Chapitre 5
J'entends des voix qui me hurlent dessus. Je sens ma tête tourner, des postillons s'écraser sur mon visage alors que je suis à peine consciente. Je sens mes poumons se bloquer lorsqu'on plonge ma tête sous l'eau pendant une trentaine de secondes. Et quand l'air me revient, j'ai l'impression de revivre. Je sens une flamme qui s'allume et qui vient chatouiller ma peau mais je n'ai aucune réaction. Je n'en aurais aucune.
— Ne l'abîmez pas, tonne une voix grave, celle du roi.
Je suis dans une pièce sombre, sans fenêtre. Le sol est rugueux et humide sous mes doigts. J'entends des petits couinements comme si j'étais entourée de souris. Et puis, j'arrive à percevoir le son régulier de gouttes. Ploc. Ploc. Comme un battement de cœur, comme le tic tac d'une horloge. C'est sans doute les canalisations. Je dois être en haut d'une des tours du château, il n'y a pas d'autres possibilités.
On me demande qui je suis, d'où je viens et ce que je veux. Puis on m'abandonne de nouveau à mon sort. Des heures s'écoulent, ce qui semble être une éternité. Mes cheveux sont trempés, mon corps frigorifié et ma robe me moule tellement la peau que cela en devient démangeant. Je reste nichée là, assise par terre, les bras entourant mes genoux. Ma tête valse à plusieurs reprises, et à chaque fois j'ai le sentiment que mon âme s'échappe de mon corps. Je suis vaseuse pendant des heures, des jours peut-être. On me drogue souvent. Mais je reviens toujours à moi au bout d'un moment. On revient me voir au bout de quelques temps pour me passer la tête sous une bassine d'eau une énième fois. On cite une liste de noms que je ne connais pas avant de me gifler. Je les ai tués apparemment.
Même rengaine. On me demande mon nom, mon âge. Qui je suis. D'où je viens. Ce que je veux. Pourquoi ai-je tenté d'assassiner le roi. Tenté parce que finalement, je suis enfermée quelque part, j'ignore où, sans autre moyen de défense que mes poings. On me tire les cheveux, m'amène sous une lumière aveuglante. J'ouvre les yeux pour croiser ceux du roi à l'arrière de la pièce et un autre homme, mon bourreau qui ressemble plus à un charcutier qu'à un geôlier. Le cou tendu en arrière, il expose ma gorge et me rend encore plus aveugle. Je suis dans une pièce ronde avec une sorte de table d'opération qui trône au centre. Le type me place le visage sous le spot et je ne peux pas me défendre. J'ai les mains liées, mais ma bouche est toujours disponible.
— Ton nom, crache mon bourreau.
Je relève la tête pour croiser son regard. Il est hideux. Le crâne dégarni, il faut deux fois mon poids, trois fois ma taille et me jauge avec une haine dans les yeux.
— Orphelia Gerrington.
Il me saisit par le visage si bien que ma bouche se compresse. Menaçant, il tente de me faire peur :
— J'ai un seul mot à recevoir de Sa Majesté pour te réduire en morceaux. Tu vois cette table ? J'en ai torturé des centaines avant toi. La seule issue aura été la mort pour chacun d'entre eux.
Insolente, je réponds :
— Eh bien, qu'attendez-vous ?
Je croise le regard de sa suprématie au fond de la pièce. Adossé au mur, les bras croisés sur son torse, il me fixe avec une certaine... désinvolture.
— Administre-lui une deuxième dose. Elle n'en a pas eu assez apparemment.
Je n'ai pas le temps de saisir qu'une seringue pique mon cou et me plonge de nouveau dans un état comateux. Et c'est reparti. Les bassines, les gifles, les coups. Je sens mon nez saigner mais je suis trop molle pour pouvoir l'essuyer du revers de la main. On me frappe. Mon nom. D'où je viens. Ce que je veux. Jamais je ne cède. Jamais je ne céderai. Parfois, on m'amène de la nourriture. On me jette le plateau par terre et je me contente de déguster le ragoût préparé avec un certain dégoût.
