Chapitre 51

MORGAN

— Je dois vous laisser à partir de là. Écoutez, rejoignez un club ou une taverne, vous y serez plus en sécurité qu'ici. Barentown va bientôt se faire assiéger par le nord. Je ne pourrais pas vous protéger, je dois rejoindre... Peu importe, mais vous devez vous mettre en sécurité.

Mes parents hochent tous les deux la tête et me serrent une dernière fois dans leurs bras. Nous sommes à l'entrée de Barentown. Au pire, ils peuvent aller se cacher dans une taverne de la ville. Au mieux, ils trouveront un endroit à la sortie.

— Ne te fais pas prendre, souffle mon père en déposant un baiser sur mon front.

Je m'avance de quelques pas, dépassant la barrière et lui réponds, un sourire dans la voix :

— Trois ans de cavale et tu me crois encore capable de me faire arrêter ?

Il me sourit en retour. Je dois y aller, je dois courir pour rejoindre Erkel. La ville déserte ne m'indique rien de bon. Et pourtant, je reste quelques secondes là, à les observer. Ils me manquent déjà. J'espère seulement pouvoir revenir en vie pour pouvoir les serrer une dernière fois contre moi.

— On t'aime, Morgan. Allez, file sauver le monde !

Sauver le monde n'est pas exactement comment je visualise les choses. J'imagine plutôt sauver ma peau et celle d'Erkel en priorité. Alors en prenant une dernière inspiration, je m'élance à toute allure dans les rues de la ville. Celle-ci est effectivement déserte. Je traverse la longue allée centrale sans me soucier de quoique ce soit d'autre que d'Erkel. D'ici quelques mètres, j'atteindrai le palais. J'espère de tout cœur qu'il sera encore là, il le faut.

Alors je poursuis ma route, jusqu'à en perdre haleine. Mes jambes ne m'obéissent pas, toute mon attention est reportée sur lui, et seulement lui. Ce n'est qu'une fois dans les jardins du palais que je m'autorise à souffler. Je continue mon chemin jusqu'à gravir les marches. Puis je pousse les lourdes portes de sa demeure.

Le silence m'accueille, assourdissant. Pas un mouvement, pas un souffle de vie. J'entre dans une pièce, puis dans une autre. Il n'est pas là. Il n'y a que la solitude qui me répond. Je monte vivement les marches pour entrer dans sa chambre. Je suis naïve, j'en ai conscience. Il est déjà parti, il est déjà au bord de la mort.

Dans un couloir, je croise une employée. Plusieurs mêmes. Ils se dépêchent de changer de pièce et je fronce les sourcils en les interpellant :

— Eh ! Où allez-vous ?

L'un deux daigne me répondre :

— Sa Majesté nous a ordonné de rentrer chez nous une fois notre activité terminée.

— Et où est Sa Majesté ?

— Sur le champ de bataille, mademoiselle. Le long des côtes. Les soldats de Kelinthos sont là.

Merde. Je n'ai pas été assez rapide. Alors sans demander plus de détails, je sors de la maison à toute allure. Je tends la tête vers son écurie et le soulagement m'envahit. Il y a encore un cheval, à la robe aussi noire que le ciel en ce moment même. La tempête fait rage, les nuages sont aussi sombres que la pierre.

Il me faudra cinq bonnes minutes pour atteindre les côtes. Je grimpe sur la selle, serre les rênes d'un geste nerveux et je m'élance vers le nord, direction la plage. Je n'y suis jamais allée puisque pour notre départ à Kelinthos, nous avons emprunté le port qui se situe un peu plus à l'est.

Enfin, bon. Je dois me concentrer, rester fixée sur mes objectifs : le retrouver et l'empêcher de se faire tuer. Le cheval galope à toute allure alors que le ciel tonne sa colère. Des fines gouttes de pluie effleurent mon visage, se mêlent à mon inquiétude.

En quelques minutes, je me retrouve à l'entrée de la plage. Et la scène devant moi me glace le sang. En face de moi, des navires ennemis accostent. Si pour le moment, des silhouettes se dégagent, habiles et sûres d'elles, des soldats ne tardent pas à rejoindre la plage. Oh, mon Dieu. Ils sont trop nombreux, ils...

