Chapitre 53
J'entre dans la salle de réception, le cœur battant tellement fort que j'en ai mal à la poitrine. Pour l'occasion, la pièce a été entièrement redécorée. Des banderoles à l'effigie du Jeu des Roses ont été accrochées, les banquets ont été dressés et un énorme gâteau trône au centre de l'une des tables. Un gâteau de mariage.
Ça y est. Nous y sommes.
La finale du Jeu des Roses.
C'est maintenant que tout se joue. C'est mon moment, c'est aujourd'hui que nous saurons qui décrochera le cœur d'Eros. Je suis assez sûre de moi pour savoir qu'intimement, nous sommes liés lui et moi. Nous avons partagé des choses hors du commun. Je lui ai tout offert. Mon premier baiser, ma première fois. Mon cœur, mon corps. Ma dévotion ultime.
La musique continue de jouer dans la salle. Mes yeux se posent sur l'orchestre à cordes qui joue des mélodies entraînantes, les notes s'émanent et parviennent jusqu'à mes oreilles dans des rythmes saisissants.
Morgan se décale et s'avance vers son bien-aimé pour me laisser faire mon entrée. Au loin, les silhouettes de Sorya et Willa se dessinent. La première a revêtu une robe rose vif, et ses cheveux blonds ont été tressés. La seconde en porte une bleu océan, et... elle est incroyable. Je l'imagine au bras d'Eros et quelque chose s'enflamme en moi.
En parlant d'Eros, il fait dos à Kereya et quand il me voit, je le vois ouvrir la bouche. Je repense à l'instant que nous avons partagé hier soir et quelque chose se noue dans mon ventre. Pourquoi ai-je l'impression que je ne revivrai jamais l'étreinte passionnée que nous nous sommes échangés ?
— Accueillons tout de suite la dernière finaliste : Son Altesse Royale la princesse Arynn !
J'ai l'impression de me décomposer. En fait, j'ai surtout l'impression que tout le monde me regarde. Ce qui est le cas. D'Ander jusqu'à Rewind, en passant par Sir Caster et Kereya, allant jusqu'aux nobles que je ne reconnais pas... Chacun me fixe, attendant que je fasse le premier pas rejoindre les deux autres finalistes.
Alors je m'avance, terriblement nerveuse, les mains pleines de sueur mais... Je m'avance. Morgan m'encourage du regard et cela suffit à booster ma confiance. Je lève la tête, garde le menton droit.
Je n'ai rien à leur prouver. Mais je peux leur montrer qui je suis.
Arynn de Rowentown ne se laisse pas faire. Je me battrai pour cette victoire. Quoiqu'il arrive, quoiqu'il se passe, je ne laisserai personne me voler ma première place.
Je rejoins l'estrade, Sir Caster m'aidant de sa main à rejoindre les autres. Je me place entre les deux autres, et mon regard croise celui de Kereya, qui m'a l'air toujours aussi furieuse.
Mais elle paraît différente. Il y a comme... de la malice dans son regard. Comme si elle préparait un plan, comme si elle avait déjà tout planifié dans sa tête, et que mon mariage avec Eros n'en faisait pas partie.
— Ce soir, Mesdames et Messieurs, nos trois finalistes auront l'opportunité de danser avec le prince. Ce soir, tout se jouera à l'issue d'un vote entre moi-même, Sa Majesté la reine et notre fidèle représentante au Jeu des Roses. Ce soir, sortira le nom de la gagnante du tournoi !
Un tonnerre d'applaudissements retentit dans la salle et mes yeux se perdent sur la foule. Cette foule, qui nous a vus nous battre pour le cœur du prince, cette foule qui aura suivi du début à la fin le Jeu des Roses, cette foule qui n'aura été que les spectateurs de l'amour que je porte envers Eros.
Sorya est la première à entamer la danse. Elle paraît moins gracieuse que Willa dans sa robe rose pétant, et quand je vois Eros saisir sa main, quelque chose se serre en moi.
Ce n'est qu'un jeu. Ce n'est pas réel. Eros ne l'aime pas.
Nous sommes libres de nous déplacer dans la pièce, alors j'en profite. Je rejoins le buffet, tournant ainsi le dos à la valse entre Eros et Sorya.
