Chapitre 44

Hedge se dessine dans la nuit noire, les mains posées sur les hanches, un air accusateur au visage. Derrière lui, Monroe et Freya s'avancent, plein de boue, le visage imprégné d'éclaboussures de sang.

— On a mis un temps infini à trouver cette maudite forteresse, marmonne Freya en repoussant une branche d'arbre. Tes explications n'étaient pas claires, Darren-le-traître.

Darren me relâche sans un mot et se tourne vers Freya dont les boucles brunes sont désordonnées. Sur son visage règne une expression de terreur à laquelle je ne voudrais pas me frotter.

— Mes explications concernant l'emplacement de cette forteresse étaient limpides, sorcière. Et cesse de m'appeler ainsi.

— Pourtant c'est ce que tu es, non ? rétorque-t-elle. Un traître. C'est de ta faute si nous nous trouvons dans ce pétrin aujourd'hui.

— Alors retourne dans ton pays, répond nonchalamment Darren en haussant les épaules.

— Je n'y manquerai pas, lâche-t-elle, cinglante. Une fois que ta tête sera sur un piquet et que la princesse d'Imir en sécurité.

— Oh, oh, oh ! souffle Hedge. On se calme les petits marmitons. J'ai comme, qui dirait, l'impression que Freya a faim. Elle se montre très désagréable quand elle n'a pas eu son petit-déjeuner.

Freya lui offre un coup de coude en plein ventre et Darren se relâche un peu.

— Fais manger ta sorcière de sœur avant de la ramener, la prochaine fois.

Il tourne alors le dos et Freya se met à le fusiller du regard. Elle s'apprête à se jeter sur lui, mais Monroe la retient de toutes ses forces en maudissant le ciel de lui avoir offert, je cite « un animal enragé comme sœur ».

Je pousse un soupir. Le ciel est toujours aussi noir et je commence à fatiguer. Alors, sans un mot nous rentrons vers la forteresse. Mes pas suivent ceux de Darren. Sa silhouette, sa carrure, me laissent quelques secondes ailleurs. Je détaille la manière dont sa tunique moule son dos, et dont ses bras se balancent, comme s'il paraissait sûr de lui.

Je repense à notre baiser, et mon cœur s'affole.

C'est étrange, ce sentiment. C'est comme si le monde s'ouvrait sous vos pieds pour vous faire goûter à un million de sensations encore inconnues. Les mots vous manquent. Les phrases se meurent. L'entièreté de ce livre n'est plus qu'un néant sans fin. Chaque page s'envole, chaque virgule n'a plus la moindre signification, et les lettres ne sauraient mettre en forme ce sentiment curieux, et pourtant si puissant : l'amour.

Je le regarde, et je m'empêche d'y croire.

Aimer ? Ce mot n'a jamais eu autant de signification que pour ma famille. J'aime mes frères, mes parents. Mon cœur est-il assez vide pour accueillir ainsi une nouvelle personne ? Ou bien s'agrandit-il avec le temps, au fur et à mesure qu'il s'ouvre et se laisse apprivoiser ? Puis-je aimer aussi passionnément quelqu'un dont j'ignore tout ?

Darren se tourne alors vers moi, les yeux emplis de désir.

Je lui souris, et je comprends.

Je l'aime, non pas pour ce que j'ignore de lui, mais pour ce qu'il m'a fait découvrir, et pour toutes les autres choses que j'apprendrai de lui. Je l'aime, car il est le seul à m'avoir regardé de cette manière. Il est le seul à m'avoir fait me sentir spéciale. Je l'aime, non pas pour les actes odieux qu'il a pu commettre, mais pour l'homme bon qu'il a été et qu'il sera, je l'aime parce que, quelque part, j'ai envie qu'il soit heureux.

Nos yeux se croisent, et il fait alors un geste inattendu. Ses doigts s'entremêlent aux miens, et je respire enfin.

• • •

Mes vêtements sont trempés. Ceux de Darren aussi. Nous avons conclu avec Hedge et Freya de parler demain des récents événements étant donné qu'il est déjà bien tard. Demain, nous prendrons la route pour Ecclosia. Et je le sais, nous devrons prendre le bateau. Quelque part, j'angoisse car je n'ai jamais pris la mer, mais il y a bien une première fois à tout.