Erkel.

Je le repère en un rien de temps. Il est là, dans son uniforme noir et vert, son épée levée au-dessus de sa tête. Il tranche la tête d'un soldat avant de s'attaquer à un autre. Ses cheveux humides dégoulinent sur son front, il a l'air à bout de souffle et pourtant, il ne s'arrête pas. Insaisissable. Un peu plus loin, Torin l'imite. Précis dans ses gestes, il n'épargne personne.

Je suis figée devant ce déluge. Ils ne gagneront jamais, c'est évident. Il y a beaucoup trop de soldats et si pour le moment, Erkel et Torin fendent des têtes en deux, quatre silhouettes se distinguent d'eux. À leurs armes, à leurs façon de tirer... Je me rappelle. Tout à coup, les mots de Torin flottent dans mon esprit. Roy, Serra, Damet et Yani.

Yani se contente de viser les soldats de Meridia avec ses fléchettes et Roy, lui, les tue par la suite d'une balle dans la tête. Je retiens un haut-le-cœur. Les soldats n'ont conscience de rien et Roy attend patiemment que leur corps s'effondre avant de viser leur crâne, sans une once de remord. Damet, lui, enfonce son épée dans la poitrine de ses adversaires. Et Serra... Elle les pointes de son arc. Ses flèches sont précises, et ne manquent pas leur cible.

Bon Dieu. Ces quatre-là sont des montagnes de muscles impitoyables. Et mon cœur s'arrête lorsque Demet remarque Erkel. Non. Je ne le laisserai pas faire.

Je descends de selle, saisit un poignard dans ma veste et cours à toute vitesse jusqu'à eux. C'est sûrement un ticket droit vers le suicide, mais je ne réfléchis pas. Des soldats de Kelinthos tente de m'atteindre mais je plante ma lame dans leur corps sans faire le moindre effort.

Quand je suis à une distance respectable, je m'arrête. Demet avance vers Erkel qui ne le voit pas. Merde ! Retourne-toi, retourne-toi ! Mais il ne peut pas lire dans mes pensées, malheureusement.

Alors, ma rage monte. Celle de savoir qu'il tuera celui que j'aime. Je lève le bras, furieuse, concentrée. Mon poignard bien en place, je vise. À la dernière seconde, Demet se met à courir et ma lame vient se planter directement dans son épaule au lieu de son cœur que je visais. Je le vois pousser un grognement en se tordant de douleur et je jubile. Erkel se retourne sous les cris, fixe le petit poignard planté dans sa peau puis il comprend.

Tout s'emboîte. Il relève la tête, me cherche du regard. Lorsque nos yeux se croisent, une multitude de sensations m'envahit. Ma peau frémit sous ce contact, mon cœur s'emballe. Au diable la guerre, au diable les conflits. Je dois le serrer dans mes bras.

Alors je me mets à sprinter jusqu'à lui. Heureusement pour nous, les autres soldats sont bien trop occupés à combattre l'armée d'Erkel pour faire attention à lui. Je fonce vers lui à toute allure et ses bras se referment autour de moi. Son corps se colle au mien, et c'est mon cœur qui se met à fondre lentement.

— Morgan...

Je relève la tête pour l'observer. Il va bien. Tout va bien, nous allons nous en sortir. Nous sortirons plus fort de cette épreuve.

— Je t'avais promis, soufflé-je. Je suis revenue.

Sa poigne se fait plus forte autour de moi. Mais bientôt, notre moment de bonheur s'effrite. Je l'entends pousser un grognement et il recule, pantelant. Sa main appuie sur son épaule, là où une lame vient de le toucher. Derrière lui, Demet nous sourit d'un air vengeur.

— Tiens tiens. Deux pour le prix d'un, ma maîtresse sera contente.

Tout à coup, je tombe à genoux. Mes jambes sont prises dans une sorte de filet que Serra vient de me jeter dessus. Je n'ai pas eu le temps de parer quoique ce soit. Elle ricane en me voyant tenter de défaire mes liens et bientôt, je roule sur le dos pour m'aider. Mais c'est trop tard. Elle pointe sa lame contre ma gorge, son regard noir fusillant mon visage.

