Chapitre 29

Le reste de la journée s'est déroulé normalement. Erkel n'a pas été là toute l'après-midi, il s'est rendu à des réunions avec les rois d'Imir et de Lucrenda et j'ai préféré ne pas le rejoindre. Je suis restée dans ma chambre une bonne partie de la journée après avoir été cherché un bouquin dans la bibliothèque du palais. Lire n'a jamais été l'une de mes grosses passions mais je devais faire passer le temps jusqu'à ce soir.

L'histoire n'était pas folle. Une fille en proie à des pensées suicidaires se retrouvent mêlée dans un conflit amoureux : choisir entre deux hommes. Je n'ai jamais compris le principe de ce genre d'histoire. Ça n'arrive jamais dans la réalité. On n'est jamais confronté à deux choix. Et puis si j'étais à sa place, j'aurais choisi le deuxième type. Deux amours ne peuvent pas se confondre. Si la fille du livre aimait vraiment le premier, elle n'aurait jamais succombé au second.

Après avoir fini mon roman, j'ai rejoint Dina dans un salon du palais. Aujourd'hui, elle porte une tunique blanche et toujours ce voile qui couvre la moitié de son visage.

— Tu ne l'enlève jamais ? demandé-je en désignant d'un coup de tête son voile.

Elle secoue la tête négativement et m'explique :

— Dans mon pays, c'est la coutume pour les filles de préserver le bas de leur visage. On dit que ça les rend plus pures. Et puis, si mon père me voyait sans mon voile, il me tuerait.

— Mais ça ne te démange pas ?

Elle hausse les épaules et je la dévisage. Elle est assez petite et menue. Ses cheveux noirs sont tressés et sa natte lui arrive jusqu'aux reins. Sa peau mate est lisse et ses grands yeux noirs bordés de longs cils me fixent avec une certaine... admiration ?

— On s'y habitue, tu sais. C'est comment Meridia ?

— Il fait froid là-bas et c'est très... austère. Le paysage est triste en permanence, les gens sont mous, les villes bordées d'immenses forêts sombres. Bref, rien de charmant. Tu as dit que dans ton pays, c'était la coutume, mais d'où viens-tu ?

— De Lyra. C'est une petite île à l'est de Kelinthos. C'est très calme là-bas mais mon père en a eu marre d'être coupé du monde alors nous sommes venus vivre à Galeïon. Et je m'y plais beaucoup, les gens sont super sympas ici.

— Et ta mère ?

Son visage s'attriste d'un coup et je regrette ma question. Je ne suis vraiment pas douée pour avoir du tact.

— Oh, elle est décédée quand j'étais petite. Je vis seule avec mon père depuis toujours, tu sais. Mais récemment... Il a jugé que j'étais assez grande pour me marier. Il a trouvé quelqu'un pour moi, mais je ne veux pas me marier si jeune ! Je n'ai que dix-sept ans, j'ai toute la vie devant moi...

Dix-sept ans... Et promise à un avenir gâché. C'est plus fort que moi, je pose ma main sur son épaule dans un geste qui se veut tendre.

— Je suis désolée pour toi, Dina.

Et je suis sincère. Elle qui me disait avoir un petit-ami... Que je n'ai même pas rencontré d'ailleurs ! Et maintenant, elle me parle de ce mariage...

— Tu l'as déjà rencontré ?

— Non, et je ne veux pas. Mon père dit qu'il est le fils d'un riche marchant à Kelinthos mais je n'ai pas envie d'épouser un inconnu. Oh, si tu savais, More. J'ai toujours rêvé grand, j'ai toujours aspiré à devenir à quelqu'un, à marquer les mémoires. Qu'on se souvienne de moi et que ceux qui m'aiment soient là pour qui je suis réellement. J'ai toujours rêvé de ma vie, de la personne que j'aimerai de toute mon âme... Mais épouser un inconnu, je ne peux pas. Et mon père ne conçoit pas cette idée, il me forcera la main, je le sais.

