Chapitre 50

ERKEL


On a un petit problème.

Je passe une main sur mon front, dépité. Torin me fait face, un air préoccupé au visage. La situation se gâte, j'en ai conscience. Ce maudit roi d'Imir n'est toujours pas arrivé avec ses troupes : bilan du compte, les navires de Kelinthos sont à quelques kilomètres de nos côtes. Autant dire que la guerre est imminente.

Ce matin, quand je me suis levé, Morgan n'était nulle part dans le palais et je dois avouer que cette douleur-là, je ne m'y attendais pas. J'ignore où elle peut bien se trouver, ce qu'elle fait en ce moment même. Je sais seulement une chose, elle n'a pas pu m'abandonner de la sorte. Elle aime autant Meridia que moi, fuir n'est pas dans sa nature. Ensemble, nous aurions pu affronter cette guerre. Nous aurions pu être plus forts. Maintenant qu'elle est partie... Eh bien, j'ai envie de pulvériser un mur de mes poings. Mais je m'abstiens.

Je connais cette femme. Elle reviendra. J'ai tenté de passer au crible mes discussions avec elle pour comprendre la source du problème mais il me manque un détail. Qu'est-ce qui aurait bien pu la faire fuir ?

— Dis-moi tout.

Assis sur mon trône, ma tête repose dans ma paume. Je dévisage celui qui fut autrefois un confident, et maintenant un allié, mon plus proche ami tout compte fait. Il me voue une fidélité éternelle, je le sais.

— On décompte une cinquantaine de navires en approche de nos côtes. D'après les calculs, ils seront là dans une demi-heure, tout au plus.

— Eh bien, je crois qu'il est temps de prendre les armes.

Je me redresse. Torin se fige, un silence éclate entre nous. Ma chemise est trop serrée. Morgan me manque terriblement. C'est idiot, l'amour. Mais bordel, qu'est-ce que ça peut faire mal.

— Tu vas te faire tuer, Erkel.

— Je m'en fous.

Et c'est vrai. Je m'en fiche royalement que ces imbéciles me tuent. Savoir que je me serais battu avec honneur rendra ma mort douce. Peu importe les événements futurs, peu importe le sang versé, se battre pour ma patrie, mon royaume, est la meilleure chose que je puisse faire.

— Il est encore temps de capituler.

— Capituler pour quoi faire ? Ils me tueront dans tous les cas. Alors, non, il n'est pas temps de capituler. Je n'abandonnerai pas mon peuple de la sorte. Ordonne aux rangs de se préparer. Nous mettrons les soldats les plus expérimentés en première ligne.

— Erkel...

— Ne conteste pas mes ordres, tonné-je, impitoyable. Je veux tous les hommes aptes à se battre sur nos côtes. Immédiatement !

Il pousse un petit soupir et s'éloigne en sortant de la salle. Bientôt, je l'imite et monte les escaliers royaux pour atteindre l'étage. Je me rends vers ma chambre d'un air las. Les draps défaits me rappellent que bordel, j'avais la plus exquise des femmes dans mon lit ce matin encore. Un nœud se serre dans ma gorge. Quand je repense à elle, j'ai envie de me donner des claques. Elle m'a rendu impuissant face à elle. Elle m'a rendue encore plus fort.

Je mourrais pour elle, c'est terrible à dire, mais cette réalité m'effleure le temps de quelques secondes. Sa crinière de feu, ses yeux verts... la façon dont son regard est si intense lorsqu'elle me regarde, ses lèvres rosies, ses tâches de rousseur... Tout me rend dingue. De son corps, jusqu'à sa manière d'être avec moi. Elle agit naturellement en permanence.

Cette femme est une déesse tout droit sorti d'un livre pour m'assassiner.

C'est ce que j'ai pensé la première fois que je l'ai vue. Elle paraissait si innocente en regardant le feu d'artifice. Ses yeux brillaient d'une lueur inconnue, presque dangereuse. Sa robe noire la rendait encore plus sexy. Et quand nos regards se sont croisés... ça a été un putain de choc dans mon esprit. Je la voulais avidement. Même si je l'ignorais encore à ce moment-là.

Je tente de revenir peu à peu à la réalité. Mes yeux détaillent la chambre. Les tiroirs parfaitement fermés alors que d'ordinaire, ils sont entrouverts. Je plisse les yeux et me dirige vers le buffet. J'ouvre les tiroirs et me rends compte que des armes sont manquantes. Pourquoi diable irait-elle...

Et puis, tout s'emboîte. Ma discussion de la veille avec Torin. Ses parents... Elle a tout entendu ! Elle est partie à leur recherche. Oh, More... Il est trop tard pour tenter de l'atteindre. J'espère seulement, du plus profond de mon être, qu'elle va bien.