La forteresse semblait bien plus petite en apparence, car les escaliers amènent à deux pièces vides à l'étage. Darren a alors aménagé un lit improvisé, en récupérant des couvertures et des vieux coussins. Dormir à même le sol me donne tout sauf envie, mais je n'ai pas d'autres choix.

Sans le vouloir, je bâille et il ose un regard vers moi. Il a remonté les manches de sa tunique et d'un geste improvisé, me désigne le lit de fortune.

— Tu ne vas pas dormir ? l'interrogé-je en m'installant au sol.

Son installation est bien plus confortable que je ne le pensais. Il a réussi à nouer plusieurs coussins entre eux pour former une longueur suffisamment confortable pour s'allonger. Ingénieux.

— Je prends la garde pour cette nuit.

Il se dirige vers la porte, sans un regard et mon cœur se serre. Sa main saisit la poignée, et c'est plus fort que moi, je lâche :

— Rejoins-moi, s'il te plaît.

Il se fige sans pour autant se retourner, et j'ajoute, mal à l'aise :

— Nous sommes dans la forteresse la plus perdue de la région. Ne te fatigue pas encore plus avec une garde inutile, et viens avec moi.

Il se tourne alors, et s'adosse à la porte, un sourire moqueur aux lèvres.

— Et que penser de ta vertu si je partage ta couche ce soir ? Ta réputation sera ruinée.

Je hausse les épaules.

— Il n'y a que Freya, Monroe et Hedge dans cette forteresse. Et puis, je suis une princesse en cavale. Ma tête est sûrement mise à prix. Si nous devons mourir demain, partage ce dernier moment avec moi, non ?

Il se retient de rire puis finit par se décoller du mur pour me rejoindre. Je me pousse un peu pour lui laisser de la place, mais Darren me saisit par le bras pour m'inviter à poser ma tête sur son torse. Notre soudaine proximité de donne étrangement chaud. Sans réfléchir, car je crois bien que mon cerveau a déserté, je me hisse sur lui, à califourchon. Ses sourcils se froncent, sa bouche s'entrouvre comme pour parler, mais je le coupe en posant mes mains sur son torse :

— Parle-moi de toi.

— Dans cette position ? Je risque d'avoir un peu de mal à me concentrer.

Je lui souris, et mes joues rougissent inconsciemment mais j'ose lui offrir un sourire moqueur.

— C'est là l'enjeu.

Ses mains s'agrippent alors à mes hanches et mon cœur s'affole. Je tente de rester sérieuse pour lui faire comprendre que ma question est sérieuse. Mais ses yeux se plissent et il réplique :

— Parler de moi serait difficile. Tu ne me verrais plus de la même manière.

— Il est toujours difficile de parler de soi. Mais nous devons nous livrer l'un à l'autre si nous voulons avancer.

Il pousse un soupir et ses mains s'éloignent de mes hanches. D'un geste distant, il se redresse, m'invitant par la même occasion à me décaler. Ses yeux s'assombrissent, lorsqu'il entame le début d'un récit, dont j'ignorais tout jusque-là :

— Il n'y a pas grand chose à dire. Mon père me battait. Pendant des jours. Pour me faire penser comme lui. Il m'obligeait à répéter ses discours emplis de haine vis-à-vis de ton pays.

Il est dur d'avouer ces mots. Je le sais. Je le devine à la manière dont son regard évite soigneusement le mien. Je le comprends lorsque sa pomme d'Adam tressaute, sûrement de nervosité, ou de peur. Peut-être d'un autre sentiment que j'ignore.

Pour l'encourager, je pose ma main sur son bras, et sa tête se redresse dans un mouvement presqu'imperceptible.

— À première vue, j'aurais grandi dans une famille normale. Nous mangions ensemble, nous faisions des activités en famille. Mais Vernock a commencé à manigancer ses plans bien avant ma naissance. Je suis le fruit de sa vengeance. Il voulait noyer sa colère et sa haine démesurée dans son fils, qu'il a élevé comme un soldat obéissant et dénué de conscience.

