Chapitre 50
À ces mots, la foule se tourne vers celui qui vient de prononcer ces paroles. Les regards se croisent et se décroisent, tous les yeux sont posés sur lui. Rewind s'avance, beau comme un dieu, sensationnel et indomptable. Son visage n'est marqué d'aucune cicatrice, sa peau est claire comme de l'eau roche et la seule trace qui vient gâcher le décor et la tache rouge qui parsème son chemisier. Il est un fantôme revenu des morts. Je n'en crois pas mes yeux et pourtant, il est bien là. Vivant, réel, son cheval s'avance jusqu'au centre de la place. Mon cœur se met a battre plus lourdement dans ma poitrine et tous mes sens sont en alerte. Rewind est en vie. En chair et en os. Il n'est pas mort. J'hésite entre m'effondrer de joie ou fondre en larmes tant les dernières heures ont été une torture pour moi.
Rewind descend de son cheval. Il va se condamner à mort, je le sais. Il croit qu'il pourra sauver Ander mais il se trompe lourdement. Il va seulement être le premier d'entre nous à mourir. Nous avons filé tête baissé dans un piège sans se soucier réellement de qui pouvaient être nos ennemis. Nous en assumons les conséquences et l'acte de Rewind a beau être héroïque, il n'en demeure pas moins insensé. J'ignore toujours comment il a pu survivre alors que je l'ai vu mourir et pour le moment, je dois repousser ces questions.
Il faut que je me concentre sur lui. Que je fasse diversion. Je descends de mon poste et à peine ai-je fait quelques mètres qu'une main se resserre autour de mon bras. J'ose jeter un coup d'œil en arrière : William. Seuls nos regards communiquent. Il m'intime de ne pas y aller, de ne pas me jeter dans la gueule du loup. Nous sommes enfin libres et je veux retourner dans les bras de l'ennemi. Mais c'est trop tard. Lui comme moi savons pourquoi je fais ça. Ce n'est pas sur un coup de tête. Rewind m'a sauvée la vie de nombreuses fois, à moi de tenter de sauver la sienne. William me lâche, ses yeux s'embueraient presque de larmes mais je demeure froide, imperturbable.
Je m'élance à toute allure à travers les corps, zigzaguant entre mon peuple. Mes poumons me brûlent mais je continue d'avancer. Je suis petite alors je dois faire preuve d'une force surhumaine pour tous les repousser et me laisser le champ libre. Mais ma taille est un avantage : les soldats ne font même pas attention à moi. Ils sont bien trop occupés par l'intervention de Rewind pour remarquer quoique ce soit du côté de la foule. Je continue ma route et bientôt, je le vois. Il paraît irréel. Et pourtant, il est toujours le même.
— Tiens tiens, résonne la voix de mon oncle dans le micro. Il semblerait que nous ayons un volontaire.
Il masque sa surprise de le voir en vie, je le devine. La foule se met à chuchoter et à s'agiter. Ils ne sont plus aussi calmes qu'avant. Rewind vient de bouleverser le rituel qui avait lieu autrefois. Il vient de casser les codes. Jamais personne ne s'est proposé pour remplacer la victime prête à mourir. La question a toujours été posée –sûrement pour humilier encore plus celui qui s'apprêtait à mourir—, et ce de génération en génération mais jamais personne n'a voulu y répondre. Aujourd'hui, Rewind brise cette règle.
Je pourrais les avoir par surprise. Mais je n'ai pas d'arme, juste mes mains et mon cerveau. Le bourreau a abaissé son fouet et les quelques gardes présents autour se contentent de dégainer leur épée. Oncle Ednard sourit franchement et finit par opiner :
— Eh bien, que notre volontaire prenne la place de ce traître ! Pour le moment, enfin...
Rewind ne semble pas perturbé par ces mots. Il sait qu'il va mourir, et qu'Ander le suivra d'ici quelques minutes. Pourquoi est-il venu ici ? Pourquoi s'obstine-t-il, merde ! Le cœur serré, je sors de la foule. J'accours jusqu'au poteau dans une folie insensée, comme il l'a fait. Je cours jusqu'à lui, pour le toucher, le serrer une dernière fois dans mes bras, pour lui dire que je l'aime. Je veux pleurer contre lui, lui demander de s'enfuir, se battre pour nous, je ne veux pas le voir mourir une dernière fois.
J'ai besoin de le toucher. De le sentir.
Mes jambes ne répondent plus. Au ralenti, je le vois se tourner vers moi et ses yeux rencontrent les miens. Quelque chose se met à briller dans son regard et les larmes dévalent mes joues comme un fleuve coulerait d'une montagne. Je ne retiens plus ce flot de sentiments qui m'envahit, qui me rend si faible, si vulnérable.
Et avant même de pouvoir le toucher, deux bras m'encerclent et me tirent en arrière. Je hurle, me débats mais l'homme est trop puissant. Un coup d'œil suffit à me faire enrager. Lorcan jubile et me serre plus fort contre lui alors que je lui mords la main. Son épée vient tinter contre le sol. Il grogne et je profite de son bras qui me relâche pour m'échapper et lui marcher sur le pied. Il souffle bruyamment et alors que je m'élance vers Rewind, deux soldats me barrent la route. J'hésite un court instant devant ces grosses armoires. Je vais finir en charpie.
