Chapitre 43
— C'est ça la forteresse de Dreyron ?
Le bâtiment qui s'offre à moi n'est qu'un tas de ruines. J'exagère, une bâtisse demeure, mais elle est bien plus petite que ce que j'aurais imaginé. Je pensais à un énorme château, avec des tours et des donjons. Ce que j'ai devant moi ressemble plus à une petite chaumière. Alors oui, il y a une tour ! Petite, certes, mais qui tient debout.
— C'est ça.
— Et tu es tombé sur ça par hasard ?
— C'est ça.
La nuit a tombé. Darren a les mains sur les hanches lorsqu'il me répond et ses yeux se posent sur moi lorsqu'il ajoute :
— Je cherchais un point d'eau.
— Et tu savais que le village d'Amrid n'était qu'à quelques kilomètres de ta... cabane ? Tu aurais pu trouver de l'eau là-bas.
— Je te le répète : je cherchais à me montrer discret. Et c'est une forteresse. Pas une cabane.
— Donc tu vas me dire qu'avant de rejoindre le grand et luxueux palais d'Imir, tu as fait le sauvageon dans la forêt...
Il pousse un profond soupir. Puis quelques secondes s'écoulent et il finit par lâcher :
— Je voulais te tuer, Reyna. Je m'en fichais de ton palais, et je m'en fiche toujours.
Puis, sans un mot, il s'avance jusqu'à la forteresse et pousse les lourdes portes. Je ne bouge pas d'un iota. Ses mots me heurtent, et il ne s'en rend pas compte. C'est typiquement le comportement d'un homme. Ils ne se rendent jamais compte quand ils blessent. Et Darren ne comprend pas.
Il s'attend à ce que je le suive, mais mes pas ne coopèrent pas. Alors, il se retourne, d'un air impatient.
— Tu te fiches de mon palais ? répété-je.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire.
— C'est pourtant ce que tu as dit.
Mon cœur se ferme lorsque je rentre dans la forteresse, et que j'ignore son regard appuyé sur moi. Je pousse la lourde porte, et il me suit sans broncher. Que pourrait-il dire ? Qu'aurait-il à dire qui puisse compter ?
Mes yeux balayent la pièce centrale d'un air distrait. Les planches de bois qui ornementent le sol sont usées et poussières, les murs plein d'humidité et l'obscurité ne semble pas déranger Darren qui me dépasse. Les portes se ferment derrière moi. Il y a un sofa miteux, une cheminée qu'il serait bon d'allumer, et le reste n'est que toiles d'araignées et ancienneté.
— Tu sais que je ne me fiche pas de ton palais.
— Et pourtant tu m'as sauvée pour je-ne-sais-quelle raison et nous avons fuis ce palais. C'étaient bien tes ordres, n'est-ce pas ? Nous ne nous sommes même pas battus pour défendre ma demeure et sauver ma famille !
Il se retourne vers moi, les poings serrés. La colère se lit sur son visage mais il fait mine de la dissimuler.
— Parce que tu crois que c'est si simple, Reyna ? Je n'étais même pas supposé te sauver ! Je devais te tuer ! Et j'ai échoué de la plus misérable des manières.
— Tu n'avais qu'à me laisser pourrir là-bas ! J'étais prête à mourir sur cette place, Darren. J'étais prête.
— On ne se prépare jamais à la mort, Reyna, réplique-t-il en insistant sur mon prénom. Je n'allais pas te laisser te faire tuer de cette manière.
— Mais pourquoi ? Pourquoi t'évertuer à sauver la princesse d'un pays qui n'est même pas le tien ? Imir est l'ennemi de Kelinthos depuis des années.
Il serre les mâchoires. Je lis sur son visage un tas d'émotions mêlées, mais il se contient. Il enfouit. Il garde tout pour lui, comme il l'a toujours fait.
— Cette discussion est terminée. Je t'ai déjà expliqué pourquoi je t'avais sauvée. Je t'ai aussi expliqué pourquoi il fallait fuir, et où nous nous rendons. Nous n'avons pas besoin de... parler.
Et il fait un vague signe de la main pour désigner ce qu'il y a entre nous. Rien du tout à en croire ses dires.