— Bouge d'un seul centimètre et je te transperce.

Je reste immobile. Derrière moi, Erkel se fait attacher avec des lianes. Je grimace. Nous sommes pris au piège. Nous nous sommes laissés faire. Comment avons-nous pu être aussi stupides !

— Ramène-les en haut de la plage. Mais avant ça...

Demet se fige. Ses yeux fixent un point à l'horizon et son regard se met à crépiter. Alors que Serra m'attache les mains aussi fort qu'elle peut, mon cœur s'arrête pendant quelques secondes. Torin déboule vers nous, comme prêts à nous sauver. Il n'en aura jamais l'occasion.

Une fléchette, lancée par Yani, se plante directement dans sa peau. Il s'effondre au sol, et pendant un instant, je crois qu'il va perdre connaissance, mais non. À quelques mètres de nous, il se tient là, parfaitement conscient. Oh, mon Dieu. Le poison mis dans les fléchettes de Yani ne contient pas un tranquillisant. C'est un anesthésiant. Ce qui veut dire que tous les soldats tués par Roy avaient conscience qu'ils allaient mourir. Ce qui expliquait donc le sourire carnassier sur les lèvres de ce dernier. Ils sont tous inhumains.

— Saisis-le. J'ai entendu dire que ce type était important.

Roy le saisit, un air moqueur au visage et les trois s'approchent de nous. Yani reste en retrait. Erkel, à côté de moi, se débat. La hargne déforme les traits de son visage alors que je le vois fixer pleinement Torin. Celui-ci est remis sur pied et Roy le tient par la nuque. Si Torin ne bouge plus, ses yeux alternent entre moi et Erkel. Il tente de prononcer des mots mais aucun son ne s'échappe.

Les larmes obstruent ma vision. Même si je ne l'aime pas particulièrement, voir la douleur sur le visage d'Erkel me donne envie d'exploser. Je reste là, impuissante, alors que Demet jubile :

— Plante-lui l'épaule comme cette garce m'a transpercé.

Serra tend un fin poignard à Roy qui sourit de toutes ses dents. Sans une hésitation, sa lame vient transpercer l'épaule de Torin. Celui-ci n'émet aucun son. L'anesthésiant n'a aucun effet sur la douleur, j'en ai conscience. Il rend seulement le corps de Torin inutilisable. Mais la douleur, elle, est bien présente. La sueur dégouline sur son front alors que ses yeux dévient, empreins d'une souffrance inéluctable.

— Un mot à dire, Majesté ? ironise Demet en saisissant la nuque d'Erkel.

Celui-ci le fixe, de toute la haine qu'il possède en lui et lui crache dessus littéralement.

— Vous pouvez aller vous faire foutre.

Demet n'est pas content. Il relâche Erkel et lance un signe de tête à ses acolytes.

— J'aimerais pouvoir torturer ton ami mais malheureusement, nous n'avons pas ce temps. Tuez-le.

Roy ne se fait pas prier. Il retire son poignard avant de le pointer sur la gorge de Torin. Avant de s'exécuter, il nous lance un dernier regard, plein de noirceur.

— J'espère qu'il souffrira.

Sa voix est grave lorsqu'il transperce la peau de Torin. Celui-ci parvient à libérer un hoquet. Le sang se met à dégouliner le long de sa gorge alors qu'Erkel est au bord de l'explosion. Il voit devant lui, son ami se faire tuer. Et d'une manière si lente, à vomir.

Roy finit par lâcher Torin qui s'effondre au sol. Ses yeux se plantent dans ceux d'Erkel et je ressens sa douleur à travers son visage. Il a l'air... effrayé. Il sait qu'il va mourir. Et il en a peur. Qui n'a pas peur de mourir ? Construire une vie pour au final, tout perdre du jour au lendemain. Nous sommes tous voués à vivre un voyage effréné. Certains le finissent plus vite que d'autre.

Il tente de parler, mais ses mots sont si faibles. Je le vois lutter contre l'effet du poison, en vain. Il peine à respirer, ses hoquets me donnent envie de tuer Demet. Et puis bientôt, ses yeux sont livides. Posés sur Erkel qui peine à cacher sa douleur.

Torin est mort. Qui d'autre le suivra ?

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