Chapitre 9

— Autrefois, le Jeu des Roses était un tournoi amical. Deux ans auparavant, les épreuves étaient encore d'une nullité aberrante. Des courses de chevaux, des tests de culture générale, du tir à l'arc... Bref, le but étant de maintenir la paix entre tout ce beau monde. Il n'était même pas obligatoire mais comme un rituel chaque année pour célébrer la paix acquise au fil des siècles. Un peu comme un évènement à ne pas rater pour toutes les nations.

Nous avons fini de manger notre repas aussi délicieux que copieux. Sa Majesté lève son verre de vin pour le terminer. Je me tiens droite comme un I sur mon siège. Les fenêtres ont été ouvertes sur ordre de sa suprématie par un domestique qui nous a apporté les desserts –marmelade sur une tarte– que je n'ai pas touché. Nous avons mangé dans un silence de plomb alors qu'il m'a demandé mon prénom un nombre incalculable de fois. Et je n'ai jamais répondu.

— Et bien sûr, vous n'avez pas fait don de votre merveilleuse présence les années précédentes.

— J'avais mes raisons qui ne te regardent pas.

Je le vois se lever, s'avancer vers moi. J'aurais pu tenter de le tuer à de nombreuses reprises mais étonnamment, je ne l'ai pas fait. C'est étrange mais je lui laisse le bénéfice du doute. J'ai beau le haïr, il n'en demeure pas moins que je crois à ses histoires. Sans doute suis-je trop naïve, je l'ai toujours été dans le fond. Peut-être que finalement, il y a plus important que mes envies de représailles.

Il me tend sa main. Une main que je dévisage. Je pourrais la lui tordre. Lui briser le poignet. Je l'ai fait des centaines de fois. J'ai déchiqueté des cœurs de mes doigts. Je glisse ma main dans la sienne comme une imbécile le ferait.

— Allons nous promener.

Je pourrais lui dire non, lui couper les doigts et glisser les miens dans ses yeux. J'imagine un millier de scénarios qui ne se réaliseront jamais. C'est la première fois depuis des années que je choisis de ne pas tuer. Avant, je n'hésitais jamais. J'étais rapide, efficace, sans prise de tête. Aujourd'hui, les enjeux sont différents.

Nous sortons de la salle à manger, où j'ai l'impression d'avoir passé des heures pour sortir dans le jardin. Il fait complètement nuit et le vent viens fouetter mes cheveux, faisant frissonner ma peau. Je jurerais que Sa Majesté l'a remarqué mais il ne dit rien. Au contraire, il avance alors que je lui demande :

— Depuis combien de temps êtes-vous roi ?

La réponse semble être une évidence lorsqu'il déclare :

— Depuis que mon père est mort.

— Depuis que vous l'avez assassiné, vous voulez dire ?

Un éclair fugace passe dans son regard et il me fusille sur place.

— Ce ne sont pas tes affaires. Mentionne encore une seule fois ma famille et je te fais brûler sur la place publique.

— La vérité est dure à encaisser, je vous l'accorde.

Ses mâchoires se serrent. À tout moment, il envoie valser son poing dans mon figure. Sa Majesté est connue pour avoir tué toute sa famille : parents, et fratrie y compris. Personne ne sait ce qu'il s'est réellement passé ce soir-là, mais il n'a jamais nié les meurtres. Cela doit bien faire trois ans qu'ils sont morts, donc trois ans qu'il règne.

— Je n'ai pas terminé mon histoire, reprend-il.

— Allez-y, endormez-moi.

Un sourire moqueur se dessine sur mes lèvres et il ne relève pas ma pique. Dommage. Nous empruntons un petit chemin sur le côté du jardin qui mène directement à la véranda. Bientôt, il ouvre la porte pour me faire entrer. J'étoufferai presque sous la chaleur qui se dégage de la pièce. Les verres transparents laissent tout le plaisir aux gardes pour nous voir : je ne pourrais donc pas tenter de le tuer. Je me laisse aller à la contemplation de ses géranium alors qu'il poursuit :

— Le premier Jeu des Roses a eu lieu il y a un peu plus de cent ans. À l'époque, c'était la Dame de Montancourt qui a eu l'idée d'instaurer ce tournoi. Au fur et à mesure des années, ces jeux ont pris plus d'importance au sein du monde et chaque année, un pays était désigné pour les accueillir.