Alors je referme les tiroirs, me dirige vers ma commode. Mes yeux se posent sur un papier enroulé. Je fronce les sourcils, m'assois au bord du lit. Je déplie le papier et mon cœur loupe un battement. Elle m'a écrit une lettre. Je lis attentivement, encore et encore, jusqu'à ce que mes poumons se bloquent.

Erkel,

Ne nous embêtons pas avec les formulations. Quand je dis cela, j'ai passé cinq bonnes minutes à réfléchir sur un « Cher Erkel » ou encore « Mon tendre Erkel ». Et puis, je me suis ravisée. Cela ne me ressemble pas, bien au contraire. Si je le pouvais, je te trancherai la gorge de mon fil étrangleur préféré.

Le seul problème, c'est que je ne peux pas. Qu'est-ce que tu m'as fait ? Cette question hante mon esprit depuis bientôt des semaines. Je suis incapable de donner une réponse concrète à mon cerveau. Mon cœur s'emballe en ta présence, mes mains deviennent moites. Tu me donnes l'impression qu'ensemble, nous sommes les conquérants du monde.

Est-ce donc cela, l'amour ? Un sentiment d'impuissance si profond que je mourrais pour toi ?

Un jour, tu m'as demandé si je me sauverais moi ou toi si l'avenir décidait de nous barrer la route. Je t'ai répondu que je préférerais mille fois sauver ma peau. J'ai menti, Erkel. Ce sera toujours toi, et toi, et personne d'autre dans mon cœur. Quitte à mourir, je veux pouvoir revoir ton visage une dernière fois.

C'est peut-être la dernière fois que je te vois. Tu dors paisiblement, et moi, je t'écris ces quelques mots. Quand tu liras cette lettre, je serais déjà loin. Ne me cherche pas. Ne viens pas me trouver. Ne t'inquiète pas. Je vais bien. Je suis un faucon, après tout. Personne ne m'empêchera de voler. Et je ne laisserai personne me brûler les ailes.

J'ai des choses à accomplir pour le moment et tu dois t'en douter. Je reviendrai bientôt, je te le promets. Quoiqu'il arrive dans le futur, quoiqu'il se passe d'ici ces quelques heures, je veux juste que tu saches une chose.

Je suis tombée si fort pour toi, Erkel. J'ai vu la chute, j'ai senti mon corps fondre en mille morceaux pour toi. J'ai vu la chute, et j'ai refusé d'admettre que oui, tu me faisais ressentir des choses interdites. Tu m'as fait revivre. Je noyais dans un brouillard sombre jusqu'à apercevoir une lumière.

Tu es ma lumière, Erkel.

Et je t'aime

Je reviendrai bientôt,

M.

Jusqu'à avoir imprimé ses mots dans mon esprit, je finis par reposer la lettre sur la commode. Je me relève et reprends enfin ma respiration. J'ai l'impression d'avoir retenu mon souffle pendant tout ce temps. Je sens que mes joues sont humides, ce sont sûrement des larmes. Mon esprit est flou, mes pensées divaguent.

J'ai besoin de la revoir juste pour la demander en mariage. Notre fausse union à Kelinthos m'a bien montré que dans le fond, c'était ce que je voulais. Je la voulais elle, et c'est encore d'actualité. Je me mets à espérer qu'elle me revienne. Ensemble, nous sommes capables d'affronter cette guerre. Nous nous en sortirons vivement, je me le jure.

La porte s'ouvre tout à coup. Torin surgit, essoufflé et paniqué il s'écrie :

— Ils... ils sont là... Ils ont posé pied sur terre... En première ligne, ils ont mis les soldats, les quatre...

Ils posent ses mains sur ses genoux et je plisse les yeux. Au loin, j'aperçois mon armée de soldats qui ne fera pas le poids contre ceux de Kelinthos. Je les ai envoyés à une mort certaine. Ils ne reverront plus jamais leurs femmes, leurs enfants. Leur famille. Je viens de détruire des milliers de vie en ordonnant à Torin de rassembler les rangs.

Je dois garder la tête froide. Alors je me retourne, d'un air impassible. J'attrape mes armes, fourre mon épée dans mon fourreau alors que Torin s'exclame de nouveau :

— Roy, Demet, Serra et Yani sont en première ligne. Tu vas te faire tuer !

Je le dépasse, me tourne vers lui :

— Torin, je te l'ai déjà dit. Je m'en fous !

Et je quitte la pièce, prêt à en découdre. Mais avant ça, j'ai un petit quelque chose à récupérer. Si Kelinthos pense pouvoir nous atteindre, ils se trompent lourdement. J'ai plus d'un tour dans mon sac.

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