Chapitre 55

On finit par me délivrer de ma souffrance. Une bonne heure s'écoule avant que les portes ne se rouvrent. J'ai eu le temps de calmer mes pleurs, et de faire le point.

Non, en réalité, j'ai essayé de penser à autre chose. Je ne veux plus revoir Eros. Je ne veux même pas voir l'ombre d'un morceau de sa peau. Si son baiser avec Willa faisait partie d'un plan sordide, il aurait dû m'en parler. Bien que je doute que cela fasse partie d'un plan.

Il m'a simplement trahie. Il faut que j'accepte cette réalité.

Quand les portes s'ouvrent, je ne rentre pas tout de suite. En fait, je me lève au bout de trente minutes à faire le vide dans mon esprit.

J'ai perdu. Je me suis attaquée à plus fort que moi. J'ai donné mon cœur à un homme qui n'a pas hésité à le jeter contre le sol et à l'écraser d'un coup de pied.

Je n'assisterai pas à son mariage. Je ne veux plus jamais avoir affaire à lui.

Je me lève et c'est le cœur lourd et les yeux fatigués que je m'avance vers les portes. Les gardes font comme si de rien n'était alors que je reste persuadée que c'est Kereya qui les a contrôlés.

Je rentre à l'intérieur. La salle de réception est vide. Ce n'est pas étonnant : la fête est terminée. Je me dirige d'un pas las vers les escaliers. Plus qu'un couloir à traverser et je serai dans ma chambre.

Je dois malheureusement passer devant le petit salon, celles de toutes les discussions. Des voix émergent de la pièce. Étrangement, elles me paraissent basses. Pas aussi joyeuses qu'avant. Comme si la situation actuelle nous avait tous pris de court.

Je passe devant la porte en coup de vent. Je pensais être rapide, apparemment pas assez.

— Arynn ?

Je me retourne. Rewind passe la tête, visiblement surpris de me voir.

— Ce n'est pas le moment, je grommelle.

Je le vois qui hésite. Il hésite à parler. À me réprimander, peut-être. À me dire que tout le monde m'attendait. Je lui répondrais que l'on m'a enfermée dehors, mais Rewind ne dit rien. Il se tait.

Parce que derrière moi, quelqu'un attire son attention. Je n'ai pas besoin de me retourner pour voir de qui il s'agit. Je n'ai pas besoin de comprendre, que je sais.

Je pivote et tombe nez à nez avec Eros. Seul, pour une fois. Son visage exprime un millier d'émotions confuses. Je ne m'attarde pas sur l'hématome violet qui recouvre sa joue gauche.

— Arynn...

Il s'avance et sa main se referme sur mon bras. Je le repousse vivement, la colère enflant dans mes veines.

— Ne me touche pas !

Je me suis trompée. Il n'est pas seul. Derrière lui, Willa avance, elle était cachée dans son dos et je ne l'ai même pas vu. Il la prend par la main.

Il la prend par la main.

Je m'éloigne, refoulant mes larmes mais il s'écrie :

— Arynn, nous devons parler !

Il se retient de dire des choses avec la présence de Willa. Ça tombe bien, j'ai un tas de trucs à lui dire.

Je ne sais plus si c'est Eros ou moi qui fais le premier pas, mais l'un de nous attrape l'autre pour traverser les couloirs d'un pas vif. Il n'y a pas tellement d'intimité au bout de ce couloir ridicule mais je m'en fiche. Tout le palais peut entendre ce que j'ai à dire, ce n'est pas un secret.

Je croise les bras sur ma poitrine et attends patiemment. En réalité, je suis à deux doigts d'exploser.

— J'attends.

— Je ne voulais pas...

— L'embrasser ? La toucher ? La prendre par la main ? je complète.

Il se passe une main sur le front et je déclare d'un ton si calme que cela me surprend :

— Je serais, à la limite du possible, capable de te pardonner si tu me disais que cela faisait partie de ton plan. Et si tu en as parlé aux autres.

Il ne répond pas. Il ouvre la bouche, ses yeux se voilent. Son silence parle pour lui. Quelque chose se fissure encore au fond de moi.

— Tu m'as dit que tu le ferais, je souffle. Tu m'as menti. Tu m'as dit que tu en parlerais aux autres, tu... Alors l'embrasser, ce n'était que pour ton petit plaisir personnel ?

— Mais non ! s'offusque-t-il. Kereya m'a..

— Menacé ? je m'écrie. Tu crois qu'elle ne m'a pas menacée aussi ? Et tu crois que j'ai sagement opiné en l'écoutant proférer ses menaces ?

— Tu ne comprends pas ! Tu ne comprends pas que je ne peux juste pas la laisser faire !

— Mais faire quoi ? Merde, alors ! Nous sommes dans un palais avec un chef de guerre et deux soldats expérimentés qui sont aussi nos amis ! Tu crois que l'on oserait me faire du mal ? Il y a des gardes à ma porte !

— Cela ne change strictement rien ! Elle est capable de tout, elle t'égorgerait en public sans éprouver le moindre remord, elle l'a déjà fait et...

— Et embrasser Willa est une solution. Très bien. Je t'écoute, dis-moi. Comment se passera la suite ? Tu vas sagement l'épouser ? Tu vas laisser Kereya te dicter ta vie pour la bonne prochaine dizaine d'années qui arrive ?