Une silhouette se poste à mes côtés et une voix féminine retentit par-dessus la musique bruyante :
— Votre petit jeu ne m'est pas passé inaperçu.
Je pivote et mes yeux croisent ceux de Kereya. Elle me dévisage, un air hautain au visage. Elle paraît sévère dans sa robe noire droite, et son chignon lui tirant les cheveux en arrière n'arrange pas son attitude.
Je décide de l'ignorer et vais pour rejoindre le groupe mais elle poursuit :
— J'avais prévenu mon fils. Il ne m'a pas écoutée. Il en subira les conséquences.
Je me tourne vers elle et réplique :
— Il n'est pas votre fils, et il ne vous considère pas comme sa mère. Une mère ne blesserait jamais son enfant, et n'irait jamais saboter son bonheur. Elle ferait tout pour le voir heureux et épanoui. Vous n'êtes rien de tout cela.
Elle ouvre la bouche, presque choquée de ma réponse. Elle ne devait pas s'attendre à ce que je réponde.
Alors sans un mot de plus, je m'éloigne d'elle et rejoins les autres. Morgan s'écarte sous mon passage et m'offre un sourire resplendissant. Je ne l'ai jamais vue autant sourire qu'aujourd'hui.
— Tu es magnifique ! s'exclame Bianca en me voyant.
— Resplendissante, ajoute Eileen avec un demi-sourire. Tu as tout pour gagner cette finale.
Rewind a passé son bras autour de l'épaule d'Ander et je l'entends expliquer en pointant du doigt quelqu'un :
— Tu vois lui, là-bas, sa femme l'a surpris au lit avec non pas une, mais deux femmes !
— Deux ? C'est possible ça ?
— Ils sont devenus meilleurs amis ? je m'étonne en me tournant vers Bianca.
— Rewind a commencé à se la péter en disant tout savoir de la cour. Alors le voici, décrivant toute la vie des nobles dans les moindres détails.
— Et elle, rajoute le concerné, son mari l'a quittée parce qu'elle empestait des pieds. Regarde-la noyer sa détresse dans l'alcool.
— C'est bientôt ce que je vais faire si l'odeur intempestive des tiens ne s'aménuise pas ! s'exclame Bianca.
Rewind se tourne vers elle et fait les gros yeux.
— Enfin, Bee, ne dis pas ça ici ! Les nobles pourraient t'entendre. Tu imagines la réputation que j'aurai en rentrant à Imir ?
En rentrant.
Parce que c'est ça, au final. Le Jeu des Roses était l'occasion pour nous de tous nous retrouver. Après ce soir, ce sera... Terminé. Envolé. Alors, certes, je verrai encore Eileen et Ander mais...
Bianca rentrera avec Rewind à Imir. Morgan et Erkel repartiront à Meridia. Quant à Eros... Je ne sais même pas ce qui adviendra de nous. Je ne sais même pas comment se terminera ce tournoi !
Eileen a l'air de lire dans mes pensées puisqu'elle se tourne vers Morgan et Erkel et demande d'une voix douce :
— Quand comptez-vous rentrer à Meridia ?
Morgan lève les yeux vers Erkel qui a passé son bras autour de sa taille et fait mine de réfléchir.
— Après le mariage d'Eros et Arynn, non ? demande Morgan à son époux.
Il hoche simplement la tête. Dans une semaine.
Le mariage d'Eros et Arynn.
Elle dit ça comme si elle y croyait. Quand je le regarde danser avec Sorya, mon ventre se tord. Elle semble si sûre d'elle. Pourquoi moi-même je n'arrive pas à croire en notre histoire ? Pourquoi suis-je persuadée que ce soir est bien la dernière fois que nous aurons l'occasion de nous voir ?
Je dois arrêter de psychoter. Tout se passera pour le mieux. Tout ira bien.
Je suis appelée à danser. Sir Caster prononce mon nom et je vois Eros qui me cherche. Je vois aussi Kereya qui glisse quelques mots à son oreille, et je le vois se figer. Je veux savoir ce qu'elle lui dit.
Mais je ne saurai jamais. Eros s'avance, et je contourne la foule pour le rejoindre. Au milieu de la salle, il m'attend. Il n'y a que nous. Plus personne d'autre n'existe.