— Il semblerait que notre souverain soit de nature cultivé.

— J'ai reçu des cours d'éducation contrairement à d'autres, rétorque-t-il.

— Toujours sur la défensive ! Vous êtes agaçant.

— Je ne suis pas sur la défensive, j'énonce un fait. Tais-toi faucon, avant que je ne te fasse taire moi-même.

Ses phalanges blanchissent à force de serrer les poings et je me sens rougir involontairement. Il semble se détendre lorsqu'il me voit et son sourire narquois reprend place sur ses lèvres.

— Auquel cas tu n'aurais pas remarqué, ma douce, j'essaie de t'expliquer l'ampleur qu'ont pris ces jeux et la façon dont ils sont présentés chaque année. Si les rois et princesses y participent, ce n'est pas pour qu'une vulgaire créature comme toi vienne semer la discorde à coup de haches et de fil étrangleur.

Ma douce ? Vous vous moquez de moi ?

Il s'arrête à mi-chemin, se retourne d'un air moqueur :

— C'est tout ce que tu as retenu de mon petit discours ?

— Osez encore une fois m'appeler de la sorte, et la vulgaire créature que je suis vous étranglera dans votre sommeil avec son fil.

Il sourit de ses dents immaculées, s'approche de moi alors que je recule. Bientôt, mes fesses heurtent une de ses stupides plantes et je tente de le contourner par le côté mais il me saisit le bras.

— Comment suis-je censé t'appeler ? Faucon, ma douce, princesse ? À Kelinthos, tu devras bien te faire appeler par un vrai nom.

— J'en prendrai un autre, je ne suis pas idiote.

— Pourquoi ne peux-tu pas simplement me donner ton vrai nom ? Qu'est-ce qui t'en empêche ?

Son souffle s'écrase sur mon visage. Il est trop proche et pourtant, je ne décale pas d'un millimètre.

— Vous feriez des recherches.

— À quoi bon ? Tu ne m'intéresses pas.

Cette phrase sonne faux sur son visage. Il lève la main comme pour me toucher mais je l'évite et m'extirpe de sa poigne. Je reprends le petit chemin où nous nous étions arrêtés et qui mène directement à une partie plus grande de la véranda, invisible du jardin. Je tourne sur la droite et entre dans la pièce adjacente pour y découvrir une fontaine. Des nénuphars se dessinent sur la surface de l'eau alors que des plantes grimpantes habillent le marbre de l'édifice.

— J'ai été torturée des jours, pourquoi vous donnerais-je mon nom aussi facilement, ajouté-je.

— Comme tu voudras, faucon. Un jour, je percerai ce mystère à jour. En attendant, laisse-moi t'expliquer la suite de l'histoire.

Il me rejoint alors que je laisse mes yeux divaguer sur l'eau. Je le sens proche de moi quand il poursuit :

— La reine Freya de Kelinthos était connue pour être une reine aimante, proche de son peuple et souhaitant rendre son pays encore meilleur. Tu en as peut-être entendu parler mais des révoltes ont eu lieu à Ecclosia quelques mois plus tôt, des révoltes qui ont inspiré des provinces à se soulever, comme c'est le cas à Kelinthos. La reine a eu beau être à l'écoute et d'une gentillesse des plus absurdes, elle n'a pas eu vent de la révolution qui se tramait. Elle s'est fait trahir de la plus sale des manières et le pays est maintenant dirigé par deux jumeaux, l'un comme l'autre exécrables de toutes les manières. Areena et Maverick sont impitoyables et ils n'hésiteront pas à faire pression sur les gens qu'ils rencontreront.

— Comment le savez-vous ? répliqué-je.

Je me retourne et mon cœur se bloque lorsque je me retrouve à quelques centimètres de lui.

— J'ai mes espions partout, faucon. Je suis plus informé sur eux que sur n'importe quel pays au monde. Quand Maverick est un tordu aux jeux d'argent, et adepte des bars à prostituées, Areena n'est qu'une écervelée avide de pouvoir, potiche à plein temps.