Il se tait. Parce que dans le fond, je sais qu'il n'a aucun plan. Il est aussi perdu que moi. Il ne sait pas quoi faire. Il ne l'a jamais su. Arrêter Kereya semble être au-dessus de ses forces.

— Fais donc, Eros. Retourne au pays avec ta petite épouse. Marie-la, fais-lui des enfants. Vis cette vie que tu n'as jamais voulu. Mais... Peut-être que c'est ce que tu veux, tout compte fait ?

— Ce n'est pas ce que je veux, rétorque-t-il, les dents serrées.

— Très bien, alors je vais te donner un coup de pouce. (Et je m'écrie plus fort pour que tout le palais m'entende :) Rewind ! Ander ! Erkel ! Eros est menacé et n'ose pas vous le dire !

Eros me dévisage, outré de mon audace. La vérité, c'est que mes émotions sont en train d'exploser dans tous les sens. Je n'ai jamais ressenti une aussi vive douleur dans la poitrine.

— Tu ne comprends pas les conséquences, murmure-t-il. Tu ne comprends pas ce que tu viens juste de faire.

— Tu me parles de conséquences depuis des lustres et il ne m'est jamais rien arrivé ! m'époumoné-je. Tu me dis que je ne comprends pas et tu ne m'expliques rien ! Que ce soit verbalement ou bien à travers tes lettres, tu ne me parles pas de cette soi-disante menace ! Et tu t'attends à ce que je retourne vers toi ? Tu t'attends à quoi, Eros ? Dis-moi, qu'est-ce que tu attends de moi ? Tu veux me parler maintenant, alors parle-moi ! Dis-moi ce qui est si important pour que tu ne...

Sa bouche s'écrase violemment sur la mienne. Faible que je suis, je me laisse faire. Quelques secondes s'écoulent. Ce baiser ne signifie plus rien. Nos baisers ont-ils déjà eu une signification ?

Je le repousse, rouge de colère.

— Tu n'avais pas le droit !

Il est désemparé. Je le vois. Sur son visage, dans sa posture, dans sa façon de me regarder comme s'il n'allait jamais me revoir.

— Tu avais tout entre tes mains. Je t'ai tout donné, Eros. Mon cœur, mon corps, ma vie. Je t'ai tout donné et tu n'as pas respecté ta promesse. Tu m'as brisé le cœur.

Les larmes glissent sur mes joues et brisent en deux les derniers remparts de mon cœur. Elles se frayent un chemin jusqu'à la dernière brique, jusqu'au dernier morceau encore debout.

— Je t'aime, Eros, je crois qu'une partie de moi t'a aimé dès le premier jour. Je croyais que mon amour était réciproque, j'ai espéré jusqu'au bout à une fin différente.

Je n'attends pas de réponse, je sèche les larmes. Je le connais par cœur. Il veut parler, il veut me répondre mais les mots ne franchissent pas la barrière de ses lèvres.

Ils ne la franchiront jamais.

D'un pas las, je le laisse là. Je m'avance jusqu'à ma porte. Rewind, Morgan, Bianca et Ander sont sortis du salon, et nous observent au bout, silencieux.

Je les dépasse, et je refuse de croiser leurs regards. Je refuse de m'expliquer, de m'épancher sur cette soirée catastrophique.

J'aurais seulement plus mal à leur en parler, et ils ne trouveront aucune solution. Eros ne s'est jamais battu pour moi. Je lui ai toujours couru après sans la moindre retenue.

Je pousse la porte de ma chambre et me fige, la main sur la poignée. Kereya est dans ma chambre. Et elle tient dans ses mains les lettres d'Eros.

Mon cœur flanche quand une à une, elle les jette dans le feu de cheminée. Je veux hurler mais aucun son ne sort de ma bouche.

— Si touchantes, ces lettres qu'il t'a écrites.

Elle en jette une autre. Sous mes yeux, je la vois brûler les lettres de celui que j'aime.

— Niaises aussi. C'est fort dommage, tu n'en connaîtras jamais le contenue.

La dernière brûle. Je regarde le papier craquer, et s'enflammer, et mon cœur se fissure en deux.

— Votre histoire est si tragique que je t'accorderai une mort rapide. Occupe-toi d'elle.

Un soldat se détache du mur. Mon cœur fait un arrêt. Il fait plus de deux mètres et est aussi baraqué que deux armoires réunies.

Kereya me sourit, un rictus malsain aux lèvres et moi, il ne me faut pas plus de temps pour comprendre la situation.

Je prends mes jambes à mon cou en hurlant. Mon cri n'a jamais été aussi puissant. Je perfore mes propres tympans.

Je pique un sprint vers les autres. Ils sont encore là, dans le couloir, regroupés, comme si l'avenir leur paraissait incertain.

Le mien l'est.

Je vois Eros au bout du couloir et au moment où ses yeux croisent les miens, une vive douleur me transperce la poitrine.

Je m'arrête en pleine course, le souffle coupé. Je pleure, je crois. Je baisse les yeux et ma panique s'insuffle dans mes veines.

Ma robe est tachée de sang.

Je n'arrive plus à respirer.

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