Chapitre 54
Ma tête me fait mal. Un bruit sourd retentit dans mes oreilles alors que je rouvre peu à peu les yeux. Des sons d'épées tintant l'une contre l'autre résonnent autour de moi. Mon visage est plein de poussières, mes ongles sont noirs. Je me redresse peu à peu, le souffle court. Bon point : je ne suis pas morte.
Autour de moi, la bataille fait rage. Je suis toujours effondrée au milieu du jardin et devant moi, les soldats de Kelinthos se battent contre ceux d'Imir. Mais pas que. Ecclosia et Lucrenda sont arrivés. J'arrive à voir la silhouette de Rewind non loin de là. Il se bat agilement contre un soldat et finit par le pulvériser de sa lame. À quelques mètres de lui, Ander plante son épée dans le torse d'un autre. Et encore plus loin, un homme se dégage. Grand, imposant, les cheveux bruns. Le sceau de Socrenia est gravé sur son veston. L'armée de Socrenia nous est venu en aide !
Je me redresse tant bien que mal, saisis une épée au sol. Je n'aime pas ces armes, mais il va bien falloir faire avec. Soudain, une voix s'élève parmi le chaos infernal :
— Morgan ! Votre protégé se bat à l'intérieur contre les quatre gargouilles !
Je fronce les sourcils. Rewind beugle comme un âne en se tournant vers moi. Mon protégé ? Il ne m'en faut pas plus pour foncer directement dans le palais. Je cours à en perdre haleine et au passage, je tâte le cadavre d'un soldat. Bingo ! Je récupère des minis lames fourrés dans son pantalon avant de m'élancer à l'intérieur. Ils feront office de couteau à balancer dans des têtes.
J'accours jusqu'à la salle d'audience. Elle est tellement immense qu'ils doivent bien être à l'intérieur. Et je ne me trompe pas. Leurs silhouettes se dégagent au loin. Si Erkel est acculé contre un mur, Roy le soulève de terre et le jette au sol. Serra est de dos. C'est l'occasion ou jamais.
Je retiens mon souffle, prends un élan. Puis je me mets à courir et lance mon couteau d'une précision phénoménale. Un cri strident retentit et mon cœur s'arrête lorsque je vois ma lame atteindre sa poitrine. Elle recule de quelques pas avant de se tourner vers moi, le visage horrifié. Le sang dégouline sur son haut bleu qui se noircit au fur et à mesure que la lame lui arrache la vie. Elle tombe à genoux, et tout le monde autour de nous se fige. Demet pousse un hurlement de terreur en accourant vers elle qui hoquète mais il est trop tard.
Ses yeux deviennent livides alors qu'elle s'écroule au sol. Une de moins.
Et je ne m'arrêterai pas. Je lève le bras, un autre couteau en main. Celui-ci vient se loger en pleine poitrine de Yani. Cela semble trop facile. Je sens la satisfaction couler dans mes veines, se mêler à l'adrénaline. L'homme à la bouche cousue s'effondre à son tour en sang. Il ne reste plus que Demet et Roy. Ce dernier lâche Erkel, saisit son arme. Mauvaise idée. Erkel se met à contourner nos agresseurs, s'abaisse à une vitesse fulgurante pour récupérer un pistolet.
Je devine les choses avant qu'elles n'arrivent. Roy vise à la perfection. Si vous êtes sa cible, vous pouvez être sûr de mourir. Demet se fige. Un rictus déforme son visage. Roy, lui, pousse un grognement de rage en chargeant son arme.
Tout se passe à une vitesse incroyable. Le temps semble se figer. Je suis une pauvre assassin, munie de couteaux que je lance avec précision. Il est un tueur armé qui, en trois secondes, me logerait une balle en pleine tête. Les calculs sont rapidement faits. Courir est inutile. Alors je reste plantée là, subissant mon destin. Si je ne suis pas morte tout à l'heure, en tuant leurs deux acolytes, je me suis attirée leurs foudres.
