter la ville. Je préfère errer dans le danger, dans le froid et sous les traits d'un animal plutôt que d'être envoyée sur la terre des bannis.
On dirait bien que mon séjour ici touche à sa fin.
Après avoir savouré un bon bain chaud et parfumé qui pourrait s'avérer être le dernier avant un bon bout de temps, je me sèche et m'apprête avec des vêtements propres et chauds. J'essaie de garder la tête froide, mais en vérité, je suis terrifiée. J'ai peur à l'idée d'être déracinée et de quitter ce pays qui a été comme un refuge pour moi, même si je n'ai rien au sein de cette ville. Pas de famille, pas d'amis. Je n'ai aucune attache, seulement des souvenirs terrorisants dès mon arrivée ici qui m'ont changé en tout point.
J'ai été séparée tôt de mes parents une fois que ma louve s'est déclarée. Voilà dans quel contexte j'ai été coincée ici. Je n'étais rien et je n'avais rien non plus. D'un côté, on ne peut pas dire que ça ait vraiment évolué.
« Tu m'as moi », me corrige mon alter ego.
Son franc-parler suffit à me remonter quelques secondes le moral pendant que je fourre sans envie quelques affaires dans mon sac. Après m'être emparée du ravitaillement, je le lance par-dessus mon épaule. Je sais que mon fauve intérieur n'est pas plus dérangé que ça de cette situation. Elle déteste cet endroit et ses habitants. Les seules choses qu'elle aime sont les bois qui bordent Novinka et les gâteaux russes traditionnels. Sans compter les alcools forts puisqu'à chaque fois que je perds mes repères, cela lui donne une bonne occasion de prendre le dessus et de pointer le bout de son museau.
J'ignore où je m'apprête à aller, mais ce que je sais, c'est que je dois continuer d'avancer sans me retourner et rester terrée dans un coin suffisamment longtemps pour qu'ils m'oublient. Les vagabonds de ma race arrivent bien à survivre sans être repérés alors, pourquoi pas moi ?
Ma main se pose autour de la poignée de la porte que je m'apprête à ouvrir jusqu'à m'immobiliser. Les sens aux aguets, ma louve me hurle de reculer et de fuir en empruntant une autre sortie. Quelque chose que je n'ai pas ressenti depuis bien longtemps vient de se produire. C'est comme si mon âme était reliée à l'être surnaturel qui se tient derrière l'accès. Je sens sa présence à un point que j'ai l'impression que son odeur envahit mon esprit. Un effluve que je n'ai pas détectée avant à cause de ce foutu fumet boisé.
Ils m'ont trouvé.
J'opère un demi-tour à toute vitesse avant de m'arrêter en repérant une seconde silhouette immobile devant ma fenêtre. Deux prunelles luisantes me dissuadent de tenter quoi que ce soit. Je tourne en rond, prise au piège et force désespérément pour sortir en retournant vers la porte qui s'est ouverte sur un premier colosse.
— Calysta Karev, commence-t-il machinalement pour réciter cette stupide phrase qui va précéder mon arrestation.
Décidée à ne pas me laisser faire, je lui décroche un violent coup dans le thorax, ce qui lui vaut une réaction de surprise. Ce dernier heurte le tas de cagettes derrière lui en renversant son contenu dans un fracas assourdissant. Je profite du fait qu'il soit désorienté pour me précipiter dehors vers le second traqueur que j'esquive en parant son attaque d'un mouvement rapide et précis. Je passe par-dessus le mur qui me sépare du logement voisin et retombe avec souplesse de l'autre côté en prenant appui au sol pour me stabiliser. Mon instinct primitif vient de prendre le dessus si bien que chaque geste est effectué avec minutie.
Je presse la bretelle de mon sac à dos pendant que je continue ma course effrénée dans le but de me mettre à couvert et de me tirer le plus vite d'ici. Je perçois le grondement lointain des deux hommes qui traduit une mutation. Le temps qu'ils se changent en loup va m'être favorable puisqu'il me permet de m'échapper au plus vite avant qu'ils ne me rattrapent. Il ne me reste qu'à franchir l'écurie pour atteindre la forêt. Je ne m'y dirige pas tout de suite, j'observe pensivement le tas de fumier puis la pile de foin à quelques mètres.