Je perds la notion du temps lorsque le roi revient quelques temps plus tard. J'ai repris conscience mais je suis dans un état lamentable. Je me suis rassise par terre, le corps toujours trempé. Je vais finir par mourir d'hypothermie et il le sait aussi bien que moi. Il se délecte des moindres spasmes que mon corps transmet.
— Ton nom, faucon.
Sa voix est rauque, cassée. En d'autres circonstances, il aurait pu être un homme tout à fait charmant. En réalité, il n'est aujourd'hui ni plus ni moins qu'une ordure.
— Orphelia.
Cette fois-ci, le bourreau n'est pas là. Je suis toujours emprisonnée dans ma prison qui n'en est même pas une puisqu'il n'y a aucun barreaux, juste une lourde porte en bois qui se ferme à chaque fin d'entrevue. Il fait si sombre que je ne vois que sa silhouette. Large, imposante.
— Faucon, ta torture pourrait rapidement se terminer si tu me donnais ton nom. Allons, fais un effort. Ce n'est pas si compliqué.
Je sais que s'il trouve mon nom, il remontera jusqu'à ma ville, mes parents, tous les gens que j'ai pu chérir par le passé. Il trouvera ma faiblesse, il appuiera dessus avant de me torturer pendant de longs mois pour ensuite finir par me tuer. Il est comme ça. Il ne me connaît pas, mais moi si. J'ai vu et entendu ce qu'il fait aux gens qui gênent ses plans. Je sais qu'il tue quiconque tente de l'effleurer.
Dans tous les cas, si je ne trouve pas un moyen de m'enfuir, la seule issue pour moi reste la mort. Je me le suis ancré dans le crâne pendant mes séances de torture avec Front Dégarni.
— Rosie, réponds-je alors.
— Rosie comment ?
— Dearr. Rosie Dearr.
Plus aucun bruit. Je l'entends partir, claquer la porte et quitter ma prison. Je me mets à rire lorsqu'il revient quelques dizaines de minutes plus tard, accompagné du bourreau.
— Tu m'as menti, faucon.
Une certaine... lassitude traîne dans sa voix. Comme s'il en avait marre de jouer à ce petit jeu. Depuis combien de temps suis-je ici ? Suffisamment longtemps pour avoir une furieuse envie de m'enfuir. Malheureusement, je suis seule avec mes amis les rats et les ploc.
— Oh, vraiment ? Il semblerait bien que notre bon roi chéri soit naïf.
Il ne répond rien mais j'entends des pas s'avancer vers moi. Mon geôlier me tire par les cheveux pour me ramener sous la lumière des néons blancs qui s'allument d'un clic. Je plisse les yeux alors que l'homme commence à m'étrangler de ses grosses mains. Je n'esquisse aucun mouvement. Règle numéro deux : ne jamais dévoiler ses émotions. Je suis si impassible que cela agace Sa Majesté qui s'approche. Je le vois me dévisager de haut et avec mépris.
— Bassine. Pas de lames pour le moment. Elle nous avouera son nom en temps voulu.
Et c'est reparti. Je ne compte plus le nombre de fois qu'il me repose ces questions bêtes et qui n'ont aucune valeur. Que veut-il faire de mon nom ? Pourquoi tient-il tant à me faire souffrir alors que je n'ai même pas réussi à le tuer ? Qu'est-ce que ça peut lui faire que je m'appelle Lia ou Dana ? Peu importe la finalité, si je ne trouve pas un moyen de m'échapper, je suis vouée à mourir.
— J'aurais dû vous tuer, dis-je en grinçant des dents un jour où le bourreau n'est pas là.
Je le vois entrer dans la pièce. Cela fait quelques temps qu'ils ne me torturent plus avec leur ridicule bassine. Cela fait aussi quelques temps qu'il n'est pas venu me voir. Parfois, il entre dans ma prison, allume les néons et se contente de dévisager la pièce comme si c'était la première fois qu'il la voyait. D'autres fois, il ne décroche pas un mot, il fait juste acte de présence et c'est tout. Et puis, il lui y arrive de me parler. Quand il est d'humeur, comme aujourd'hui :
— Effectivement, tu aurais dû. La vie est faite de regrets.
— Et vous, vous regrettez ?
