Chapitre 49

Mon ventre me fait mal. J'ai l'impression qu'en me donnant ces quelques coups de pieds, Lorcan m'a éventrée. Je roule sur le dos, les yeux fixant le plafond, ailleurs. Je sais que mes derniers instants de vie sont là, entre mes doigts. Je pourrais décider de me battre, de lutter pour Eileen ou pour William mais je n'en ai plus la force. Ce n'est que maintenant que je réalise à quel point Rewind était précieux et irremplaçable. Et puis, quand j'y pense, tout me semble logique. La seule personne qui a réussi à m'aider lors de mon retour à Lucrenda, avec son humour et ses blagues douteuses, c'est lui. Le seul qui a tenté de me ramener dans la barque alors que j'étais sur le point de me couper les veines, c'est lui.

Mes yeux s'embuent de larmes et je manque d'éclater en sanglots. Éclater en sanglots. Éclater littéralement. Je vais me briser contre le sol, mon cœur est déchiré, en miettes. À chaque seconde qui s'écoule, j'ai l'impression de manquer d'air. Qu'une partie de moi s'est envolée.

— Je ne comprends pas, sanglote Eileen. Lorcan... Il... Il était de notre côté, mais...

Elle n'arrive pas à formuler une phrase correcte et la voir ainsi me déchire le cœur. Nous sommes deux pauvres filles qui ont perdu ou vont perdre un être cher. J'ai toujours eu l'habitude de la voir forte, indépendante et fière d'elle. La tête haute, l'esprit clair, Eileen est une femme brillante et qui a toujours su se montrer à son avantage. Ander aura été sa faiblesse. Comme Rewind aura été la mienne.

— Il nous a trahi, je pense que c'est évident, répond William.

Lui aussi semble abattu. Sa tête repose contre le rebord de fenêtre et ses yeux fixent un point au sol. Il est entouré de deux potiches qui ne font que pleurnicher leur amant perdu. Et j'ignore pourquoi, mais je ne veux pas être cette image qu'ils auront tous de moi. Je ne veux pas être la pauvre Bianca, qui aura été violée par un pervers et qui sera tuée par un psychopathe. Je ne veux pas qu'on ait pitié de moi. Je veux être forte et indépendante.

— On va se sortir de là, dis-je en reniflant.

Je me redresse tant bien que mal pour les regarder tous les deux. J'ai du mal à apercevoir les yeux d'Eileen tant ils sont embués de larmes. Son nez est rouge, ses cheveux sont à peine bien mis et sa robe tachée de sang tout comme son visage.

— Ils t'ont frappée ? lui demandé-je.

Elle hausse les épaules. Elle n'a plus la force de vivre si Ander meurt. Rewind est déjà parti mais il y a peut-être un moyen de sauver le roi de Lucrenda. Peut-être est-il en ce moment même en train de se débattre. Ander est fort et aussi baraqué que... Il résistera.

— Ander est un guerrier, tu sais, murmuré-je. Il va s'en sortir.

Elle secoue la tête et éclate de nouveau en sanglots.

— On parle d'une centaine de coups de fouet, Bianca, me répond-elle sur le même ton. Il ne survivra pas. Personne ne survit à ça. Il était inconscient quand ils l'ont emmené. Notre oncle... Il allait me frapper quand Ander s'est interposé. Lorcan et des gardes sont intervenus et il en a tué un mais... Lorcan l'a battu. J'ai cru qu'il allait mourir à ce moment-là.

— Alors on arrivera à temps pour le sauver. Eileen, ressaisis-toi.

— L'avenir est déjà scellé, nous ne pouvons plus rien à faire. Ils ont toutes les cartes en mains.

— Et l'an passé, tu as dit la même chose avant de venir me sauver ? Merde, Eileen ! On est les princesses de ce foutu pays et on va rester les bras croisés à attendre sagement que la faucheuse vienne nous chercher ? Si c'est ce que tu veux faire, et bien tant mieux pour toi. Moi, j'ai un autre plan.

Je me mets debout tant bien que mal pour ensuite jeter un coup d'œil à la pièce. Il doit bien y avoir quelque chose qui puisse me permettre de couper ces menottes ! William, derrière moi, fixe ses poignets. Retenus par une simple corde. Nos regards se croisent et il se met debout à son tour. Il a repris du poil de la bête, bien que son visage soit aussi tuméfié que celui d'Eileen.