— Tu m'as toujours haïe. Depuis le premier jour, je l'ai vu dans ton regard. Tu as été dégoûté de moi depuis notre toute première rencontre.
Je cracherai presque ces mots, et Darren ne répond pas. Il se contente de me regarder comme si je n'en valais pas la peine. Comme si je n'avais jamais compté pour lui.
Et quelque part, j'ai besoin d'être rassurée. J'ai tout perdu en un claquement de doigt. J'ai laissé le reste de ma famille au palais, et il n'y a plus que lui et moi. Monroe et Freya auraient déjà dû être là mais ils se sont sûrement fait attrapés. Et je vais devoir me coltiner un homme qui s'est toujours moqué de moi jusqu'à atteindre Ecclosia ?
Je crois rêver. Darren se détourne pour porter les quelques bûches de bois restantes dans la forteresse pour les jeter dans la cheminée. Il sort une allumette de sa poche, et bientôt les flammes viennent nous réchauffer dans cette après-midi qui commence à tomber.
— Tu ne diras rien, c'est ça ? soufflé-je.
— Il n'y a rien à dire.
— Mais que ressens-tu, bon sang !
— Comme si tu t'en souciais. Tu n'as toujours pensé qu'à ta petite personne.
Ses propos sont cinglants et me laissent furieuse. Sans réfléchir, je me rue vers la porte pour m'éloigner loin de lui, et loin de sa méchanceté.
Mais sa main se referme autour de mon poignet si violemment qu'il me fait mal. Cela me rappelle un geste qui m'a marquée récemment.
Je lève les yeux vers lui. Les siens sont plein de fureur.
— Ne me touche pas.
— Pourquoi ?
— Ne me touche pas ! Lâche-moi !
Mais il resserre sa prise sans comprendre que cela me fait mal.
— Que veux-tu entendre, Reyna ? Que je suis tombé amoureux de toi au fil du temps ? Que je remportais chacune de ces épreuves pour m'accaparer ton cœur ? Que j'ai failli en oublier ma mission tellement j'étais obnubilé par toi ? J'ai tenté de me convaincre que je ne t'aimais pas, je façonnais mes pensées pour me maintenir loin de toi. Mais la vérité est là, princesse : j'aurais sacrifié le monde entier pour t'avoir près de moi, ne serait-ce qu'un instant. Je ne me suis jamais résolu à te tuer simplement parce que je t'aimais, et que mes sentiments... me font mal, je ne peux pas t'aimer, Reyna, je ne peux pas t'avoir, et cela me brise le cœur.
Sans réfléchir de nouveau, j'appose mes mains sur son visage, et m'exclame :
— Mais pourquoi ? Je suis là, nous pouvons être ensemble, nous pouvons...
— Parce que je suis maudit ! Tout ce que je touche finit par m'être arraché !
— Mais je ne vais pas disparaître ! m'écrié-je, le cœur au bord du gouffre.
Au fond de moi, je suis terrifiée. Terrifiée de me dire qu'il ne puisse pas ressentir ce que je ressens pour lui. J'ai peur, au fond de moi, d'être rejetée.
— Reyna, notre histoire n'est pas possible. Il y a de ces liens qu'on ne défait jamais vraiment mais qu'on doit briser. Je le ferai pour nous deux. Une fois arrivés à Ecclosia, une fois que tu seras en sécurité, je repartirai à Kelinthos.
— Je croyais que tu te battrais pour moi ! Pour nous ! Pour Imir et ma famille !
— Imir n'est pas mon pays ! rugit-il.
Et ses mots me blessent. J'aimerais parler, lui répondre, mais les mots ne sortent pas. Je regarde ses traits se déformer par la colère, et quelque chose en moi se brise.
— Cela aurait pu, murmuré-je.
— Non. Imir n'a jamais été mon pays. Tu ne comprends pas, Reyna. J'ai été élevé pour te tuer. J'ai été façonné de la plus cruelle des manières pour servir mon pays. Je ne suis qu'un soldat. J'obéis aux ordres. Je tue sans me soucier des conséquences et des vies que je prends. J'ai tué un nombre incalculable d'hommes, tellement que tu serais effarée et ne voudrais plus jamais voir mon visage. Je ne suis qu'une coquille vide. Je ne peux pas ressentir. Je devrais te tuer !