Mais Erkel est là. Indomptable. Il se rue vers moi alors qu'une détonation retentit. Je le vois me pousser au sol, se projeter contre moi avec une force douloureuse. Ma tête claque contre le sol alors que son bras me protège du moindre impact. D'autres détonations retentissent. En relevant la tête, je vois Roy s'effondrer au sol. Erkel a le bras tendu, à bout de souffle. Il vient de tuer Roy.
Demet, lui, choisit la fuite. Il se jette à travers la fenêtre qui éclate en mille morceaux.
Roy, lui, n'est plus qu'une mare de sang. Il est mort. Roy, Serra et Yani sont bel et bien morts. Erkel laisse retomber son arme et me relâche pour rouler sur le dos, essoufflé. Je me redresse vivement pour vérifier qu'il va bien. Son bras saigne, ses poings sont en sangs, son arcade sourcilière aussi, même chose pour son nez mais à part ça... Il a l'air en un seul morceau.
Et nous pouvons enfin souffler.
— Je te croyais morte.
Son ton est saccadé, sa voix rauque à deux doigts de se briser. Ses yeux m'évaluent, comme pour s'assurer que je vais bien. En jetant un coup d'œil à la porte afin d'être sûre que d'autres soldats ne vont pas débouler, je me penche vers lui.
— Je vais bien.
— Morgan... Tu t'es effondrée. Je t'ai vu arrêter de respirer.
— Et pourtant, je suis encore là. Il m'en faudrait plus pour mourir, Majesté.
Je lui offre un sourire. Il se penche, dépose un baiser sur mes lèvres qui fait battre mon cœur à mille à l'heure. Au moindre contact, tous mes sens sont en alerte. Il me rend dingue.
— Nous devrions y aller. Il va tenter de nous atteindre d'une autre manière.
— Ensemble ?
— Ensemble.
Parce qu'ensemble, nous sommes invincibles.
Alors, il me tend la main, une main que je saisis. Nous nous relevons et sortons précipitamment du palais. Dehors, la bataille fait toujours rage. Des dizaines de cadavres jonchent le sol. La foule s'est dissipée depuis bien longtemps. C'est un chaos sans fin, l'image de tous ces pertes inutiles. Des hommes qui ne reverront plus jamais les siens. Ils n'étaient que des soldats obéissant à des ordres. Ils n'étaient que des vies entre les mains des dirigeants, voués à mourir. Ils n'étaient que le fruit de l'horreur humaine.
Erkel se défend lorsqu'un énième soldat nous attaque. Sa lame s'enfonce dans son corps et l'homme s'effondre au sol. Nous devons retrouver Demet avant que celui-ci ne nous trouve lui-même. Mais pour le moment, aucun signe de lui. Les pertes s'agrandissent. Rewind et Ander se battent vaillamment et leur épuisement est visible à des kilomètres. Ils sont à bout. Nous devons aller les aider en plus vite.
Sans attendre le feu vert de Rewind, je fonce vers eux. Dans ma poche, j'ai toujours mon fil étrangleur. Alors comme une ninja, je fonce vers les soldats encerclant nos alliés et leur tranche la gorge. Leur sang s'expulse et m'éclabousse le visage mais j'ignore. J'ignore l'odeur des cadavres, l'odeur du sang et de la douleur. Je continue de les tuer un par un. Mes pied m'aident à prendre appui pour briser la nuque d'un autre homme.
Rewind siffle d'un air approbateur. Même en pleine guerre, il continue de faire le singe.
— Morgan, derrière toi !
Je ne pare pas. Heureusement, Erkel me sauve la mise. Son épée transperce l'abdomen d'un autre soldat qui tentait de m'atteindre de sa lame. Ensemble, nous avançons. Nous formons un duo irremplaçable. Quand Erkel a des difficultés avec l'un, je m'occupe de lui. Et quand c'est à mon tour d'être mise en danger, il vient à ma rescousse. Je prendrais presque cela pour un jeu si ce n'était pas du sang humain qui coulait dans mes mains.
