SNK. Ce n'est pas de l'amour, cela n'a jamais été de l'amour. (2/2)

La joue mal rasée, le cœur endeuillé, l'honneur bafoué, l'esprit balafré. Reiner Braun errait comme une épave dans des rues qui jetaient un clair-obscur sur sa peau. Son visage avait un pied dans les ténèbres, tandis que l'autre restait enveloppé par la lumière des réverbères. Reiner Braun tentait de soigner ses chagrins, tâchait d'effacer la douleur, essayait d'oublier les souvenirs. Il se noyait dans la solitude des balades nocturnes, s'enivrait des tavernes coincées entre deux bâtiments oubliés, se murmurait tout bas ses plus grands regrets.

Il franchit la porte, les mains abîmées par le froid, le nez rougi par ses escapades hivernales. Il s'assit au bar, attendit, longtemps. Assez pour que le barman vienne le voir, l'air septique. Rapide coup d'œil sur son bras; regard dédaigneux; puis finalement, voix bourrue :

- Qu'est-ce que j'vous sert ?

Ce n'était pas pareil. Derrière lui, il entendait les échos d'une bagarre. Personne ne faisait rien. Il tourna brièvement la tête à sa gauche. Un homme : lourd manteau noir ouvert sur une chemise blanche, pantalon sombre assez épais pour braver la température; apparence soignée, posture noble. Puis il leva les yeux. Un plafond banal. Œillade à sa droite. Deux autres hommes qui discutaient activement. Rien d'anormal, rien qui sortait de l'ordinaire, rien de spécial.

Il glissa sa main contre le bar. De la pierre, d'un gris terne. Rien à voir avec le doux brun du bois de chêne noir. La pierre était lisse, froide. Pas la même ambiance, pas les mêmes couleurs, plus les mêmes souvenirs. Reiner Braun avait encore échoué à retrouver Gabrielle aux boucles brunes et au regard clair. Reiner Braun avait échoué tout court.

- Hé, ho. J'vous parle.

Il ne répondit pas - il ne répondait plus rien. Il se leva, chancela, buta sur une bosse invisible, puis sortit en se faufilant dans la pénombre, accablé par les relents d'une époque passée. Il disparut dans la froideur de la nuit.

Les épaules affaissées, la tête baissée. Le petit matin jetait des taches d'or sur sa peau parsemée de sueur. Paralysé par des réminiscences qu'il avait, autrefois, préféré enterrer assez profondément pour pouvoir faire comme s'ils n'existaient pas. Les larmes ne coulaient pas : elles avaient refusées de couler.

Ces remords, si grands, qu'il chuchotait tout bas, pour lui-même, pour les autres, ou peut-être juste comme ça. Ces remords, si grands, ces remords, qui lançaient des pluies de fer chauffé à vif sur l'estafilade qui balafrait son cœur.

Reiner avait mal, tellement mal. Si mal qu'il se refusait de l'admettre.

- T'as l'air con, à regarder comme ça le vide.

Il releva la tête, hagard. Il n'avait pas entendu la porte s'ouvrir dans son grincement singulier.

- Reiner, j'te cause !

Galliard se tenait là, tout droit. Les taches de rousseur clairsemées qui constellaient ses joues se fondaient dans l'obscurité de ce côté-ci de la pièce. Ses yeux étaient du vert calme des prairies, mais pourtant, ils étaient toujours animés par cette même rage qui n'était propre qu'à lui. Son nez se retroussait toujours à la vue de Reiner, et ses sourcils se fronçaient imperceptiblement. Porco Galliard était un orage battant, une tempête acharnée, un mystère vivant, qui reste et restera sûrement entier.

Mais cette fois, cette unique fois, Galliard n'était ni en colère, ni agacé, ni quoi que ce soit d'autre contre Reiner.

- Reiner. Est-ce que t'es sûr que tout va bien ?

Pour la première fois, Galliard entretenait un sentiment positif envers Reiner.

- Non, répondit-il dans un souffle.

Puis les larmes étaient revenues; elles coulaient à flot, comme un torrent dans son lit. Reiner avait mal, terriblement mal, mais cette fois-ci, les larmes allégeaient sa peine.

- Je suis désolé, hoqueta-t-il. Je suis tellement désolé. Je suis si désolé...

Reiner pleura longtemps, longtemps...

- Ma faute. C'est ma faute. Tout ! faisait-il entre deux bouffées d'air tandis qu'il s'étouffait avec ses pleurs.

Et Galliard le regarda pleurer, sans rien dire, sans jamais rien dire.

- Qu'est-ce que j'ai fait... qu'est-ce que j'ai fait ? murmura le soldat, le guerrier - il ne savait plus, en ramenant ses genoux contre lui.

Une main, crispée, sur son épaule. Puis une voix, tranchante :

- Tu peux pas changer le passé. Tu pourras jamais le ramener, les ramener, lui glissa-t-il en empoignant plus fermement son bras. Lève-toi, Braun. Tu peux essayer d'oublier, si tu veux. Te changer les idées, ou même devenir le roi du monde, je m'en contre-fiche, parce que tu m'as déjà tout pris. Mais bordel, lève-toi ! Arrête de te cacher derrière une fausse carapace. Arrête de déambuler comme un fantôme au milieu de gens qui te méprisent. Arrête de jouer aux morts en croyant que ça ramènerait tout ceux qui se sont fait bouffés ! Merde, Reiner !

Ainsi, Reiner se redressa, quitta l'obscurité de la pièce, et atterrit sur un balcon faisant face à la mer. Galliard, adossé contre la rambarde, sortait une clope comme si c'était normal. Très vite, Reiner sentit l'âpre odeur de la fumée.