— Alors tue-moi ! Mets fin à ces souffrances, parce qu'il est clair que tu en brûles d'envie.
Je m'abaisse, saisis le tisonnier qu'il avait emporté tout le long de la route avec lui, et le lui tends sans un mot.
— Je ne peux pas, refuse-t-il.
— Alors quoi ? Tu ne peux pas me tuer parce que ton cœur a vibré pour moi ou que sais-je encore et tu vas me faire croire que tu ne penses pas ? Que tu ne ressens pas ? Que tu es vide de tout cela ? Le monde est une palette de couleurs et tu refuses de peindre ta propre toile sous prétexte que l'on t'a imposé le gris, le vide et l'absence ! Le monde n'est pas la cruauté de Kelinthos, ni d'Imir, ou des autres nations du monde ! Tu es incapable de te battre pour ce que tu aimes, et cela me désole, Darren. Imir n'est pas ton pays, mais la princesse de celui-ci a volé ton cœur. Cela devrait suffir pour avoir la hargne de se battre, non ?
Il secoue la tête, et mon cœur cesse de battre. J'avais foi en lui. Foi en cette histoire. J'aurais cru qu'il se serait battu pour nous deux. Pour nous sauver. J'avais tort.
— Alors ne cours pas après moi. Je rentre chez moi. Je me battrai seule. Ne t'avise pas de me suivre.
Je pousse la porte et m'engouffre à l'extérieur. Il pleut des torrents dans la nuit noire, mais plus rien ne m'importe. Le vent s'écrase contre mon visage et les cris de Darren se font entendre derrière moi, mais je l'ignore.
Je me rue vers la forêt en courant et en pleurant. Je n'ai jamais eu aussi mal au cœur. L'idée de me battre seule me terrifie, mais ce qui me compresse la poitrine c'est la nonchalance de Darren. C'est son inaction. Il ne se bat pas ni pour moi ni pour mon pays. Alors pourquoi diable voudrait-il m'emmener à Ecclosia ? Pour sa conscience ?
— Reyna, reviens !
Je ne l'écoute pas. Je redouble d'efforts pour m'éloigner de lui et mes jambes se heurtent aux ronces qui cisaillent ma peau. Mes bras se prennent dans les branches et les larmes m'empêchent de voir clair devant moi.
J'aimerais m'enfuir, disparaître, j'aimerais que ce monde m'oublie, j'aimerais ne jamais avoir vécu, j'aurais préféré ne jamais avoir existé, et c'est en pensant cela que quelque chose en moi s'éteint. Je ne suis qu'un poison pour moi-même.
— Reyna.
Une main se glisse autour de ma taille, et Darren me retient dans ma course. Il fait si sombre que je peine à voir ses traits. Je fonds en larmes lorsqu'il me serre contre lui, et mes poumons se compressent quand il chuchote :
— Reste avec moi, Reyna.
— Tu me fais souffrir.
La pluie ruisselle sur mes joues au même titre que les larmes se déversent sur les parois de mon cœur. Darren me lâche, recule de quelques pas. Ses cheveux sont trempés et gouttent le long de ses tempes. Ses yeux, emplis de tristesse, me dévisagent, désemparés.
— Peut-être devrions-nous en rester là dans ce cas.
Mais votre histoire venait à peine de commencer...
— Il vaut mieux, j'assure d'un ton lâche.
— Tu en es sûre ?
— Oui.
Menteuse.
J'attends quelques secondes, j'ignore ce que j'attends mais j'aurais aimé quelque chose. Qu'il me contredise, peut-être. Mais il n'en fait rien. Ses yeux me détaillent, comme s'il risquait de m'oublier. Je commence à avoir froid avec la pluie, et lui ne semble pas le moins perturbé d'être trempé.
Ma robe est toujours déchirée des mésaventures de ce matin et je ressemble à tout sauf à une princesse.
— Je dois faire quelque chose avant.
Il s'avance d'un pas et l'atmosphère devient tout à coup chargée d'une émotion nouvelle.