Bientôt, la bataille se calme. Grâce à l'aide de Rewind, d'Ander et d'une dizaine de soldats expérimentés, nous avons repoussé l'ennemi. Nous pouvons enfin reprendre notre souffle lorsqu'Ander se charge du dernier soldat. Mais une question reste en suspens : où sont passés Demet et Areena ? Ainsi que Maverick d'ailleurs ! Les trois ont disparu depuis plusieurs dizaines de minutes. Ont-ils fui le pays ? Sont-ils retournés à Kelinthos ?
— Vous en avez mis du temps, souffle Erkel.
Rewind fronce les sourcils et Erkel précise :
— Sur la plage. Kelinthos a assiégé la capitale pendant que vous preniez tout votre temps.
— On a eu un peu de retard, c'est vrai, admet-il. Mais nous étions en train de convaincre Therys de se joindre à notre cause.
Therys, d'ailleurs, qui est parti conclure la bataille sur la plage. Tuer les derniers soldats de Kelinthos qui tenteraient de nous atteindre.
Erkel ouvre la bouche, comme pour répliquer. Mais il n'aura jamais l'occasion de prononcer le moindre mot.
Le temps s'arrête. Le choc est assourdissant. Trois détonations retentissent.
Trois balles perforent sa poitrine. D'une précision à en vomir, elles viennent se loger dans son cœur. Je n'entends pas mes hurlements. Je ne crie même pas, mais j'entrouvre les lèvres, incapable de comprendre ce qui est en train de se passer. Cela ne peut pas arriver. Pourtant, Erkel s'effondre. Ses yeux trouvent les miens écarquillés.
La réalité me rattrape. Je me précipite vers lui pour le retenir avant qu'il ne tombe. Au loin, la silhouette de Demet se dessine alors qu'un sourire vengeur illumine son visage. Je baisse les yeux pour me noyer dans la beauté de son regard. Il a l'air... serein.
— Erkel... Erkel...
Je murmure cent fois son prénom. Peut-être plus. J'éclate en sanglots. Mes larmes viennent s'écraser sur ses joues. Je le tiens là, dans mes bras. Et il est en train de mourir, devant moi. Comme Liam est mort, sa cage thoracique se soulève plus lentement. Il lève le bras et ses doigts glacials effleurent mon visage. Mon monde a cessé d'exister. Qu'est-ce qu'une vie s'il n'en fait pas partie ?
Ce n'est pas possible. Et pourtant, c'est en train d'arriver. Son bras retombe. Il murmure quelque chose que je n'entends pas. Je n'entendrai plus jamais sa voix. Je ne l'entendrai plus jamais m'appeler faucon ou encore joli cœur, et tous les surnoms idiots qu'il pouvait me donner. Je ne reverrai plus jamais son visage, je ne toucherai plus jamais sa peau. Je ne le prendrai plus jamais dans mes bras.
Je n'ai jamais eu l'occasion de lui dire je t'aime.
Quelque chose se fissure en moi. Ses yeux sont si brillants, si purs, ses lèvres sont sèches et pourtant, même dans la mort, il reste d'une beauté à couper le souffle. Son regard se fait livide et mon poing s'abat sur le sol d'un mouvement rageur. La colère s'insuffle dans mes veines en même temps que la douleur. Les battements de mon cœur ralentissent et quand mon regard croise celui de Demet, je me redresse.
Je repose doucement le corps d'Erkel au sol. Une main se referme autour de mon poignet. Rewind me retient. Je suis incapable d'aller quelque part, de toute manière. Les larmes obstruent ma vision, m'empêchent de penser clairement. La douleur est fulgurante et si vive que je refuse d'accepter ce qui est en train d'arriver. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible.
Je nage en plein cauchemar éveillé.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top