Cette fois-ci, Oncle Ednard ne sourit plus. Il me dévisage, l'air glacial. Et c'est plus fort que moi, je profite de cet instant pour lui rétorquer au visage :
— Alors ? On ne s'attendait pas à me voir ? Il semble bien que la nièce est plus maline que son oncle.
Dans un élan, je ramasse l'épée au sol et la brandis. Lorcan derrière moi, éclate de rire. Je fais volte-face et le fusille du regard.
— Fillette, repose cette épée, tu es...
Dans une fureur sans nom, je fais valser mon épée en l'air. Lorcan semble aussi surpris que nous tous alors qu'il recule l'air hagard. Je continue de brasser de l'air, visant sa tête à chaque fois. S'il n'évitait pas mon épée, il serait déjà mort. Alors peut-être ces mouvements sont-ils inutiles mais au moins, ils m'aident à gagner du temps. Rewind pourrait profiter de mon petit spectacle pour s'enfuir.
— Bianca, tonne mon oncle, cesse cette comédie. Tu vas continuer longtemps ?
Je me retourne, le foudroie sur place.
— Jusqu'à ce que vous alliez brûler en Enfer, espèce de...
Je n'ai pas le temps de finir ma phrase que Lorcan me pousse de ses mains. Je m'étale de tout mon long mais ne lâche pas pour autant l'épée. Il se jette sur moi mais je l'évite et menace de le transpercer à chaque seconde. L'arme pèse lourde dans mes mains et pourtant, je ne capitule pas. Lorcan évite mes coups, pare et se protège comme il peut mais plus rapide que lui, je viens lui taillader le bras de ma lame.
— Attrapez-la ! s'égosille mon oncle.
Des soldats se jettent sur moi et bientôt, on me vole mon épée. Je me débats, tente de la rattraper, en vain. Les deux grosses armoires viennent me tenir chacun un bras tandis que Lorcan me tire les cheveux. Je vais le massacrer. Lui brûler les testicules, je vais...
— Quelle perte de temps et d'énergie, soupire-t-il. Où en étions-nous ?
Lorsque mes yeux se posent sur Rewind, je remarque qu'il n'a pas bougé d'un pouce. En revanche, Ander n'est plus là. Il a disparu. Et Rewind se contente d'accepter son sort. Il se dirige vers le poteau en bois où l'on vient lui attacher les mains. Puis l'on déchire sa chemise, fait tomber son veston et son dos est dévoilé à tous. Puissant, musclé, Rewind ne bouge pas. Personne ne semble s'apercevoir de la disparition d'Ander. Sans doute est-ce normal. Des gardes l'ont peut-être escorté pour le moment.
— Il va être fouetté pendant des heures, même mort il continuera de subir son châtiment, jubile mon oncle à côté de moi.
Je n'ai pas la force de répondre. Il ne mérite pas que je perde mon temps pour lui. Ses mots me dégoûtent autant que sa personne. Mes yeux restent fixés sur l'être que j'ai jamais aimé et qui s'apprête à souffrir. Au premier coup de fouet, la foule retient son souffle, et je ne peux m'empêcher de détourner les yeux. Le sang vient dégouliner sur son dos et les quelques gouttes tombent au sol tandis que Rewind demeure impassible. Il ose enfin affronter mon regard. Ces yeux... Jamais je ne pourrais les oublier. Le deuxième coup le fait tiquer. Il grimace de douleur et m'évite cette fois-ci.
C'en est trop. Je n'attendrais pas un coup de plus. Je ne peux pas le voir souffrir ainsi. Je tente de me défaire de la poigne de ces deux hommes mais je n'y arrive pas. Qu'est-ce que j'espérais, aussi ? Mon oncle profite du spectacle alors que Lorcan laisse son regard se profiler à l'horizon. Les coups continuent. Quatre. Neuf. Douze ? Je ne sais plus. Tout ce que je vois, c'est une mare de sang aux pieds de Rewind qui peine à tenir debout. Les larmes inondent mes joues. Mon oncle me l'avait dit. Il se délectera du moindre de mes sanglots alors que je regarderai mes proches mourir.
Je sens qu'il va s'évanouir. Je le sais lorsque je vois Rewind grincer des dents pour ne pas crier mais qu'à la façon dont il remue, il a toutes les peines du monde à supporter cette douleur. Avant même que ne résonne le seizième coup, Lorcan me lâche et les deux hommes à mes côtés font quelques pas. La foule se met à chuchoter de nouveau et bientôt, à crier. Puis à se disperser. Je vois les gens courir dans tous les sens, s'enfuir comme si la mort avait débarqué. C'est la cacophonie. Le bourreau, lui, continue ses coups. Le monde peut exploser, il continuera de frapper. Je lève les yeux et mon cœur s'arrête.
Au loin, une armée se dessine. Ce n'est pas la mienne ni celle de Lucrenda. C'est celle d'Imir.
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