— Derrière toi, sur la table basse.

Je baisse les yeux sur un verre posée sur la petite table. Alors, l'espoir renaît dans mon cœur. J'ai beau avoir toujours aussi mal au cœur, la perspective de sauver Ander me redonne foi en nous. Je saisis le verre que je me contente de jeter par terre. Celui-ci vient s'exploser en une dizaines de morceaux et j'en récupère un assez épais pour venir trancher les liens de William. Je mets une ou deux minutes avant d'y parvenir mais lorsque les mains de William sont totalement détachés, je pousse un petit soupir de soulagement.

Il y a toujours mes menottes à enlever mais le seul moyen, ce serait de les trancher d'une lame. En attendant, William s'en va couper les liens d'Eileen qui titube en se relevant. Elle chasse ses larmes d'un revers de main avant de se reprendre.

— Nous devons nous dépêcher, nous n'avons plus beaucoup de temps.

Je jette un coup d'œil à l'horloge murale. Les exécutions publiques se font toujours à une heure précise. Il va bientôt être seize heures dans un peu moins de cinq minutes. William capte mon regard et d'un coup de pied, il défonce la porte. Celle-ci vient s'écraser sur le soldat qui gardait la pièce. L'adrénaline coule dans mes veines alors que William nous protège toutes les deux de son corps. Il jette un coup d'œil au sol pour s'apercevoir que le garde tente tout juste de reprendre son épée. Alors, il lui marche sur le poignet du pied et s'abaisse pour ramasser l'arme. Le soldat lâche échapper un grognement mais il n'a pas le temps de se défendre que William lui transperce la nuque de son épée.

— Je n'ai pas l'habitude de ce genre d'armes, remarque-t-il.

Il dévisage son épée comme si celle-ci était une créature faite par un démon puis il hausse les épaules. Nous avançons dans les couloirs de ma maison, étrangement vides. Personne à l'horizon. À chaque pièce que nous traversons, William se prépare à attaquer mais il n'y a personne pour l'accueillir.

Bientôt, nous arrivons dans le jardin. Juste sur la gauche figure toujours le labyrinthe et ses rosiers. Rien n'a changé. Alors, nous continuons notre marge, toujours sur nos gardes. Bientôt, nous nous mettons à courir. Je vois Eileen reprendre des couleurs au fur et à mesure que nous arrivons à sortir de ma demeure. Oncle Ednard aurait-il été assez stupide pour ne laisser qu'un seul garde chez nous ?

Et alors que nous longeons les rues, tels des bandits s'apprêtant à frapper, je lance :

— Ander doit être sur la place publique. Les soldats seront sûrement là-bas aussi.

William acquiesce et se laisse guider par les deux princesses. Nous connaissons mieux la ville que lui. Nous empruntons des petites ruelles, les mêmes que l'année dernière. Étrangement, il n'y a personne dans les rues. On entendrait presque les oiseaux voler. Quelques minutes s'écoulent où je redouble la cadence. La place publique, là où j'ai capitulé, se situe en contrebas du château royal –notre maison– mais il faut soit arpenter les grandes rues pour l'atteindre soit prendre un tas de détours à travers les ruelles. Nous n'avons plus le temps, Eileen le sait aussi bien que moi. Alors à une intersection, nous saisissons la première option. Toujours aucun garde à l'horizon.

En revanche, les passants sont là. Ils avancent, tels des zombies et nous paraissons trop suspicieux à courir. Je ralentis la cadence, suivie de près par ma sœur et William. Je tente de calmer les battements effrénés de mon cœur au fur et à mesure de notre avancée. D'ici quelques secondes, nous serons sur la place. Si nous ne nous faisons pas attraper avant cela...

— Eh, mais c'est la princesse !

Pourquoi diable ne peuvent-ils pas nous reconnaître un autre jour ! Pile au moment où la discrétion est notre besoin premier. Je relève la tête et c'est une grosse erreur. Mes yeux croisent ceux d'un garde au loin. Il fait signe aux autres de le rejoindre et je jure tous bas. Les chuchotements sur nos noms se font plus forts et William intervient :

— Nous devons nous séparer.

— Si on se sépare maintenant, on est mort, grimacé-je.

— Il a raison, lance Eileen. Si on ne se sépare pas maintenant on est tout autant fichu. Essayons de nous retrouver sur la place.