Je retiens un ricanement. Potiche à plein temps, comme c'est si joliment formulé ! Ses yeux ont toujours cet air impassible alors qu'il me dévisage. Qu'il m'étudie. Cherche un défaut sur mon visage. Ne le trouvera pas, bien évidemment.

— Quel est mon rôle là-dedans ?

— Te pavaner à mon bras comme si tu étais amoureuse de moi m'ira très bien. Nous participerons aux épreuves, sans rechigner, faucon. Tu ne tueras personne (et il insiste sur ce mot en me foudroyant du regard), tu ne voleras rien. Tu joueras la fiancée modèle car c'est ainsi que nous nous ferons passer.

— Et qu'est-ce que j'y gagne là-dedans ?

Un sourire narquois se forme sur ses lèvres.

— Une hache ? Un nouveau joujou fil étrangleur ?

— Je ne suis pas trop dans les haches, répliqué-je. Vous ne connaissez tellement pas votre tueuse favorite, c'est aberrant !

Son sourire s'étire et je me mords les joues pour ne pas faire de même. Concentration. Réflexion. Il est mon ennemi.

— Tu gagneras ta liberté et une chance de me tuer, si là est toujours ton souhait.

— Je pourrais vous tuer là, maintenant, répliqué-je.

— Qu'est-ce que tu attends ?

Son air joueur a disparu. Ses sourcils se froncent alors qu'il me dévisage de haut. Alors sans hésiter, je le saisis à la gorge. Pas trop fort pour qu'il cesse de respirer, mais suffisamment pour le pousser contre les parois de la véranda. Je suis plus petite face à lui, si bien que je dois lever les yeux pour le regarder. Un éclat amusé passe dans les siens alors que je me hisse sur la pointe des pieds pour murmurer :

— Perdu. Je m'attendais à mieux.

Je n'ai pas le temps de profiter de ma victoire qu'il se grandit, les épaules en arrière. Sa main se referme autour de mon poignet et il me fait reculer. Agacé, je tente de le repousser mais sa poigne est plus forte que la mienne. Ses yeux sombres ne quittent pas les miens et bientôt, je suis à deux doigts de tomber dans la fontaine jute derrière moi.

— Perdu, faucon. Donne-moi ton nom et je ne te lâche pas.

— L'eau n'a jamais tué personne.

— Il y a des serpents et des anguilles électriques dans celle-ci, réplique-t-il.

Je ne cille pas. Il me décolle presque du sol et mes envies de meurtre réapparaissent. Je l'imagine, brûlant sur un bûcher. Je l'imagine torturé par un fouet, son sourire railleur aux lèvres disparus. Je l'imagine mort et cette idée... m'enchante.

— Alors, faucon. Prête à tenter le risque ?

Je ne suis même pas en position de force que je demande :

— Donnez-moi votre nom d'abord. Peut-être alors, vous avouerai-je le mien.

Je lui donnerai un coup de pied lorsqu'il tentera de me couler dans les nénuphars. Il semble réfléchir puis hausse mes épaules.

— Enerkel. Mon nom n'est un secret pour personne. Si tu es gentille, tu pourras m'appeler Erkel.

Erkel. Ce nom résonne dans ma tête alors que je le dévisage. Sa peau a l'air douce, ses lèvres aussi. Une petite cicatrice barre sa tempe, que je n'avais pas vu jusque-là. Je détaille ce fou furieux, une envie de vengeance brûlant au fond de ma poitrine, me consumant de l'intérieur.

— Ton nom. Ou tu bois la tasse. Et tu meurs.

— Si vous me tuez, vous n'aurez plus personne pour vous accompagner au tournoi.

— Je prendrai la domestique. J'établirai une liste. Je choisirai une autre meurtrière, peut-être. Tu n'es pas indispensable, joli cœur.

— Joli cœur ?

Il me penche en arrière alors que je me retiens à son cou. Je le vois rire à l'intérieur de la situation, comme si tout l'amusait. Je le hais. Je le déteste. Plus qu'il y a une heure, plus que maintenant.

— C'est ta dernière chance, princesse. Après, tu fais plouf.

J'hésite. Trois secondes. Dix. Ce qui me semble être une infinité de temps. Il s'apprête réellement à me noyer dans l'eau alors que je lâche, sans réfléchir :

— Appelez-moi More.

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