- Sérieux... qu'est-ce que tu me fais faire... grommela-t-il.

Reiner fixait l'horizon. Le soleil dressé dans le ciel, les vagues brillaient d'un éclat propre aux fins de matinées. Reiner aimait observer la mer et ses humeurs, car elle ne faisait jamais de détours ou de compromis. Elle s'abattait, féroce, contre les rives, puis se retirait dans le calme des jours tranquilles. Reiner aimait la mer plus qu'il n'aimait la vie.

- C'est qui, Gabrielle ? demanda subitement son vis-à-vis. Une histoire d'un soir, ou alors un plan sur le long terme ? En tout cas, ça devait être l'amour fou, parce que tu répètes toujours son nom dans ton sommeil.

Reiner se mordit la lèvre, ne sachant par où commencer.

- Gabrielle aux boucles brunes et au regard clair. Le visage à moitié brûlé, boiteuse, avec une petite cicatrice sur le poignet, décriva-t-il en fermant les yeux. Elle buvait du jus de pomme comme de l'eau, et faisait parti de ces gens pas beaux la nuit.

Il rouvrit les paupières, l'air grave.

- Ce n'était pas de l'amour, cela n'a jamais été de l'amour.

Gabrielle aux boucles brunes et au regard clair devait bien avoir au moins vingt-huit ans. Aujourd'hui, elle en aurait peut-être un peu plus de trente. Ou alors, elle était resté bloqué à vingt-huit printemps pour toujours.

- Gabrielle semblait vivre sa vie comme si chaque jour était le dernier. Elle voulait mourir fièrement, sur le champ d'honneur, mais refusait d'intégrer l'armée. Des imbéciles, disait-elle. Elle avait peut-être raison.

Puis il avoua, tout bas :

- Elle m'avait recommandé un endroit où l'on servait le meilleur jus de pomme des murs. La Controverse des Murs, une taverne dont tout le monde parle comme si c'était une hérésie. Au fond d'une ruelle un peu sombre, mais pas dangereuse pour une balade, qu'elle avait juré. Je n'y suis jamais y allé. A mon avis, personne n'y est jamais plus allé.

Court silence. Dans sa tête, au fin fond du dédale que formaient les illusions qu'il avait créé, la silhouette de Gabrielle se consumait, avec tout les souvenirs qui allaient avec. Il serra les dents. Non ! Il ne voulait pas oublier Gabrielle aux boucles brunes et au regard clair. Jamais !

- Oui, c'est ce que j'ai dis : c'était l'amour fou. T'as l'air de vraiment bien t'en souvenir.

Il souffla.

- Gabrielle, c'était tantôt le ciel, la mer, la terre, et tout à la fois. Volatile comme un nuage et solide comme un rocher. Elle savait ce qu'elle voulait, mais pas forcément comment. Elle aimait les ragots, glisser sur la vague, atterrir là où le courant la menait, mais sans jamais se détourner complétement de son objectif. C'était une ombre dans la nuit, une tache dans le jour. Elle ressemblait aux autres, mais pas tout à fait. Gabrielle, c'était une énigme, avec des secrets qui prendrait sûrement plusieurs vies à découvrir.

- Tu sembles beaucoup l'admirer, ta Gabrielle.

Léger rire nerveux. Gabrielle était comme les rayons du soleil : elle était là, on savait sans vraiment le voir qu'elle était là, mais elle passait inaperçu.

- Reiner. Est-ce que c'est vraiment tout ce que t'avais à dire ? émit Galliard, le nez en l'air. Je suis sûr que t'as autre chose sur le cœur que cette Gabrielle.

Il renifla. Peut-être, oui. Non, sûrement. Reiner avait cherché à se vider la tête et à jouer aux fous pour esquiver des choses qui lui tenaient plus qu'à cœur.

- Je ne sais plus ce que je fais. Ni pourquoi, ni comment, ni si je suis encore capable de tenir de bout.

Il se prit les mains dans la tête, ses coudes contre la rambarde de pierre blanche.

- Je ne vois plus la fin du tunnel. Je suis fatigué, tellement fatigué... murmura-t-il d'une voix étranglée. J'ai envie d'en finir, Porco. Mais je ne sais pas si j'ai encore le privilège de mourir alors que Mahr tombe un peu plus en ruine chaque jour qui passe, confessa-t-il en serrant les poings.

Reiner déballait tout ce qu'il avait caché sous la carapace du cuirassé. Il avoua se terrer derrière la silhouette de Marcel depuis sa mort, il admit sa faiblesse qui avait conduit à la mort de la plupart de ses camarades, et puis il révéla ce vide, constant; ce trou béant qui déchirait sa poitrine et qui allait de paire avec ses regrets.

- On en a tous marre, Braun. Mais tout ce qu'on peut faire, c'est attendre la fin, passer le relais, espérer que ça s'arrange, finit par répondre le titan mâchoire. De là où on est, on voit le monde comme il est vraiment. Mais les autres, ils sont encore tout en bas de la montagne. Ils ne peuvent voir que ce qui se présente devant eux. En somme, seulement le sommet qui tient plus que d'une utopie qu'autre chose.

Les nuages couvraient le ciel et assombrissaient la terre. Les deux guerriers étaient plongés dans la pénombre. Une faible bourrasque ballota les courtes mèches blondes de Reiner, avant de disparaître dans un dernier coup de vent.

- Alors tout c'qu'on peut faire, c'est espérer ce qui ne viendra jamais, résuma-t-il.

Puis le ciel se découvrit, et les rayons du soleil perforèrent enfin l'épaisse couche de nuages. Reiner sentait une agréable chaleur sur sa peau.

- Ouais. En gros.

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