Aussitôt ses paroles prononcées, elle déguerpit dans une autre ruelle alors que deux gardes la poursuivent. Je ne jette aucun regard à William et m'élance à mon tour dans une petite rue. J'entends des cris derrière moi et les ignore. Je cours à en perdre haleine, sillonnant les rues les unes après les autres. Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine et plus j'avance, plus un bruit de foule me parvient aux oreilles. Je réalise qu'il n'y a personne dans les rues parce que tout le petit peuple s'est affairé à la place pour suivre l'exécution, que dis-je, la grandiose mise à mort du roi de Lucrenda. Je grimace lorsque une voix familière retentit dans mes oreilles. Et puis bientôt, les cris s'éteignent. Je ralentis le pas au même moment où j'arrive sur la place. Je crois bien être la première. Je n'aperçois ni William ni Eileen.

Devant moi, des centaines de personnes se tiennent là, bruyantes. La place est entourée par une centaine de gardes qui patrouillent ou bien surveillent le peuple. Et je ne vois pas Ander. Je dois prendre de la hauteur. Sans réfléchir trop longtemps, je me dirige vers une maison à étages et grimpe sur l'escalier donnant sur la porte. D'ici, je vois tout. Mes yeux se perdent sur le spectacle que j'ai devant moi. Au loin, le centre de la place est protégé par des barrières suffisamment hautes pour dissuader n'importe quelle personne de vouloir semer le chaos. Un poteau en bois trône au milieu. Ander va y être attaché comme un vulgaire animal avant de se faire fouetter. Cette idée me révulse.

En parlant d'Ander, j'arrive à l'apercevoir. Il est retenu par deux gardes qui l'amènent directement à la mort sous les paroles de mon oncle renvoyées à travers un micro :

— En ce jour très spécial, nous célébrerons la mort de ce traître ! Vous avez devant vous, mesdames et messieurs, l'assassin du roi de Lucrenda et l'usurpateur à la couronne !

Les gens s'offusquent et je n'ai qu'une envie : voir brûler mon oncle sur un bûcher. Je veux le voir souffrir pour oser mentir devant tous ces gens. Il s'apprête à salir la mémoire d'Ander. L'injustice me brûle les poumons alors qu'il continue son petit discours de tyran. De mon côté, je tente de trouver une solution, n'importe quoi. Je pourrais courir jusqu'à la place, lui arracher le micro des mains et crier la vérité à mon peuple, je pourrais encore tenter un acte désespéré et foncer sur un garde pour lui arracher son épée. Aucune possibilité ne s'offre à moi. Ander est trop loin, il y a trop de monde et je suis cernée par des centaines de gardes.

Le temps presse. Je les regarde l'emmener, l'attacher au poteau puis arracher sa chemise, dévoilant son dos encore vierge de toute cruauté. Aucun signe d'Eileen ou de William. Le petit peuple se tait alors que le bourreau approche, impitoyable, un fouet en cuir noir à la main. J'ai l'impression que chacun retient son souffle. Le silence m'accable de toute part moi et mon impuissance.

— Je déclare Alexander de Lucrenda condamné à mort ! Que quiconque veuille s'opposer à sa destinée approche !

Ander est à peine conscient. Mon cœur se serre, le sang dans mes veines ne fait qu'un tour. Ces paroles sont stupides. Oncle Ednard sait parfaitement que personne ne protestera. Nous sommes des agneaux dans une cage, nous sommes tous soumis aux mêmes lois et à la même destinée. Peu importe ce que nous pensons, seuls les décisions de ce tyran seront appliquées.

Alors, je me fige. Je vois le bourreau lever le bras, s'apprêter à sévir. Comme si Ander méritait ça. Et puis bientôt, le temps s'arrête. Dans l'assemblée, des pas de galop résonnent contre les dalles de ma ville. On sentirait presque la terre trembler alors qu'un cheval émerge des rues de Ternera. Sur sa selle, se dresse un homme, un air déterminé au visage, le regard empli d'une vengeance indescriptible. Cet homme, je le connais. Mieux que quiconque. Revenu des morts, il est le seul à se soulever.

Mon cœur s'arrête lorsqu'il prononce comme une prière :

— Moi, je m'oppose à ce jugement ! Qu'on vienne me prendre à sa place !

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