Le cœur battant à tout rompre, je le rejoins et il glisse sa main dans la mienne pour m'inviter à danser.
La musique commence et ses pas sont parfaits. Il est un prince, ce n'est pas étonnant. Ma poitrine se bombe de fierté quand je réalise que, le milieu dans lequel je suis née m'aide à paraître gracieuse aux yeux de tous.
Nos pas sont synchronisés, nos regards sont liés, et j'ai l'impression que ce moment restera gravé dans ma mémoire.
La musique glisse sur ma peau, m'enveloppe dans un cocon douillet, et un flot d'émotions me submerge quand je me rappelle la nuit que nous avons passée, mon cœur chavire, son regard se fait si profond, si intense que je me liquéfie entre les notes, je voudrais que ce moment soit éternel, je voudrais l'aimer toute ma vie, n'est-ce donc pas cela... l'amour ?
Toute ma vie n'aura été qu'un champ de questions sans réponses. Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que le désir ? Je l'ai ressenti tellement de fois avec Eros que ce soir, mon souffle se coupe dans ma cage thoracique.
Notre rencontre n'aura pas été un coup de foudre. Et pourtant, j'ai développé des sentiments en sa présence, j'ai su évoluer, changer, m'affirmer dans quelques rares cas, j'ai su voir le monde à travers ses beaux yeux.
Eros me fait me sentir vivante. Quand tout ma vie, je n'ai été que l'ombre de moi-même, quand je longeais les couloirs à la recherche de ma destinée, il est apparu. Pour la première fois de ma vie, en le voyant, je me sens exister à travers son regard.
C'est bien l'une des plus belles choses que je réalise.
Il me serre contre lui et plus rien n'a d'importance. Le monde pourrait s'écrouler là, maintenant, je n'ai jamais autant vécu qu'au cours de ce mois-ci.
J'ai ri, j'ai pleuré, j'ai souri, je l'ai embrassé, j'ai découvert son corps, son amour, tout ce qu'il a pu me donner.
Ses yeux brillent d'une émotion nouvelle et je vois, je vois qu'il veut me dire quelque chose mais ses lèvres se meuvent dans un silence totale.
Nos regards ne sont pas quittés. Ils ne se quittent plus. Le sien exprime un tas de choses que je me perds dans mes propres réflexions.
Un regard peut dire tellement, j'ai l'impression qu'il me délivre son amour à travers le sien, j'ai la sensation d'entendre les mots qu'il ne m'a jamais dit, de sentir toutes les caresses prolongées qu'il aimerait me faire découvrir, je sens nos cœurs battant à l'unission, fiévreux d'amour et de liberté, aspirant à notre histoire. Notre propre histoire. Aurons-nous notre fin heureuse ?
J'aimerais lui dire que je l'aime. Je l'aurais fait, si la musique ne s'était pas arrêtée. Eros a du mal à me relâcher. Étrangement, ses yeux se voilent et son expression se rembrunit.
Il me laisse partir. En fait, il me tourne le dos et rejoint l'estrade où Willa l'attend. Sans un mot, il prend place à la troisième et dernière danse. Celle qui changera tout.
Quand je le vois la serrer dans ses bras, mon cœur se fige. Arrêt sur image. Mes yeux croisent ceux de Kereya et je comprends. Ce n'est pas réel. Eros n'aime pas Willa. Il n'y a que lui et moi. Après ce soir, nous serons invincibles.
Mon regard se porte ailleurs, perdu, je tente à de maintes reprises de sceller mes sentiments, verrouiller mon cœur, les garder intacts, précieusement.
Contre toute-attente, je réalise que depuis le début du bal, elle était là. Assise sur une chaise, Ander se tient près d'elle.
Ma mère tient une coupe de champagne entre ses mains. Sa peau est pâle, elle paraît plus mince que dans mes souvenirs mais... Elle est là.
Les larmes me montent aux yeux. Je fends la foule en deux pour aller la rejoindre. Sans attendre une seconde, je la prends dans mes bras.
Son parfum remonte jusqu'à mes narines et je me mets à pleurer. Elle m'avait tellement manquée. Trop absorbée par mes sentiments, je ne suis jamais allée voir comment elle allait. Les propos d'Ander m'ont déstabilisée le jour où Therys a annoncé notre pseudo mariage.