— Ne fais pas ça, Darren, soufflé-je.
Mais il est trop tard. Ses bras encadrent ma tête en s'appuyant sur l'arbre. Ses yeux deviennent plus sombres lorsqu'il se penche vers moi, et son murmure me provoque un frisson qui me parcourt l'échine :
— J'ai promis de me battre pour remporter votre cœur, ma reine. Et si j'ai du mal à admettre que le faire serait au prix de mon pays, il ne doit plus y avoir aucun doute lorsqu'on parle d'amour. C'est vous que je veux, Reyna.
J'ignore pourquoi il me vouvoie tout à coup mais mon cœur s'emballe à ses mots. Ma respiration se bloque lorsqu'il se penche vers mon oreille, que ses lèvres effleurent mon lobe pour y chuchoter des mots tendres.
— Je te veux toute entière. J'ai rêvé de toi nuit et jour lors de ce tournoi.
Il dépose un baiser sur ma joue. L'une de ses mains abandonne l'arbre pour se frayer un chemin le long de mes hanches. J'étouffe dans cette robe alors que je ne porte même pas de corset.
Cet homme me rend folle.
Folle d'ivresse. Folle d'amour.
— J'ai rêvé de mes mains parcourant tes courbes.
Et de ses doigts, ils effleurent la courbe de mon sein. C'est mon corps entier qui frémit lorsque sa main descend sur mon ventre, trace un cercle autour de mon nombril.
Ses yeux ne quittent mas les miens lorsqu'il ajoute :
— Veux-tu savoir quel endroit de ton corps j'ai rêvé de pouvoir toucher ?
— Cette question est totalement obscène, répliqué-je d'une voix faible sans m'en rendre compte.
— N'êtes-vous pas curieuse, Votre Grâce ?
Je le maudis tout entier de me rendre si faible. Et je me maudis encore plus pour hocher la tête. Darren sourit d'un air charmeur avant de déposer ses lèvres sur mon cou. Ses baisers me brûlent lorsqu'il parcourt ma clavicule de ses lèvres et la pluie ne suffit pas à me rafraîchir. Moi qui avais froid il y a quelques minutes brûle maintenant de chaud.
— Embrasse-moi, supplié-je.
À mon ton de voix, il relève la tête. Ses yeux sont tellement sombres, brillant de désir, que mes jambes se mettent à flageoler. Il ne perd pas une seconde.
Son baiser est empli de désespoir, comme s'il attendait ce moment depuis une éternité. Ses lèvres sont douces, et accueillantes, et lorsqu'il glisse ses mains sur ma taille pour me ramener contre lui, mon cœur s'offre tout entier à lui. Je n'ai jamais ressenti autant d'émotions contradictoires pour quelqu'un, qui plus est pour un homme qui me fasse vibrer tout entière rien que par ses baisers.
Je glisse timidement mes mains sur son torse lorsque le baiser se fait plus appuyé. Je n'ai jamais entendu mon cœur battre aussi vite pour quiconque. Et j'aurais presque l'impression que nos cœurs vibrent à l'unisson, que nos âmes s'entremêlent désormais dans une danse effrenée, le moindre de ses soupirs me donne envie de m'offrir à lui, la moindre de ses caresses n'est plus qu'un soulagement dissimulée derrière nos lèvres scellées, qui ne se quittent plus, qui s'abandonnent encore et encore et encore, et plus rien n'a d'importance sauf lui.
La chaleur monte. Ses mains se font plus aventureuses et se dirigent vers des endroits inconnus. Des endroits qui brûlent en ce moment même de découvrir la douceur de ses doigts. Sa respiration se fait plus lourde, plus saccadée, lorsque je glisse mes mains dans ses cheveux pour l'attirer encore plus à moi.
— Tu me rends fou, Reyna. Je suis ivre de toi.
L'ivresse est le mot parfait qui décrirait la situation dans laquelle nous nous trouvons : sa main à moitié remontée sous ma robe, ses doigts se dressant un chemin interdit, mais il n'a aucunement le temps d'aller plus loin.
Des voix familières s'élèvent à travers les bois :
— Eh dit donc, les petits coquins ! On vous dérange ?
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