Je me sens impuissante et cette impuissance me fait vibrer. Lorsque je plonge mes yeux dans les siens, j'y vois une amoureuse de la vie, de l'aventure. Son petite escapade de l'autre soir me le prouve. Et ses rêves se retrouvent sur la sellette à cause de son père. Jamais mes parents ne m'auraient forcé à épouser un inconnu. Et je sais que si l'idée leur était venu, je me serais rebellée. Mais Dina ne peut pas. Elle ne peut sûrement rien faire, dans le fond.

— Je suis navrée. Tu veux... Tu veux que je te confie un secret ?

J'ignore pourquoi j'ai envie de lui dire mais cela ne changera rien. J'ai juste envie qu'elle sache qui je suis réellement et ce que je vaux vraiment. Pas une façade que je me crée avec Erkel. Cette vie n'a jamais été la mienne. Et elle ne sera jamais à moi. Les choses qui se passent entre les murs de Kelinthos ne seront jamais celles de Meridia. Celle que je suis aujourd'hui... n'existe pas dans la réalité.

Dina hoche vivement la tête, attentive.

— Mon vrai nom, c'est Morgan. Et je ne suis pas la réelle fiancée d'Erkel. À dire vrai, j'ai tenté de le tuer plusieurs fois.  

Elle ouvre la bouche comme pour parler, mais aucun son ne sort. Elle a l'air... ahurie. Et alors que je lui raconte toute mon histoire, sans expliquer mes motivations profondes, elle est de plus en plus estomaquée. Elle me lâche des « non, pas possible ! » et des « j'y crois pas » qui me font rire de temps en temps.

Je sais que je prends un énorme risque à lui avouer tout ça mais... Je n'ai jamais eu d'amies. Enfin, si, j'en ai eu mais quand j'étais plus petite et mes amitiés n'ont jamais tenu. En Dina, j'aperçois quelque chose de nouveau. Quelque chose qui brille fort et qui m'indique que cette fille mérite la vérité. J'espère seulement ne pas me tromper.

— Mais attends... Tout ça... C'était de la comédie ?

J'acquiesce vivement alors qu'elle rit nerveusement. Elle se reprend au bout de quelques secondes et s'exclame :

— Vous ne vous aimez pas réellement ?

Je lui indique de baisser d'un ton avant de me lever pour aller fermer la porte.

— Non, ce n'est qu'un jeu.

Étonnamment, ma voix n'est pas si assurée qu'elle le voudrait.

— Et les suçons dans ton cou ?

Son sourire s'agrandit alors que je soupire :

— Un accident. Ce n'était pas voulu.

— Donc, tu veux dire qu'il a malencontreusement trébuché et sa bouche a –mince alors !– atterri sur ton cou, et par mégarde, ses lèvres t'ont aspiré la peau, ses dents t'ont mordue et...

— Dina ! m'exclamé-je, les joues brûlantes.

Elle éclate de rire et son rire est bien la plus belle chose sur terre. Si pur, si elle.

— Morgan, je suis sérieuse. Ce genre d'accident n'arrive pas, rit-elle.

— Si, rétorqué-je, je n'ai jamais voulu ça.

— Et pourtant, tu t'es récolté des bonnes grosses marques de vampire. Il s'est passé autre chose depuis ?

Je hausse les épaules.

— Rien d'intéressant, tu sais.

— Dis-moi tout ! s'écrie-t-elle en tapant dans ses mains.

— Tu veux dire à part deux ou trois tentatives de meurtre, quelques coups bien placés dans sa blessure, et lui qui continue de se comporter comme un connard ? Rien d'intéressant.

J'exagère. Dans le fond, Erkel s'est montré... Je ne sais même pas. Il n'a plus été odieux avec moi mais il ne mérite pas non plus des chamallows grillés.

— Il ne t'a pas embrassée ou...

— Non.

— Menteuse.