— Ne dis pas ça... Tu es un être de conscience.

— Je n'en avais aucune lorsque j'ai arraché mes premières vies, Reyna. Vernock m'a forcé à tuer un homme innocent lorsque j'avais à peine seize ans. Il m'a conté son histoire. Il m'a avoué que cet homme n'avait commis aucune crime, et que pourtant, il fallait le tuer. Je me rappelerais pour toujours de son regard sans vie lorsque je l'ai tué. Vernock n'a pas seulement fait de moi un soldat, il m'a aussi volé mon humanité.

Un silence froid pèse dans la pièce. Je ne retire pas ma main, et Darren continue, comme si les mots allaient lui manquer s'il ne s'empressait pas de parler :

— J'ai deux petites sœurs. Vernock a menacé de les tuer si je n'effectuais pas ma mission, qui était de te tuer. J'ai échoué. Comme j'ai échoué lorsqu'il a tué ma mère pour me punir d'avoir voulu me rebeller. Ce jour-là, j'avais décidé de ne plus obéir à ses maudits ordres. Je t'épargne les détails, mais mon éducation n'a été que maltraitance et horreur. Une fois par mois, Vernock me jetait dans une arène avec les tueurs, voleurs et assassins les plus renommés du pays. Tuer ou mourir. Voilà ces consignes. Je m'endormais parfois dans les flaques de sang de mes ennemis, et ma mère venait me chercher à l'aube. Un jour, j'ai décidé que je ne voulais plus vivre. J'ai décidé que mon existence avait déjà trop duré, que j'avais commis trop de malheurs autour de moi. Alors, lorsqu'il m'a jeté dans cette fichue arène le mois d'après, je ne me suis pas battu. Je ne me suis pas battu car sa punition était pire que toute : entre ces murs ne figuraient plus seulement des assassins mais des civils dont les regards me hanteraient pour toujours.

» Ils étaient terrifiés, Reyna. Ils me suppliaient de les épargner car Vernock vantait mes mérites de tueur au peuple de Kelinthos. Il y avait un enfant. Une femme. Je ne pouvais pas me résoudre à les tuer. Alors j'ai plié le genou et j'ai supplié les dieux de m'accorder la délivrance. J'ai prié quiconque pouvait m'aider ici bas, et là-haut, de m'offrir la finitude. J'ai pleuré comme aucun homme n'a pleuré, et je me sens honteux de t'avouer ces mots-là. Mais aucun homme ne demeure fort éternellement. J'ai faibli. J'ai échoué. La mort ne m'a pas été accordée. Au lieu de cela, Vernock a jeté ma mère dans l'arène. Il l'a poussée de l'estrade comme on envoie une vache à l'abattoire. Tu aurais du mal à imaginer, mais je savais à la minute où elle est tombée que sa chute serait mortelle. Son cri a déchiré mon âme. J'ai cru un instant que les oiseaux avaient arrêté de voler. Sous mes yeux, ma mère venait de s'écraser au sol dans un craquement à la fois sourd et assourdissant. «

Ses yeux croisent les miens, embués de larmes, et mon cœur se met à saigner lorsque je vois les perles rouler sur ses joues.

Sans réfléchir, je m'approche de lui pour l'enserrer de mes bras. Il poursuit, la voix brisée par l'émotion :

— Pour me punir de l'avoir défié, il l'a tué. Et m'a promis que mes sœurs vivraient le même sort si je ne laissais pas l'arène noyée de sang innocent. Alors j'ai tué. Fou de rage, mutique sous le désespoir, jamais violence n'a été telle que ce soir-là. Ces morts, plus que quiconque, me laissent condamné à vie. Alors quand je dis que je ne peux pas t'avoir, Reyna, je ne dis que la vérité. Te laisser entrer dans ma vie serait te marquer d'un arrêt de mort. Et tu es bien trop précieuse pour mourir par ma faute.

Je ne m'en rends compte que maintenant, mais je pleure. Je pleure sous l'horreur de ses mots, mais par-dessus tout sur la force qu'il a dû avoir en lui pour ôter la vie à des pauvres gens, tout en se relevant le lendemain. À sa place, j'aurais fini apathique. Je n'ose imaginer les regrets qu'il porte depuis sa naissance.