— Ta torture ? Non. J'obtiendrai ton nom d'une façon ou d'une autre.
Il est bavard aujourd'hui. Tant mieux. Je demande alors, la tête toujours coincée dans mes bras :
— C'est pour ça que vous faites venir Front Dégarni pour effectuer le sale boulot ? Vous seriez incapable de le faire vous-même.
Je le vois s'approcher. Mes yeux me brûlent, ma peau me démange. J'ai perdu la notion du temps dans cette prison délabrée et je commence de plus en plus à ne pas supporter les chocs de l'eau. Je suis coriace, mais j'ai mes limites. Et le roi le sait tout aussi bien que moi.
— Tu veux souffrir de mes mains, faucon ? Un seul mot de ta part et je m'occuperai de toi comme il se doit. Il se peut juste que tu ne survives pas à la fin de nos petites séances...
C'est un psychopathe. Je me retiens de le lui balancer à la figure. Règle numéro trois : s'abstenir quand ce n'est pas nécessaire. Lui dire qu'il est un grand malade reviendrait juste à lui donner raison. Il se délecterait du fait que je pense ça. Et je ne veux pas le penser. Il est pitoyable, c'est tout.
— Pourquoi pas les lames ? À chaque fois que l'autre vient, vous répétez la même chose.
Je le sens s'approcher puis s'abaisser. Avec les lumières allumées, j'arriverais à voir son visage. Mais aujourd'hui, elles sont éteintes. Alors je me contente de retenir mon souffle lorsque de ses doigts, il me relève le menton.
— Pourquoi irais-je abîmer un si joli corps ?
— Vous l'avez déjà abîmé, rétorqué-je. Je suis frigorifiée.
Comme je le prévoyais, je le sens sourire. Un grand fou furieux.
— Dis-moi ton nom et je te sors de là, faucon.
— Cessez de m'appeler faucon.
— Pourtant, c'est ce que tu es. Un faucon en cage aujourd'hui, mais tu es une prédatrice. Tu tues tes proies sans vergogne, sans pitié.
Ses doigts effleurent mes joues, ma gorge. Je ne bouge pas. Un plan se prépare dans ma tête.
— Parce que ce n'est pas ce que vous faites, vous ?
Ma remarque le fait tiquer. C'est le moment ou jamais. Avant qu'il ne se remette debout, je lui fais un croche-pattes et le fais tomber au sol. J'entends un grognement s'échapper de sa bouche et je profite de ces quelques secondes d'inattention pour prendre l'avantage. Les mains toujours liées, je vais devoir me servir de mes jambes. De celles-ci, je lui monte dessus et mon genou tente de lui bloquer la gorge pour l'étouffer mais il devine mon geste et sa main écrase ma rotule.
— Bien tenté, faucon.
Il se remet debout. Il sera toujours supérieur à moi du moment où je n'enlève pas ces vulgaires menottes. Je le vois alors me maîtriser, ses deux mains repoussant mes genoux. Furieuse, je tente de lui asséner un coup de pied mais il écarte mes jambes.
— Espèce de vieux pervers, craché-je.
Je suis vulnérable. Je ne suis jamais vulnérable. J'ai tué des hommes sans-cœur par le passé, j'ai tué Vladimir qui faisait dix fois ma taille, j'ai déjà assassiné des tueurs à gage, les gardes les plus forts de Meridia. Et je suis vulnérable face à un... roi. Je suis pitoyable, autant que lui. Je me croyais forte et invincible et je n'ai même pas eu le courage de le tuer alors qu'il m'inspire tout ce que je déteste.
— Je ne suis pas si vieux que ça.
Je m'en fiche de quel âge il peut avoir, de s'il prend sa douche le soir ou le matin. Je veux le voir brûler en Enfer, je veux le voir mourir de mes mains. Je me fais la promesse qu'un jour, j'arriverai à le tuer.
Lorsque je me débats comme un ver, que je me penche pour le mordre, il lâche mes genoux, s'écarte puis se remet debout. Ses mots sonnent comme un adieu lorsqu'il déclare :
— Si un jour, tu daignes vouloir me donner ton nom, appelle le garde à la porte. En attendant, j'espère que tu apprécies le ragoût.
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