« Tu vas gâcher notre dernier bain ! », râle ma louve lorsque je me jette dans les excréments des chevaux.
J'essaie de m'en badigeonner en prenant sur moi pour éviter d'expectorer ce que j'ai pu avaler en rentrant. Dégoûtée, je termine cette ruse au plus vite avant de me vautrer dans la paille pour ne plus bouger maintenant que mon odeur est camouflée. Je prends sur moi pour ne faire aucun bruit de manière à ce qu'ils ne perçoivent non plus aucun signe de vie. Je régule mon rythme cardiaque pour qu'il soit aussi lent que ceux des animaux et du couple qui résident ici. Étape par étape, je prends soin de neutraliser chaque sens de mes agresseurs.
Allez, calme-toi, m'intimé-je en devinant que la transformation en loup des traqueurs ne va pas tarder à toucher à sa fin.
Mes paupières se ferment pendant que j'expire longuement en essayant de ralentir mon souffle à celui des étalons que je perçois non loin de moi. Mon angoisse commence à s'amenuir. La tête enfouie dans la paille, je reste ainsi jusqu'à ce que les deux prédateurs s'amènent. Ma vigilance est à son climax et je ne manque pas d'entendre leurs grognements frustrés et les bruits de courses qui se poursuivent un peu plus loin. Immobile, je demeure couchée jusqu'à ce que leurs halètements bestiaux soient inaudibles.
« Bien joué », me félicite mon alter ego.
Après avoir poussé au maximum mes sens auditifs, j'envisage de sortir de ma planque. J'écarte la paille qui repose contre ma cage thoracique et ignore les résidus qui sont collés sur les excréments étalés sur ma peau.
Répugnant.
Je reste plusieurs secondes debout, immobile et silencieuse. Je possède de plus en plus de mal à renifler quelque chose à cause de l'odeur nauséabonde que je porte.
Cette ruse agit malheureusement à double sens. Si eux ne me perçoivent pas, de mon côté, je vais rencontrer la même difficulté. Une fois extirpée hors de mon trou, je piétine contre la terre battue en scrutant avec espoir les arbres se rapprocher de plus en plus de ma position au fur et à mesure que j'avance. Le lit d'une rivière ne tarde pas à attirer mon attention pendant que je m'accroupis face à ce large ruisseau à traverser. Après avoir pris mon courage à deux mains, je plonge mes jambes l'une après l'autre en grimaçant lorsque l'eau glaciale lèche ma peau sale. Je me laisse entièrement submerger afin de me débarrasser des résidus d'excréments et disparaît de la surface. La sensation de brûlure qui picote mon épiderme s'aggrave. Haletante, je ressors de l'autre côté et rampe sur les galets jusqu'à parvenir à me remettre sur pieds. Les flocons de neige virevoltent autour de moi en comblant le manteau épais qui commence à se former sur la terre glaciale. Mes doigts démêlent les particules coincées dans mes mèches bleu nuit pendant que je me reprends mon chemin, dégoulinante.
— À moi la liberté, frémis-je à voix basse.
— À ta place, je n'en serais pas aussi certaine, intervient une voix masculine.
L'inconnu ne me donne pas l'occasion de pivoter pour l'affronter. Un coup m'est violemment porté au front. Sonnée, l'impact perturbe mon sens d'équilibre et je m'écroule instantanément face contre terre pendant que l'homme appuie la semelle de sa chaussure sur ma gorge. Les joues rougies à cause de l'afflux de circulation sanguine dans mon cerveau, j'observe le traqueur me surplomber. Le souffle bloqué par la pression qu'il exerce sur mes voies respiratoires, ma vue se brouille pendant qu'il se penche une dernière fois au-dessus de moi.
— L'Alpha t'attend, Calysta.
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