— J'aurais préféré ne jamais avoir vécu, murmure-t-il. Je ne pardonnerai jamais mes actes.

J'ignore quoi dire. Je suis à court de mots. J'aimerais le réconforter, mais je me sens illégitime de parler. J'ai l'impression que la souffrance que j'ai pu vivre est quelconque en comparaison à la sienne. Mais est-ce par que l'autre a plus souffert qu'il faut pour autant se sentir illégitime de parler et de se livrer ?

— Ce jour-là, quand je t'ai vue pour la première fois, Reyna, j'ai pensé que ma mission serait plus facile que prévue. Je te voyais comme une petite fille capricieuse et égoïste, superficielle et centrée sur toi-même. Alors j'ai encouragé ma haine, nuit et jour j'ai forgé mon esprit. Mais je ne pouvais m'empêcher de vouloir remporter ces épreuves, car elles donnaient à un sens à ma vie. Un instant, je n'étais plus le soldat du roi de Kelinthos, mais un simple jeune homme prétendant au cœur d'une jolie princesse aux cheveux d'or. J'ai osé rêver. Et ce rêve m'a perdu. J'ai tenté de me retenir, de me discipliner, mais je n'ai plus jamais réussi à me convaincre de t'ôter la vie car alors, tes mots ont résonné en moi.

» C'était le jour où j'avais versé le poison dans ta tasse de thé, lorsque tu avais le dos tourné. J'étais tellement sûr de moi. Encore idiot, je pensais à l'honneur que je recevrais, à la fierté qui brillerait enfin sur moi et ma famille. Vernock avait réussi son lavage de cerveau à merveille : je ne pensais qu'à le satisfaire. Mais chose étonnante, tu t'es confiée à moi. Tu m'as parlé de ce vaurien d'Adryen qui t'avait touché sans ton consentement, et ô combien tu étais terrifiée d'en parler à ton père par peur de le décevoir. Tu te rappelles peut-être peu de ces mots, mais moi je m'en souviens tant ils m'ont marqué. J'ai vu mon propre reflet en toi. Mes propres faiblesses. J'ai compris que je n'étais qu'une âme brisée qui tentait de rendre fier son père. Qui tentait d'exister dans le regard de celui qui aurait dû représenter une vie entière. Quelque part, je crois que j'ai été marqué de la façon la plus libre dont tu te livrais à moi. Comme si parler était aussi simple. Moi qui m'étais toujours tu, j'ai lu en toi une émotion nouvelle. J'ai reconnu un sentiment que je tentais d'effacer : le regret pur et simple. Celui de m'être tu toute ma vie, celui d'avoir ployé le genou pour un père qui n'a jamais considéré son fils comme un être humain. Et plus amer encore ce jour-là, le regret d'un homme qui allait empoisonner la fille dont il était tombé amoureux. «

Il se tourne vers moi, et les larmes roulent silencieusement sur mes joues lorsque je comprends enfin. S'il est difficile pour Darren d'admettre qu'il se battra pour Imir, je peux être sûre et certaine d'une chose.

Il se battra pour moi. Il se battra pour notre amour. Car il a trop souffert et trop regretté pour ne plus vivre le moment présent.

Je saisis son visage en coupe entre mes mains, et mes yeux plongent dans les siens lorsque je murmure :

— Tu n'es pas faible, mon amour. Tu es l'homme le plus fort que je connaisse. Ce que tu as vu... ce que tu as vécu... n'a rien d'humain. Vernock t'a fait vivre l'horreur, mais il ne t'a pas brisé. Il ne te brisera jamais. Je serai là pour prendre ta main, même dans les moments les plus sombres. Je serai là pour te ramener à bon port lorsque tu auras l'impression de t'être perdu. Partout, je serai ta lumière, Darren. Je te le promets.

Sa bouche rejoint la mienne, et même si tout n'a pas été dit, même si des questions persistent, je sais en m'endormant ce soir-là que le brouillard s'est dissipé sur le chemin que nous dessinons ensemble.

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