JE NE QUITTERAI JAMAIS MES RAILS
La cacophonie entraînante du train reprit après ce court arrêt - où quelques passagers en avaient profité pour fumer une clope à l'extérieur, plus forte que tout dans cette douce lumière fugace, qui apparaissait parfois pour éclairer les sièges pourpres sur lesquels étaient assis les quelques passagers, qui eux, se laissaient bercer par cette atmosphère cependant conviviale si particulière de ce moyen de transport.
Dehors, à travers les fenêtres soigneusement couvertes de rideaux mauves, se trouvait des champs, des pâturages, dans lesquels les chevaux se prélassaient dans l'herbe fraîche, où la douce brise, si singulière à cette heure tardive, chatouillait les naseaux des jeunots, débordant d'énergie.
Les paysages défilaient à fière allure, tandis que moi, je contemplais, désireux d'une liberté pourtant futile aux premiers abords, le dehors aux airs fantaisistes, où la vie semblait être mise sur pause.
La vue donnait sur des montagnes et des collines, des plaines et des valons, des ruisseaux et des cascades, des falaises et des gouffres sans fin. Tout cela, à l'intérieur de ce transport que prenait des milliards d'êtres humains chaque jour, et qui pourtant, ne faisaient pas attention à cet environnement féerique qu'était la nature.
Ma conscience divaguait parmi les limbes profondes de mon esprit, recensant les souvenirs, que j'avais peu à peu commencé à oublier. Ces petits détails qui s'effaçaient, pour laisser place au vide infini que j'essayais désespérément de combler, sans succès ; comme ce petit chaton, qui lappait furieusement un bol, remplit de ce liquide laiteux que l'on servait spécialement pour eux, mais qui s'avéraient en réalité néfaste pour leur santée. Mais eux, petits chatons qu'ils étaient, comment pouvaient-ils le savoir ?
Il y avait aussi ces oisillons, qui piaillaient en l'absence de leur mère adorée. Ces jeunes et frêles oisillons, qui étaient tous tombés du nid sans battre des ailes, ne serait-ce qu'une fois. Leurs délicates plumes n'avaient pas encore eu le temps de goûter au vent en altitude, faute de quoi ils seraient morts trop tôt. Mais eux, jeunes oisillons qu'ils étaient, comment pouvaient-ils savoir qu'ils se trouvaient sur ce chantier de construction ?
Et puis ce veau, qui attendait fébrilement sa mère de l'abbatoire où elle avait été envoyé. Ce veau, qui attendait patiemment, pendant des heures, durant cette nuit hivernale. Ce veau, mort de froid et non de vieillesse, car il attendait cet être qui ne sortirait jamais de cette maudite bâtisse, transformé en viande qu'un autre être humain avait bien vite fait d'avaler, sans se soucier de la précédente vie de son repas.
Tout cela, à cause de ces hommes, qui avaient bien évidement oublié cette chose volatile qu'était le respect. C'était néanmoins la principale cause de mon voyage sans fin ; oublier les hommes, ma vie d'avant, et ne me concentrer que sur le présent, en effaçant l'avenir de mon esprit, déjà plongé dans des ténèbres les plus incolores.
Je continuais de fixer, avec mes yeux ambres comparables à des gouttes de miel, l'air pur, qui envahissait mes poumons les rares fois où je quittais mon siège si dur et si familier. Cet air, qu'on aurait pu penser revigorant, me laissait une boule douloureuse dans mes poumons, envahi par la poussière du train.
Je rechignais toutes ces fois où mon esprit se souvenait de mon passé, que j'essayais pourtant de fuir. Toutes ces fois, où je devais malgré toute ma volonté, affronter cette réalité qui me terrifiait tant. Cette réalité faite d'un ciel aussi sombre que la plus ténébreuse des cavernes, où les nuages, chargé de pluie polluée, laissaient tomber ces gouttes d'eaux si toxiques et qui rendaient irrespirables l'oxygène présent.
Cette réalité faite d'un sol poussièreux et empoisonné, où nulle vit n'y osait s'y établir.
Cette réalité où les oiseaux colorés qui régnaient autrefois sur le ciel avaient fait place aux charognards, dont les quelques plumes grisonnantes sentant la chair pourrie étaient chargées de saletés aussi dangereuses les unes que les autres.
C'était pour cela, pour ne pas affronter ce qui me terrorisait tant, que je m'efforçais de créer ce mur de verre, si facile à briser, qui, dans mes rêves les plus fous, me protégait des dangers de la vie du dehors réaliste, et non celui de mes rêves que j'observais depuis mon fauteuil.
Mais j'avais appris à mon plus grand dam, que l'on ne pouvait pas fuir éternellement. Depuis ce jour fatidique, dont je ne voulais pas ressasser ces événements, je m'étais promis une chose ; je ne quitterais jamais ces rails qui eux, me faisaient vivre en ermite, et qui m'éloignaient pour de bon de ce que je redoutais tant. Et pour cela, j'idôlatrais ce précieux train, que je chérissais bien plus que ma misérable vie.
Et puis, un jour, le train était tombé dans une panne, et l'en tirer de là semblait difficile, tout du moins, dans la mesure du possible. Les roues étaient abîmées par un trop long voyage ; les rails sur lesquels ils roulaient étaient rouillés, faute de quoi ils avaient été laissé de côté depuis des temps immémoriaux ; la chose que l'on pouvait qualifier de toiture menaçait de s'écrouler à tout moment. Le train devenait miteux, ce qui contrastait fort avec l'intérieur élégant aux délicates couleurs.
Je vins à la conclusion que nous ne nous remettrions pas en route avant les réparations de tout cela, ce qui devrait prendre un temps considérable. Heureusement, la contrée que je pouvais apercevoir depuis mon siège n'était point de piètre qualité. Au contraire : elle était magnifique. Des valons se creusaient entre quelques collines, elles-mêmes encerclées de montagnes aux falaises bien dessinées. On pouvait même entendre au loin une chute d'eau qui s'écrasait contre des parois rocheuses. Au moins, je pouvais passer les prochains jours, qui allaient s'avérer fort ennuyeux, à explorer l'univers sauvage dans lequel je venais de tomber. Pour ne pas dire, j'étais ravi.
FIN
- A
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