Je recule, et je m'excuse une dizaine de fois. Ander s'éclipse, sa main pressant mon épaule, et il part rejoindre Eileen.
— Je suis tellement désolée, Maman, je ne sais même pas comment m'excuser... Je n'ai pas eu le courage... J'étais tellement prise dans le tournoi que j'ai à peine...
...pensé à toi.
Elle me sourit. Son sourire se veut radieux mais je vois qu'elle est épuisée. Même dans la maladie, elle reste resplendissante. Elle a fait l'effort de revêtir une jolie robe blanche et ses cheveux ont été attachés en un chignon, comme avant.
Avant me semble si lointain. L'époque avec Sebastien... Je me surprends à penser parfois qu'il me manque. Avant Eileen. Avant Cecilia et toutes ces rivalités.
Quand nous n'étions que des enfants, le monde paraissait si coloré à nos yeux. Nous ne nous inquiétions pas du futur, de notre vie d'adulte, de l'amour ou bien même des problèmes de la vie. Nous étions naïfs, et des rêves pleins la tête.
Aujourd'hui, que restent-ils de mes rêves ? Que restent-ils de toutes les choses qui faisaient de moi une enfant joyeuse ?
— Ma chérie, ne sois pas désolée. Je n'étais pas en forme, j'ai l'impression de sortir d'un long coma.
Elle a le courage de rire. Je vais juste pleurer en l'entendant agir comme si tout allait bien.
— Comment tu te sens ? Ton état...
— Se dégrade, je ne vais pas te mentir, ma puce. Mais ce soir, je me sens bien. Et c'est le principal.
— Mais demain ? Et les jours d'après ?
— Ne t'avais-je pas déjà dit de ne te soucier que de l'instant présent ? Qu'est-ce que demain face à toute une vie ? Je me sens bien, ce soir, Arynn, et j'en suis reconnaissante.
Je fais la moue et mes yeux se posent sur Eros et Willa. Je ne dois pas les regarder. Il ne la quitte pas du regard. Comme il le faisait avec moi. La trouve-t-il belle ? Aussi jolie que moi ?
— Tu es amoureuse.
Je baisse la tête vers ma mère qui fixe Eros, un petit sourire aux lèvres.
— Si j'ai bien compris une chose au cours de ma vie, c'est que le regard parle toujours. Vous êtes amoureux, et je crois... Je crois que je ne t'ai jamais vue aussi heureuse qu'aujourd'hui, Arynn. Et cela me rend tellement fière, si tu savais. Je t'ai vue grandir, t'épanouir en tant que femme et maintenant... Tu as trouvé ton propre bonheur. Est-il gentil au moins ?
Je hoche la tête, le souffle court. Je vais pleurer. Non, je ne vais pas pleurer.
Sapristi, retiens tes larmes, Arynn !
— Il est incroyable, Maman. Il est gentil, drôle, plein d'empathie et... Il me fait rire, tout le temps, on a eu des moments compliqués mais... J'ai l'impression qu'aucune journée ne se ressemble avec lui. J'ai l'impression qu'il me surprendra toujours. Il m'a écrit des lettres... Et il aide Julio à jouer au violon ! Si tu savais, quand j'ai vu ça, je suis tombée des nues.
— Le principal, c'est qu'il fasse rire mon petit bébé. Chaque couple connaît des moments plus durs que d'autres... Je suis persuadée que vous saurez remonter la pente.
Je lui souris, sincèrement. Elle a raison. Je n'ai jamais été aussi heureuse.
— Tu me le présenteras ! s'écrie-t-elle en levant la tête vers moi, le regard empli de malice.
Je hoche la tête puis me tourne vers Eros.
La valse est terminée. La musique s'arrête et mon souffle se bloque dans ma poitrine quand je pose les yeux sur lui.
Mon monde bascule. Mon état de plénitude se transforme en léthargie. C'est l'apathie la plus totale.
Je refuse de comprendre ce qu'il se passe sous mon nez. Je refuse de croire ce que mes yeux indiquent.
Eros est en train d'embrasser Willa.
Et quelque chose se brise au fond de moi.
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