— Qu'est-ce que ça change ? Nos lèvres ne se sont jamais rencontrées, et ça je peux te l'assurer. Qu'il aille rôtir en Enfer, je ne veux pas de lui dans ma vie ni dans mon lit.

— Eh bien, théoriquement, vous partagez le même lit...

Je la fusille du regard et elle pouffe encore de rire. Je croise mes bras sur la poitrine d'un air ronchon et réplique :

— Je dormais dans le fauteuil jusque-là. Mais cet abruti vient me porter en pleine nuit pour me mettre au lit.

— Attends, il a fait ça ?

Sa bouche reste ouverte et je hausse un sourcil.

— Ça ne change r...

— Ça change tout ! Et tu oses me dire que vous ne ressentez rien l'un pour l'autre ? Enfin, Morgan, je sais ce que j'ai vu. Ce type te bouffe du regard et si en plus, il te porte jusqu'au lit, tu as tout gagné !

Ce type est quand même le roi de mon pays, mais je me retiens de dire ça. Il ne vaut rien.

Il vaut tout.

— N'importe quoi, rétorqué-je. Cela ne m'intéresse pas dans tous les cas. Je suis censée le tuer, pas l'épouser.

— Oh, tu sais, la frontière entre la haine et l'amour est fine.

— Je ne l'aime pas, grogné-je.

— Tu veux toujours le tuer ?

Je pousse un énième soupir. Non, oui. Deux mots, deux choix, deux possibilités. Deux pensées, contradictoires et pourtant qui se battent en duel dans ma tête.

— Je ne sais plus, avoué-je. Au début, je n'aurais lâché mon objectif pour rien au monde mais... Les choses ont changé.

— Les choses ont changé grâce à ses marques d'attention !

Ce n'est même pas ça dans le fond. Enfin, peut-être que si. Mais c'est surtout maintenant qu'il y a plus grand. Les plans d'Erkel, je ne peux pas les dévoiler à mon amie car j'ai beau l'apprécier, nous sommes dans des camps opposés. Elle est attachée à Galeïon et Kelinthos et ignore tout de la guerre qui se prépare. Je ne peux pas briser encore plus ses rêves et l'embarquer dedans.

— Je vais te donner un seul conseil, si tu veux bien. Laisse-toi vivre, More. Tu le mérites, tu es une fille géniale qui mérite de vivre des aventures. Lâche prise, savoure les choses que tu expérimenteras parce que la vie est courte. Mon père et ses envies de me marier en témoignent. J'ai l'impression qu'hier encore, je jouais à la poupée et regarde-moi aujourd'hui. Au bord du mariage.

Elle prend une inspiration, saisit mes mains et rajoute d'une voix calme :

— Aimer, c'est la plus belle chose que Dieu nous ait donné. L'amour est partout et pourtant les gens oublient à quel point il est nécessaire à nos vies. Une vie sans amour est un fruit sans saveur. La haine, elle, effrite les sentiments et noircit les cœurs. Si tu continues de le haïr alors que... alors que tu pourrais ressentir des choses, que tu pourrais t'autoriser à ressentir, cette haine te consumera de l'intérieur. Et crois-moi, c'est bien la dernière chose que tu veux.

Étonnamment, ses mots me font du bien. Je me perds dans la beauté de ses paroles quelques secondes. Elle a sûrement raison dans le fond. Une guerre se prépare et je me refuse à ressentir. La vérité, c'est que je suis terrorisée. J'ai si peur de lâcher prise, de me rendre compte que oui, il se pourrait que, cet homme ne me laisse pas indifférente.

Je ne suis pas consumée par la haine. Je suis consumée par la peur. La peur d'échouer, la peur de faillir et de tomber pour lui. La peur d'avouer, la peur du refus. Mes pensées se bousculent, confuses.

Mais bientôt, je n'ai plus le temps de réfléchir. Dina se lève, m'indique qu'il est presque vingt heures et que nous allons être en retard pour la soirée jeux. Je dois encore me préparer et retrouver Erkel.

Cette fois-ci, j'ai la boule au ventre.

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